1- L'été à Alger
2- De Tipasa à Tipasa
3- Du Panelier à Paris
4- Je me révolte donc nous sommes
Pour Albert Camus, Alger sera toujours lié à la découverte d'un horizon qui s'élargit, partant du quartier populaire de Belcourt, de la rue de Lyon où il habite, aux beaux quartiers du centre qu'il découvrira quand il sera admis au lycée Bugeaud, aux longues balades avec Jean Grenier son prof de philo qui restera jusqu'à la fin un ami intime, aux joies pures de sa jeunesse, aux joies simples dans ses rues bigarrées, son port ou les baignades sur ses plages où Meursault commettra l'irréparable.
Alger la blanche, magnifiée dans ses souvenirs, sublimée, dont il préserve les traces dans son journal, qu'on retrouve de ses premiers écrits, par exemple dans la description du "quartier pauvre" de L'Envers et l'Endroit, jusqu'aux derniers écrits de L'Exil et le Royaume à travers une nouvelle autobiographique intitulée Les Muets.
La lumineuse Alger opposée aux villes du nord qu'il trouve souvent brumeuses et sombres, tristes et maussades, que ce soit Paris, Lyon, Saint-Etienne, Prague ou plus tard Amsterdam.
La resplendissante Alger opposée à Oran, la ville de Francine sa future femme, Oran qui tourne le dos à la mer, Oran qu'il trouve laide et ennuyeuse, qu'il a choisie comme décor de La Peste et dont il écrira : « Au début, on erre dans le labyrinthe, on cherche la mer comme le signe d’Ariane. Mais on tourne en rond dans des rues fauves et oppressantes, et, à la fin, le Minotaure dévore les Oranais : c’est l’ennui » !
"L'été à Alger" en 1939
1- L’été à Alger
C’est sans doute en lisant l’Étranger qu’on peut le mieux saisir l’ambiance particulière de la ville pour Camus, ce qu’elle a de sensitif, Meursault en maillot, accoudé à sa fenêtre, contemplant inlassablement dans la chaleur d’une belle journée, le va-et-vient de la rue comme le faisait sa mère quand elle rentrait du travail. [1]
C’est aussi dans la nouvelle Noces à Tipasa du recueil Noces la joie du partage avec ses amis et les jeux de la plage. Ce sont ses premiers amours et la merveilleuse aventure qu’il vit avec la troupe d’acteurs du théâtre de L’Équipe devenu ensuite le théâtre du Travail.
« À Alger, écrit-il , pour qui est jeune et vivant, tout est refuge et prétexte à triomphes : la baie, le soleil, les jeux en rouge et blanc des terrasses vers la mer, les fleurs et les stades, les filles aux jambes fraîches… Ce sont là des joies saines. […] Et, à mesure qu’on avance dans le mois d’août et que le soleil grandit, le blanc des maisons se fait plus aveuglant et les peaux prennent une chaleur plus sombre. Comment alors ne pas s’identifier à ce dialogue de la pierre et de la chair à la mesure du soleil et des saisons ? […] Quand je suis quelque temps loin de ce pays, j’imagine ses crépuscules comme des promesses de bonheur. Sur les collines qui dominent la ville, il y a des chemins parmi les lentisques et les oliviers. »
Tous ces souvenirs, il les emportera précieusement en métropole comme un trésor et les notera dans son Journal publié plus tard en trois volumes sous le nom de Carnets.
Camus retracera aussi une partie de sa vie à Alger dans son premier roman posthume La mort heureuse quand il vivait, libre et insouciant, dans une maison sur les hauts d’Alger, "La maison devant le monde", avec des amies. Son héros Patrice Mersault partira finalement s’installer dans le massif du Chenoua, à quelques kilomètres des ruines de Tipasa, dans une maison face à la mer où il pouvait admirer son cher Tipasa.
2- De Tipasa à Tipasa
Tipasa c’est dans les environs d’Alger où Camus allait parfois camper avec les amis de sa troupe de théâtre. Sur cette colline dominant la mer, Camus est ébloui par les ruines romaines qui étincellent sous le soleil, par les plantes qui toujours sous l'effet du soleil dardant exhalent des odeurs entêtantes.
