Personne ne peut imaginer que Robert Charlebois puisse chanter un jour « I’ll come back to Montreal in a big sea-blue Boeing ». Mais les jeunes héritiers du chansonnier québécois, bilingues et très sensibles au diktat des plates-formes de musique en ligne, n’hésitent plus à utiliser l’anglais. De quoi inquiéter des autorités toujours soucieuses de la prééminence du français dans la Belle Province.
Julie Doucet. — Couverture du comic-book « Dirty Plotte », 1991
Nouveau ministre de la langue française dans le gouvernement du Québec, M. Jean-François Roberge a réclamé, en novembre 2022, une « mobilisation nationale ». Selon Statistique Canada, en 2021, le recul du français comme langue maternelle, langue parlée à la maison et langue au travail a été « plus important dans les vingt dernières années que dans le siècle précédent ». La proportion d’habitants de la province déclarant avoir le français comme langue maternelle est passée de 77,1 % à 74,8 % entre 2016 et 2021, et de 20,6 % à 19,6 % sur l’ensemble du Canada. Le premier ministre François Legault, chef du parti conservateur et nationaliste Coalition avenir Québec, a proclamé, lors du dernier Sommet de la francophonie en novembre 2022 à Djerba (Tunisie), qu’avec « 48 % de francophones sur l’île de Montréal, la situation est inquiétante », justifiant ainsi son souhait d’une immigration « 100 % francophone ou francotrope » d’ici à 2026. Le gouvernement a fixé un seuil de cinquante mille immigrants en 2023, dont 66 % parlant le français — le Maroc, l’Algérie, la France et Haïti sont, dans cet ordre, les principaux pays pourvoyeurs d’arrivants francophones au Québec. Mais les lois et règlements ne suffiront pas à inverser la tendance pour M. Roberge, qui suggère que chaque Québécois devrait se demander : « Est-ce que je suis en train de consommer de la culture en français ? »
Quand le ministre parle de « culture en français », il pense notamment à la chanson québécoise. Elle s’est propagée durant les années 1960, en même temps que la « révolution tranquille », vaste mouvement d’émancipation sociale, économique et culturelle tout autant qu’affirmation d’une identité. Et même si ses caractéristiques empruntent moins au folklore et à la poésie endogènes qu’à des éléments exogènes, dont la chanson française et la contre-culture américaine (folk et rock), elle est alors devenue le vecteur privilégié des aspirations souverainistes et du nationalisme culturel, via des artistes comme Félix Leclerc, Pauline Julien, Robert Charlebois… Si bien que Mon pays (1965) et Gens du pays (1975), de Gilles Vigneault, cette dernière entonnée par le premier ministre René Lévesque au soir de la défaite du référendum du 20 mai 1980 portant sur son projet de souveraineté de la province, ont été érigées en hymnes de la québécitude. L’époque voyait aussi fleurir les « boîtes à chanson », petites salles dont émergèrent les interprètes qui, selon l’écrivain montréalais Bruno Roy, « sont devenus, sans le vouloir, les porte-parole d’un pays qui aspire à son affirmation, à sa liberté ; ils sont devenus le témoin et la conscience d’une société aux prises avec ses énormes difficultés d’être (1) ». En 1966, l’auteur-compositeur Stéphane Venne écrivait déjà : « La chanson est sûrement la forme d’art à jaillir le plus spontanément au Québec. Tout le monde veut faire des chansons. Et les autres ont l’air de vouloir en consommer des tonnes. (…) Or on a mis sur la chanson d’ici une charge lourde comme le monde. Celle d’être pour les Québécois ce que le jazz est pour les Noirs d’Amérique, l’opéra pour les Italiens, et quoi encore. Un pivot de culture ici ; un passeport pour tous les pays du monde (2). »
La « charge lourde comme le monde » a continué de peser pendant un demi-siècle, jusqu’à tomber sur les épaules des jeunes candidats d’une émission de télé-réalité. En janvier 2022, lors du premier gala de Star Académie, dix des quatorze chansons interprétées étaient anglophones. Même si la balance a été inversée lors des émissions suivantes, la polémique était lancée, d’autant plus piquante que l’émission est produite par le Groupe TVA, que préside M. Pierre Karl Péladeau, un ancien chef du Parti québécois, formation souverainiste qui fit adopter la charte imposant le français comme unique langue officielle en 1977, sous le premier mandat de René Lévesque. Les éditorialistes de la presse francophone se sont émus, et plusieurs acteurs de l’industrie musicale ont désigné un coupable : les plates-formes de streaming à la source desquelles les jeunes « consommateurs » s’abreuvent, notamment Spotify, qui domine le marché québécois. Selon une récente étude auprès des étudiants en art et technologie des médias (3), 83,3 % des sondés se connectent sur une plate-forme au moins une heure par jour. Ceux qui écoutent de la musique en ligne la préfèrent « majoritairement en anglais » à 51 %, contre 3,6 % « majoritairement en français », alors que 29,9 % alternent entre les deux langues.
