Pour les passionnés d’histoire, aucun doute : le grand général carthaginois Hannibal, malgré ses innombrables exploits, a été défait à Zama par Scipion l’Africain. Cette défaite a précipité la fin de la deuxième guerre punique et la chute de Carthage. Une version contestée aujourd’hui par l’écrivain tunisien Abdelaziz Belkhodja, preuves à l’appui.
Comme si elles s’interpellaient de part et d’autre de la Méditerranée, Carthage et Rome ont longtemps été rivales, tant en matière d’influence que de choix politique. Il a fallu pas moins de trois guerres, dites puniques, pour que Carthage soit détruite. Ou plutôt que Rome impose son hégémonie sur un territoire qu’elle convoitait.
L’histoire de cette rivalité est fameuse. On y croise une flotte puissante, des éléphants, des hommes valeureux, des intérêts contraires et des trahisons. Héros carthaginois incontesté et populaire de la deuxième guerre punique, celle où tout s’est joué, Hannibal, assurent les historiens, aurait été défait par le général romain Scipion l’Africain durant la célèbre bataille de Zama.
C’est du moins la version qui a prévalu à ce jour. Jusqu’à ce que, précisément, sa passion pour Hannibal conduise l’écrivain et éditeur Abdelaziz Belkhodja sur d’autres pistes. S’appuyant notamment sur les travaux de l’historien allemand Theodor Mommsen et du professeur de psychologie et historien américain Yozan D. Mosig, l’auteur tunisien n’hésite pas à évoquer, dans sa biographie d’Hannibal, ce qu’il appelle « le mensonge de Zama ». Relevant de nombreuses invraisemblances, et des paradoxes, il affirme qu’Hannibal n’a pas été défait à Zama. Et que cette bataille n’a pas été, contrairement à ce qu’on croit savoir depuis plus de deux millénaires, une victoire romaine.
Jeune Afrique : Dans quel contexte se déroule cette fameuse bataille de Zama, que vous qualifiez de mensonge ?
Abdelaziz Belkhodja : En 203 av. J.-C., une sorte de paix des braves entre les oligarques de Carthage et le Sénat romain a été signée sans qu’Hannibal en soit informé. Cette date marque, à mon sens, la véritable fin de la guerre. La paix arrangeait tout le monde, aussi bien les Romains, qui ne voulaient plus d’Hannibal sur leur territoire, que Carthage, qui craignait son populisme et ne voulait pas qu’il revienne triomphant.
On ne le dira jamais assez : la République carthaginoise comme la République romaine sont des régimes hostiles au populisme et aux personnalités trop populaires, d’autant que les Barca, la famille d’Hannibal, n’ont même pas cherché à se faire plébisciter. Ils étaient appréciés pour leur faits d’armes et leur très grand respect de la Constitution carthaginoise.
Cette notoriété exceptionnelle les a mis en conflit avec le Sénat, qui voyait d’un mauvais œil leur influence grandissante. Au point qu’après la guerre des mercenaires, un procès monté de toutes pièces a entravé l’ascension d’Hamilcar, père d’Hannibal, qui était près d’accéder au pouvoir. Il a alors claqué la porte de Carthage pour fonder Alicante et fédéré les peuplades espagnoles. L’ironie de l’histoire veut que ce territoire carthaginois d’Espagne ait largement contribué à reconstituer la richesse et la puissance de Carthage.
Où se place Hannibal dans cette histoire ?
La meilleure définition des Barca, c’est : un esprit de haut niveau, un sens aigu du patriotisme et une fidélité à Carthage. Quand l’Espagne carthaginoise a été un appui financier de la métropole, Hannibal a pris le pouvoir et Rome a ensuite déclaré la guerre. À ce moment-là, Hannibal avait déjà acquis une stature extraordinaire qui lui permettait de transmettre son message politique axé sur la liberté des peuples, la dignité de leurs dirigeants et une fédération méditerranéenne. Autour d’Hannibal, qui n’avait pas de mercenaires, tous se battaient pour leur liberté. Dans son aventure italienne, il a fini par créer un mouvement politique qui devait aboutir au réformisme à Carthage.
Tout cela a contribué à ce qu’il soit craint bien plus que Rome par les oligarques. La guerre n’ayant pas eu lieu à Carthage, la défaite d’Hannibal en Italie leur importait peu. Ils décidèrent d’arrêter la guerre sans rappeler Hannibal sur le territoire carthaginois, alors que Scipion, lui, y était présent. Une situation qui interroge car Hannibal aurait pu mettre fin aux menées de Scipion, dit l’Africain. Hannibal n’était pas dupe : Tite-Live rapporte qu’il avait compris que l’objectif des sénateurs était de l’éliminer.
Comment en arrive-t-on au mensonge de l’historien Polybe ?
Il intervient durant une période de décadence, pendant laquelle les familles romaines qui prétendaient à un rôle politique devaient mettre en avant leurs ancêtres. C’était le cas du petit-fils de Scipion, dit l’Émilien, qui avait des visées politiques. Mais comme son aïeul Scipion n’avait pas atteint la gloire attendue, puisque Carthage avait conservé ses forces et que son général n’avait pas été vaincu, l’Émilien a entrepris, avec Polybe, une réécriture de l’histoire. Pour faire de Scipion le vainqueur de la guerre face à Hannibal, ce qui lui conférait un prestige qui rejaillissait sur toute sa descendance.