C’est en pensant à Tipasa qu’il écrira : « Qu'est-ce que le bonheur, sinon l'accord vrai entre un homme et l'existence qu'il mène. » C’est encore le temps de l’insouciance, le temps où il rencontre le théâtre, une passion qui va irriguer sa vie. Tipasa, ce sont des moments de plénitude qu’il traduira ainsi : « Que d'heures passées à écraser les absinthes, à caresser les ruines, à tenter d'accorder ma respiration aux soupirs tumultueux du monde ! Enfoncé parmi les odeurs sauvages et les concerts d'insectes somnolents, j'ouvre les yeux et mon cœur à la grandeur insoutenable de ce ciel gorgé de chaleur. Ce n'est pas si facile de devenir ce qu'on est, de retrouver sa mesure profonde. »
On y trouve ce rapport au monde et à la nature, qui est parfois un panthéisme comme dans Noces à Tipasa et parfois une incompréhension à un monde indifférent aux difficultés des hommes. Cette ambivalence est là dès ses premiers textes, dans Entre oui et non de L’Envers et L’Endroit où L’Envers représente le silence du monde et la difficulté d’agir sur lui, et L’Endroit cette beauté qui permet quand même de l’accepter.
En 1953, Camus ne se rend pas à Tipasa en plein été mais « sous la lumière glorieuse de décembre » par un temps pluvieux et « des fumées montaient dans l’air limpide. » Le récit est aussi empreint de ce lyrisme nostalgique qui était déjà la marque de Noces à Tipasa :
« Dans cette lumière et ce silence, des années de fureur et de nuit fondaient lentement… Je reconnaissais un à un les bruits imperceptibles dont était fait le silence : la basse continue des oiseaux, les soupirs légers et brefs de la mer au pied des rochers, la vibration des arbres, le chant aveugle des colonnes, les froissements des absinthes, les lézards furtifs… Il me semblait que j'étais enfin revenu au port, pour un instant au moins, et que cet instant désormais n'en finirait plus. » ("Retour à Tipasa", texte de L'Été, 1954)
3- Du Panelier à Paris
13 août 1942 : Le couple Camus quittent Oran pour un séjour dans la « maison-forte » du Panelier, un hameau situé à quatre kilomètres du Chambon-sur-Lignon dans la Haute-Loire. Ils y sont accueillis par la belle-mère de la tante de Francine, Sarah Oettly, qui tient une pension de famille et où Albert Camus, dans ces montagnes, pourra se reposer et soigner la tuberculose qui le fera souffrir toute sa vie.
Confiné au Panelier, Camus commence la rédaction de La Peste. il écrit beaucoup, surtout à ses amis d'Algérie, à André Malraux, à Jean Grenier et au poète Francis Ponge.
Le 2 octobre, Francine Camus regagne l'Algérie mais le débarquement du 8 novembre empêchera son mari de la rejoindre et il ne la reverra qu'en octobre 1944. Il "descend" parfois à Saint-Etienne pour un traitement contre sa tuberculose. A la fin du mois, il reçoit une excellente nouvelle : l'édition du Mythe de Sisyphe chez Gallimard.
Mais le 7 novembre, il a 29 ans et son moral est au plus bas car il écrit dans ses Carnets : « Ce n'est pas moi qui renonce aux êtres et aux choses, ce sont les choses et les êtres qui renoncent à moi. Ma jeunesse me fuit; c'est cela être malade. » Il termine la première version de La Peste, parle aussi de sa vie solitaire et de son désir de partir travailler à Paris.
11 mars 43 : Lettre à Francis Ponge où il écrit : « Pour tout dire, l'exil me pèse. » Ils s'écrivent beaucoup et se rencontreront même chez Ponge à Coligny dans l'Ain.
fin juin, la première lettre à un ami allemand est publiée dans la Revue Libre puis un mois plus tard, il termine l'écriture de sa pièce Le Malentendu.
En novembre, il part à Paris, embauché chez Gallimard comme secrétaire-lecteur, même s'il trouve que « la ville prend sa gueule de prisonnière résignée. »
Puis ce sera les articles dans Combat clandestin et son entrée dans la Résistance.
Une nouvelle page est tournée.
Faux-papier au nom d'Albert Mathé
4- Je me révolte donc nous sommes (L'Homme révolté)
Jean-Paul Sartre a salué en lui dans cette belle formule « l'admirable conjonction d'une personne, d'une action et d'une œuvre ».
Camus développe alors ce qu'il nomme dans L'Homme révolté sa "pensée de midi", par référence aux Grecs qu'il aimait tant, un équilibre dans une tension (de la volonté) entre pulsion et raison, un espoir dans une époque où comme il l'écrit, « la démesure est un confort, toujours, et une carrière, souvent. »
La passion de Camus pour la Grèce, ce n'est pas seulement la lumière méditerranéenne, c'est qu'ils ont combattu pour la beauté d'Hélène, leurs dieux ont des faiblesses et possèdent une certaine humanité comme Prométhée le révolté. Ainsi, les deux textes de L'Été, Prométhée en Enfer et L'Exil d'Hélène annoncent son essai L'Homme révolté et son thème central, la nécessaire mesure remède au déchaînement des passions humaines.
