Giraud, Roosevelt, de Gaulle et Churchill à la Conférence d'Anfa (Maroc), 24 janvier 1943. Crédit : INTERNATIONAL NEWS PHOTOS (INP) / AFP
FIGAROVOX/ENTRETIEN - L'historienne Alya Aglan a codirigé, avec Pierre Vermeren, le livre Le monde arabe et la Seconde Guerre mondiale. Une rétrospective remarquable de l'évolution du monde arabe de 1939 à 1945.
Alya Aglan est historienne, professeur d'histoire contemporaine à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et auteur de nombreux livres tels que Le rire ou la vie. Anthologie de l'humour résistant 1940-1945, (Gallimard, 2023). Elle a récemment codirigé l'ouvrage Le monde arabe et la Seconde Guerre mondiale. Guerre, société, mémoire. Histoire en partage en Afrique du Nord et au Moyen-Orient paru en décembre 2022 aux éditions Hemispheres.
FIGAROVOX. - On considère souvent que la Seconde guerre mondiale a été, pour le Maghreb et le Proche-Orient, un électrochoc qui a favorisé l'accès à l'indépendance après-guerre. Partagez-vous cette analyse ?
Alya AGLAN. - Il est certain que la guerre a renforcé et légitimé des revendications nationalistes qui existaient déjà, parmi les diverses formes de résistances engendrées par la colonisation elle-même, en réaction aux inégalités flagrantes des rapports entre territoires impériaux et métropole. De manière globale, dans le «monde arabe» comme ailleurs, la guerre a servi d'accélérateur au processus de décolonisation.
La défaite de la France en juin 1940 et sa mise sous tutelle par le IIIe Reich ont contribué à affaiblir une autorité coloniale qui tend à perpétuer la sévère répression d'avant-guerre. Si l'empire français ne tombe pas directement sous l'emprise des forces de l'Axe, nombre d'empiètements sur les dispositions prévues par les conventions d'armistices, franco-allemandes et franco-italiennes, ont été constatés par les commissions d'armistice de Wiesbaden et de Turin. Pendant la guerre, les partis nationalistes comme l'Istiqlal, interdit à peine créé durant la même année 1937, officiellement fondé en 1943, formalisent leur action politique dans un vaste mouvement de contestation des empires coloniaux.
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Plusieurs manifestes nationalistes sont publiés pendant la guerre, notamment le Manifeste du peuple algérien, de Ferhat Abbas du 12 février 1943, préparé depuis deux ans par des représentants du Parti du peuple algérien, des oulémas, des élus et des étudiants. Les prélèvements en hommes et en ressources que subissent les populations en souffrance alimentaire et sanitaire, conséquence directe de la guerre, constituent une autre raison conjoncturelle du réveil nationaliste. La Seconde Guerre mondiale fait apparaître les faiblesses des métropoles et sème le doute quant à la possibilité de conserver intactes les possessions coloniales en Afrique comme en Asie. L'effondrement général des empires coloniaux s'amorce symboliquement, dès février 1942 avec la chute de Singapour, prise par les Japonais, interprétée comme le prélude à la disparition de la domination mondiale britannique.
S'agissant de l'Afrique du nord (Algérie, Maroc, Tunisie), alors sous souveraineté française, la période qui a suivi le débarquement américain en Algérie et au Maroc a été très instable au plan politique. Quel regard ont porté les élites arabes de ces pays sur la tentative d'accommodement de Roosevelt avec les représentants, sur place, du régime de Vichy ?
Si les «élites arabes» désignent les cercles nationalistes, il est évident que la dispute impériale entre l'État français, installé à Vichy, et les gaullistes, entamée dès la fin de l'été 1940, ainsi que l'entreprise de séduction de l'Axe, a fourni l'opportunité historique de défendre les projets indépendantistes. Plus largement, les populations autochtones ont été la cible de propagande anti-alliée, allemande et italienne, agressives. «Radio coloniale», devenue «Radio Mondiale», est tombée sous le contrôle des Allemands, dès le 20 juillet 1940, pour devenir l'un des plus puissants organes de diffusion pronazie, en français, en arabe et en kabyle, contre les impérialismes français et britanniques, faisant mine de donner la parole aux Musulmans dominés et exploités.