Polybe et lui ont inventé Zama. On est sûr de la localisation de toutes les batailles de Hannibal, sauf de celle de Zama ! Si vraiment elle avait été une telle victoire, les Romains auraient au moins laissé une trace, un monument pour marquer le lieu, ou elle serait évoquée dans un écrit. Mais il n’en est rien. Tout cela n’a été rapporté qu’après la destruction de Carthage. L’histoire qui prévalait avant ne nous est pas parvenue, mais on sait que Polybe a remanié son livre après s’être assuré que la destruction des autres cités avait effacé les traces des récits antérieurs.
Vous dites que l’archéologie étaye votre théorie, de quelle façon ?
« Dans cette apparente distorsion entre le témoignage des textes et celui de l’archéologie, s’ouvre une de ces béances qui donnent souvent quelque vertige à l’historien de l’Antiquité », a écrit fort justement l’archéologue spécialiste d’Hannibal, Serge Lancel. Il me semblait paradoxal qu’on laisse une cité défaite par un lourd conflit, comme Carthage, développer un port militaire. C’est comme si, après la Seconde Guerre mondiale, on avait laissé aux Allemands les moyens de fabriquer une bombe atomique.
Or le port de Carthage s’est développé et, par sa configuration, il n’est destiné qu’à la guerre. Ce n’est pas un port de mouillage mais un port de réparation de navires de guerre, d’une capacité de 220 embarcations. S’il y avait eu un traité de paix en 201 av. J.-C., cette implantation n’aurait pu être conservée, d’autant que la marine était l’arme suprême de l’époque.
La datation du port, dans les années 1990, introduit une donnée nouvelle et confirme qu’il est postérieur au traité de 201. On ne peut nier que cela interroge. La seule explication est que la source principale – soit le texte de Polybe – n’est pas fiable. On sait qu’il y a eu des ouvrages plus anciens sur Hannibal mais il n’en est rien resté. Il s’agit ni plus ni moins que d’une censure, et la vérité réémerge après un oubli de cinq siècles.
Cette datation est-elle le seul élément qui étaye votre théorie ?
Un faisceau d’indices va dans le même sens. Par exemple, le fait que Hasdrubal Gisco, général carthaginois proche du Sénat, ait invité Scipion à Carthage… en pleine guerre, après leur rencontre à Siga, dans l’actuelle Algérie. C’est quand même assez incroyable. Et quand Polybe parle de Scipion, il vante son intelligence et son sens de la stratégie. Pourtant, personne à Rome ne l’acceptait ou ne le soutenait. Comment est-ce possible s’il venait de battre Hannibal ? On sait aussi qu’Hannibal, prisonnier, n’a pas participé au défilé triomphal organisé pour le vainqueur dans les rues de Rome, et il se dit que c’est un signe de la mansuétude de Scipion. La réalité, c’est que Hannibal n’a jamais été fait prisonnier ! Scipion était un grand politique, mais aussi un fieffé manipulateur et un menteur. Sans compter qu’ensuite un procès aurait été fait à Scipion au sujet du traité de paix, mais là encore il n’en subsiste aucune trace.
S’agit-il uniquement d’une réécriture de l’histoire au profit de Scipion ?
Réévaluer ce qui s’est passé après 203 av. J.-C. m’a aussi permis d’éclairer mon approche. Hannibal est resté général, a reconstruit Carthage, lui a redonné sa puissance et sa richesse, pour ensuite devenir président de la République. Pourquoi un homme dans sa position prendrait-il ensuite la fuite, lui qui était demeuré en Italie jusqu’à ce que le Sénat lui ordonne de revenir ? Hannibal n’a pas fui : il a rejoint Antiochos III, roi séleucide, lorsque ce dernier a commencé à avoir des frictions avec Rome. Ensemble, ils avaient un plan qui donne toute sa pertinence au développement du port de Carthage : attaquer l’Italie en la prenant en tenailles, l’un par l’Adriatique, l’autre à partir de la Grèce.
La conclusion qui s’impose est que le prétendu traité signé avec Rome n’existait pas, ce qui explique que Carthage a pu conserver son armée et sa flotte, et aussi qu’Hannibal n’a pas été pourchassé et ramené à Rome pour être exhibé lors du triomphe de Scipion. Au niveau politique, Rome, à l’aube de sa domination mondiale, ne pouvait pas accepter que la ville qui a engendré Hannibal et qui représentait la liberté et le fédéralisme puisse survivre. Il lui fallait éliminer ce modèle pour imposer son intérêt. Période trouble, rivalités et bisbilles, mais aussi un aveuglement politique ont conduit Carthage à une fin tragique.
À vous écouter, on a l’impression que Hannibal était un dirigeant étonnamment moderne et éclairé !
La vision carthaginoise du monde, ou, si j’ose dire, hannibalienne du monde est attestée par un texte, le traité de confédération, dans lequel même Rome est invitée à abandonner son impérialisme et à rejoindre la fédération méditerranéenne. Une invitation qu’Hannibal lance après la bataille de Cannes, sa plus grande victoire. Aujourd’hui, au regard de notre situation dans le monde, on aspire à une forme de multilatéralisme très similaire.
Finalement, de quoi ce que vous qualifiez de mensonge concernant Zama est-il le signe, ou le symptôme ?
C’est avant tout de la manipulation et de la réécriture de l’histoire. Encore une fois, la version du dominant est imposée, et on prend soin de détruire ou d’effacer toutes les autres sources. Une grande partie de l’histoire du monde, notamment celle qui a été écrite au siècle des Lumières ou à l’époque coloniale, doit être revue. En Asie du Sud-Est et en Amérique du Sud, le processus est en cours depuis longtemps. Mais le Maghreb est à la traîne.
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