Prométhée, c’est dans la mythologie la figure du révolté, celui qui ose se rebeller en dérobant aux dieux le Feu sacré de l’Olympe, symbole de la connaissance, pour l’offrir aux humains pour qu’ils puissent s’instruire.
Pour Camus, il est surtout celui qui représente la pondération face à la violence inspirée des passions, ce que les Grecs nommaient l’hybris, la démesure qui peut encourir les foudres de la déesse Némésis.
Son Prométhée est voué à l’Enfer car dans ce monde de démesure, il n’a aucune illusion quant à son supplice « Ô justice, ô ma mère, s'écrie Prométhée, tu vois ce qu'on me fait souffrir. Et Hermès [2] raille le héros : Je suis étonné qu'étant devin, tu n'aies pas prévu le supplice que tu subis. - Je le savais, répond le révolté .
Le constat qu’il dresse est sans appel : Dans nos sociétés contemporaines, la liberté est « un luxe qui peut attendre » et l’art n’est « qu’un signe de servitude. » C’est en ce sens que Prométhée est en enfer.
Le voyage que Camus devait faire en Grèce en 1939 n’aura pas lieu, privé de la lumière hellénique par la guerre. Comme Prométhée, « dans cette Europe humide et noire », il se sent en enfer sur cette terre de massacres et de désolation.
Mais, malgré tout, « au cœur le plus sombre de l'histoire », les hommes de Prométhée, agiront toujours pour défendre la liberté car conclut Camus, « le héros enchaîné maintient dans la foudre et le tonnerre divins sa foi tranquille en l'homme. »
Dans Les amandiers, une autre nouvelle de L’Été, Camus repense à Alger où écrit-il « je savais qu’en une nuit, une seule nuit pure et froide de février, les amandiers de la vallée des Consuls se couvriraient de fleurs blanches. » C’est, ajoute-t-il, « la force de caractère… qui, dans l’hiver du monde, préparera le fruit. »
En Grèce en 1955
Au Mont-Roch à Chamonix en 1956
Si Prométhée est en Enfer, la belle Hélène est en exil. C'est le même symbole que développe Camus dans cette nouvelle qu'il écrit en juin 1948, en vacances au domaine de Palerme près de L’Îsle-sur-la-Sorgue (et près de chez l’ami René Char). Dans ce décor provençal qui a pour lui des relents d'Algérie, il évoque la Grèce dans ce court texte qu’il intitule L’Exil d’Hélène.
La Grèce symbolise cette « pensée de midi », figure d’équilibre et de beauté. Elle représente bien cette idée de « limite, » n’excluant écrit-il « ni le sacré, ni la raison parce qu’elle n’a rien nié, ni le sacré, ni la raison, alors que l’Europe lancée dans la conquête de la totalité, est fille de la démesure. » Idée qu'on retrouve déjà dans Prométhée en Enfer deux ans auparavant et développée dans son essai L'homme révolté, qui entraînera une formidable polémique, la brouille avec Sartre, et dont il se remettra difficilement. On peut s'en convainvre en lisant ses notes de l'époque dans ses Carnets.
En ce sens, ce texte éannonce le thème essentiel de L’Homme révolté, comme l’illustre cet extrait : « Le sens de l’histoire de demain n’est pas celui qu’on croit. Il est dans la lutte entre la création et l’inquisition. Malgré le prix que coûterait aux artistes leurs mains vides, on peut espérer leur victoire. (Œuvres complètes, tome III, pages 600-601)
Prométhée, création de l’homme, bas relief, IIIè siècle
La Grèce a vertu de référence et la belle Hélène, égérie d’un pays qui porte son nom, se sentirait étrangère, en exil dans cette Europe qu’elle ne reconnaîtrait plus. Dans cette recherche d’un certain idéal, Camus aspirait y rencontrer « l’ignorance reconnue, le refus du fanatisme, les bornes du monde et de l’homme, le visage aimé, la beauté enfin, voici le camp où nous rejoindrons les Grecs. »
Notes et références
[1] Voir la nouvelle "Entre oui et non" de L'Envers et l'Endroit
Albert Camus au jour le jour, l'année 1942 et 1943 --
[2] Hermès était le messager des dieux mais c’est surtout ici celui qui conduit les morts vers les Enfers.
L’été à Alger, texte –- Albert Camus à Alger -- Camus et l'Algérie --
Camus au Panelier (43) -- Camus à Paris -- Camus en Bretagne -- Camus à Briançon --
Son recueil L'été -- Camus et la Grèce -- Prométhée aux enfers --
11 mai 2020
http://frachetcamus.canalblog.com/archives/2020/04/26/38236846.html
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