Pendant toute la guerre, «Radio-Berlin» et «Radio-Stuttgart» intensifient leurs émissions en langue arabe, excitant les nationalismes, le panislamisme et le panarabisme, dénigrant le projet politique britannique de création d'un État juif en Palestine, sans réellement s'engager dans le soutien actif aux mouvements de libération arabe.
Comme l'Allemagne nazie, l'Italie fasciste se targue de soutenir la cause nationaliste arabe et panislamique et a obtenu, dans un premier temps, le ralliement de certains chefs, sans pour autant jamais se risquer à promettre l'indépendance
Alya Aglan
Sur les ondes de «Radio-Bari», dès 1934, les Italiens inondent le monde arabe des discours de Mussolini dans des émissions, devenues biquotidiennes, dès la fin de l'année 1937. L'entreprise visait non seulement à saper les fondements des impérialismes français et britannique mais également à préparer la conversion du monde arabe au projet impérial fasciste qui aurait fait de la Méditerranée une Mare Nostrum, ressuscitant l'héritage historique fantasmé de la Rome impériale et de l'Africa Romana.
Des chefs nationalistes utilisent, à leur tour, la popularité de Radio-Bari, à l'instar de Bourguiba qui y annonce, le 6 avril 1943, son retour en Tunisie avant de déclarer, en juin, son soutien inconditionnel aux Alliés. Comme l'Allemagne nazie, l'Italie fasciste se targue de soutenir la cause nationaliste arabe et panislamique et a obtenu, dans un premier temps, le ralliement de certains chefs, sans pour autant jamais se risquer à promettre l'indépendance.
Et quel regard ont-ils ensuite porté sur la lutte entre De Gaulle et Giraud ?
La rivalité politique entre le général de Gaulle et le général Giraud, resté fidèle au Maréchal Pétain tout en ralliant le camp allié, n'a pas manqué d'intriguer les contemporains. L'évasion du général Giraud de la forteresse de Koenigstein, en Saxe, en avril 1942, a provoqué la fureur d'Hitler parce qu'il était considéré par les nazis comme «un général français extrêmement dangereux», «un véritable chef», susceptible de prendre la place du général de Gaulle, «qui est une petite pointure du point de vue intellectuel et moral» selon les mots de Goebbels. Le général Giraud bénéficie également de l'appui des Américains pour bâtir et équiper l'armée d'Afrique dont il est le grand artisan.
Les Américains n'hésitent pourtant pas à adouber l'amiral Darlan, incarnation de la collaboration militaire avec l'Axe, présent à Alger au moment de l'opération Torch. Remis en selle par les Américains, sur fond de querelle entre Giraud et de Gaulle, «l'expédient Darlan» n'a pas contribué à renforcer une souveraineté française, d'emblée morcelée et mise à mal, en métropole, par les occupants, allemands et italiens, dès les premières heures de l'occupation. Après le débarquement anglo-américain de novembre 1942, on a parlé d'un régime de «Vichy sous protectorat américain», signe du discrédit durable dans lequel est tombé l'État français. Pour les militaires anglo-américains, devenus les principaux interlocuteurs, le pragmatisme ainsi que les priorités stratégiques ont prévalu dans une guerre mondiale dont l'issue, il faut le rappeler, était incertaine.
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Si l'historiographie a largement souligné, la fameuse poignée de main des deux généraux, sous les yeux de Roosevelt et de Churchill, orchestrée par les Alliés en marge de la conférence d'Anfa, organisée par les Anglo-américains du 14 au 24 janvier 1943, elle avait, jusqu'ici, occulté la manifestation évidente de l'émancipation politique du sultan Sidi Mohamed Ben Youssef. Signe du discrédit de la puissance coloniale, le résident général Noguès n’est pas convié au dîner offert au Sultan. Le président américain y aurait évoqué un accès du Maroc à l'indépendance conformément à la Charte de l'Atlantique de 1941 et une aide économique convenable. Le prestige de la puissance de la démocratie américaine, à la domination militaire et matérielle incontestable, se substitue imperceptiblement à celui de la France.
Pourquoi Giraud refuse-t-il, dans un premier temps, de rétablir le décret Crémieux au début de 1943 ? Quand celui-ci sera-t-il de nouveau en vigueur ?