En une décennie, les plates-formes de streaming ont transformé la pratique des auditeurs, périmé le disque compact (CD) et relancé une industrie en crise. Elles ont également contribué à éroder l’audience des radios (musicales surtout), qui ont perdu la moitié de leur audience chez les Québécois de 12 à 34 ans. Les deux médias sont concurrents, mais ils ne jouent pas avec les mêmes règles. Les stations francophones sont contraintes de diffuser 65 % de musique en français de 6 heures à 20 heures en semaine (contre 40 % en France). Le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) a récemment rejeté une nouvelle fois la demande des principales radios, qui souhaitent que leur programmation épouse les goûts du public, d’abaisser ce seuil à 35 %. Dans les faits, beaucoup de stations contournent les quotas par divers stratagèmes. Mais aucune contrainte de la sorte ne pèse sur les plates-formes. Même si elles diffusent leur contenu à la demande de l’abonné, elles influencent aussi ses choix, en promouvant certains artistes et titres sur leurs portails, et en déterminant les algorithmes dont sont issues les recommandations qui orientent les utilisateurs. Elles abondent dans le sens des majors et de la musique mondialisée — les mêmes stars sont écoutées à New York, São Paulo, Tokyo, Lagos et Montréal. En 2022, au Québec, d’après les données des dix principales plates-formes, dont Spotify, Deezer, Apple Music et Amazon Music, ainsi que le site YouTube (4), les artistes de la province n’ont totalisé que 8 % des écoutes (contre 30 % des ventes d’albums en format physique sur la même période) et ils n’ont eu que quatre chansons dans le top 100 : Copilote, des rappeurs FouKi et Jay Scøtt (17e), L’Amérique pleure, du groupe Les Cowboys Fringants (49e), Meaningless, de Charlotte Cardin (66e), et Lullaby, d’Alicia Moffet (78e) — ces deux dernières sont chantées en anglais. À titre de comparaison, en France en 2022, neuf des dix artistes les plus écoutés sur Spotify sont… des rappeurs français. Seule exception : The Weeknd, un artiste canadien anglophone.
En juin 2022, le premier ministre François Legault s’est encore exprimé, derrière un pupitre que barraient les mots « Notre chanson — Notre musique — Notre maison », pour relancer un projet qui peine à voir le jour, la Maison de la chanson et de la musique, dont l’inauguration est désormais prévue en 2026 à Montréal. Gilles Vigneault était présent, Catherine Major, France D’Amour et Ilam étaient invités à chanter. Ces trois artistes populaires, aux profils variés, émergent difficilement sur les plates-formes : Catherine Major, par exemple, séduit 12 624 auditeurs mensuels sur Spotify, contre 275 000 pour FouKi et… 69 millions pour Drake, rappeur anglophone de Toronto. Le sentiment d’être submergé trouve donc un écho dans la réalité des chiffres. Si bien que l’un des plus brillants représentants de la chanson actuelle, Pierre Lapointe, peut conclure, dans un entretien sur Radio Canada (26 octobre 2022) : « Le marché québécois, pour une grande plate-forme comme Spotify qui vaut des centaines de milliards de dollars, ce n’est pas grand-chose. Si on fait le calcul, ils nous tiennent déjà par les couilles. » Il en appelle donc au soutien des diffuseurs publics, sans quoi il prédit que « la culture francophone va s’éteindre ». Un projet de loi du gouvernement fédéral du premier ministre Justin Trudeau, dont l’étude parlementaire est en cours, veut étendre les règles du CRTC aux plates-formes en ligne, dans le but d’assurer une meilleure « découvrabilité » (le concept est martelé) des contenus nationaux : comme les programmes des radios, leurs lignes éditoriales et leurs algorithmes seraient soumis à des quotas de musique canadienne anglophone, québécoise francophone et même autochtone, puisque les artistes innus (5) réclament désormais leur part.
Le Québec, qui a toujours évoqué l’image du village assiégé par 350 millions d’anglophones nord-américains, s’angoisse aujourd’hui de voir ses défenses enfoncées sur deux flancs, sa jeunesse et sa musique. Son gouvernement tente de colmater les brèches, par exemple en décrétant que seuls des artistes québécois francophones peuvent être diffusés dans les établissements publics et sur leurs répondeurs téléphoniques. Beaucoup de subventions sont également attribuées sous réserve de paroles en français. Quitte à créer des situations absurdes, à l’encontre notamment du hip-hop, qui, désormais plus écouté que la chanson, exacerbe les débats. Ainsi, le groupe de hip-hop Dead Obies a dû rembourser une bourse de la fondation Musicaction pour avoir utilisé 55 % de mots français, au lieu des 70 % requis, sur son album Gesamtkunstwerk. Comme beaucoup d’artistes du genre, Dead Obies pratique le franglais : « J’suis tellement plus about being felt que famous / Que même moi, j’sais plus what the hell my name is » (Do 2 Get). Selon Kirouac, du duo rap Kirouac & Kodakludo, qui le rappelle sur Montréal Campus (11 mai 2021), le franglais représente « la réalité de [sa] génération ». Les rappeurs québécois font partie d’une génération majoritairement bilingue (65 % des 20-29 ans)… Pilier de cette scène, Loud manie aussi le joual (le parler québécois populaire) et assume de jongler avec un lexique composite : « Je ne suis qu’un rappeur, pas le sauveur de la langue française » (Focus Vif, 20 juin 2018). Les crispations se multiplient. En mars 2022, le Festival international de la chanson de Granby a exclu le rappeur Samian parce qu’il refusait de se produire en français, alors que son dernier album est interprété en anishinaabemowin, une langue autochtone. En août, le Réseau express métropolitain (REM) de Montréal a retiré une vidéo promotionnelle de son compte TikTok après que des internautes se sont offusqués d’y entendre un rappeur anglophone.
Réguler le marché, par le biais de quotas ou de subventions aux œuvres produites et diffusées, pourrait contribuer au rempart linguistique érigé par la coalition nationaliste du gouvernement Legault, reconduit en octobre 2022 après une campagne centrée sur l’immigration et l’identité québécoise. Mais ce sera surtout un outil pour sauvegarder la vitalité d’une scène et la diversité de ses artistes, parfois d’origine maghrébine ou haïtienne, sans oublier les interprètes autochtones, de plus en plus actifs. L’équation est particulièrement complexe au Québec, terre de paradoxes : sa plus fière ambassadrice francophone, Céline Dion, est devenue une star internationale en chantant en anglais à partir des années 1990.
Éric Delhaye
(1) Bruno Roy, Pouvoir chanter, VLB éditeur, Montréal, 1991.
(2) Stéphane Venne, « Notre chanson en quête de hauteurs », Liberté, n° 46, Montréal, juillet 1966.
(3) Caroline Savard et Audrey Perron, « Portrait des habitudes médiatiques des étudiantes et étudiants en Art et technologie des médias du Cégep de Jonquière » (PDF), École supérieure en Art et technologie des médias, Jonquière, septembre 2022.
(4) Ces chiffres n’incluent pas ceux de la plate-forme QUB Musique, lancée en 2020 (et qui migrera bientôt vers la plate-forme française Qobuz), sur laquelle la création québécoise représente trois quarts des écoutes, mais qui ne pèse pas lourd face aux géants du secteur.
(5) Peuple autochtone originaire de l’est de la péninsule du Québec-Labrador.
par Éric Delhaye
Juin 2023, page 27, en kiosques
https://www.monde-diplomatique.fr/2023/06/DELHAYE/65860
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