Dans le cadre d'une politique autonome d'antisémitisme d'État, menée par le régime de Vichy, sans contrainte nazie, le gouvernement français abroge, le 7 octobre 1940, le décret Crémieux de 1870 qui accordait la citoyenneté française aux «Israélites indigènes» d'Algérie, quelques années avant que le territoire ne devienne partie intégrante de la France, lorsqu'en 1881, y sont créés trois départements français (Alger, Oran, Constantine). Les juifs d'Algérie perdent ainsi leur citoyenneté et redeviennent «indigènes». Environ 117 000 personnes se trouvent privées de tous leurs droits politiques, dans un climat où l'antisémitisme se renforce par le biais des manifestations d'hostilité, bris de vitrine et tracts, orchestrées par les doriotistes du PPF et de la Légion française des combattants, actes réprouvés par les élites intellectuelles, musulmanes et nationalistes algériennes. L'extension de la législation antisémite du régime de Vichy à toutes les possessions, protectorats et mandats français, en particulier le statut des juifs du 2 juin 1941 et la loi, promulguée le même jour, qui prévoit le recensement des juifs en métropole, en Tunisie, au Maroc et en Algérie, prélude à «l'aryanisation des biens», processus administratif de dépossession, en vertu de la loi du 22 juillet 1941, participe d'une politique de discrimination vécue comme une réactualisation des principes de discrimination coloniale.
Fervent maréchaliste, le général Giraud ne semble pas avoir considéré comme essentielle la question des droits des juifs d'Algérie, qui, comme en Tunisie, sont massivement ralliés à la France libre
Alya Aglan
Dans son discours du 14 mars 1943, Giraud annonce le rétablissement du décret Crémieux sans que la décision ne soit suivie d'effet. Il revient au Comité français de libération nationale de rendre aux juifs d'Algérie la citoyenneté française le 22 octobre 1943, quelques jours avant l'installation de l'Assemblée consultative provisoire à Alger. Fervent maréchaliste, le général Giraud ne semble pas avoir considéré comme essentielle la question des droits des juifs d'Algérie, qui, comme en Tunisie, sont massivement ralliés à la France libre.
Alger a été, de fait, la capitale de la France libre à la fin de 1943. Cet épisode a-t-il nourri les revendications d'un Ferhat Abbas ou d'autres leaders algériens ?
À̀ Alger, au Palais Carnot, l'installation de l'assemblée consultative provisoire, le 3 novembre 1943, constituée de représentants de la résistance intérieure et des soutiens de la France libre, venus du monde entier, marque une étape décisive dans la légitimation du mouvement gaulliste face au général Giraud, opportunément mis à l'écart de l'action politique, et aux Alliés. Cette Assemblée s'impose dans la guerre franco-française contre les compromissions de Vichy comme une tribune et un laboratoire concernant la législation de l'après-guerre mais n'offre pourtant pas aux nationalistes algériens une réelle opportunité de se faire entendre. Les enjeux nationaux de préparation de la libération de la France et de l'Europe ainsi que la question de l'armement des organisations clandestines dominent les débats.
La Tunisie a vécu une épreuve singulière au sein du Maghreb : elle a été occupée par les Allemands, qui ont persécuté la population juive du pays, et le pays a été un champ de bataille pour les forces de l'Axe et les alliés. Quelles conséquences a eues cette page de l'histoire pour la Tunisie ?
La Tunisie, sous protectorat français, a en effet une position particulière dans la guerre, dans la mesure où elle est occupée par les forces de l'Axe italo-germaniques (entre novembre 1942 et mai 1943) et devient un enjeu majeur pour les Alliés. Les Allemands y ont pris pied, à l'appel de l'État français, dès le 10 novembre 1942, à la suite de l'opération Torch et combattent, avec les forces italiennes, contre les Alliés et les forces françaises libres et l'armée d'Afrique, qui remportent une victoire décisive en mai 1943. Les Italiens convoitaient le territoire dès avant la guerre. Occupant la proche Libye, le Duce a revendiqué la Tunisie, où vit une importante minorité italienne, et une partie de l'Algérie.
Les élites libanaises et syriennes ont indirectement profité du bras de fer franco-français. Ces régions sous mandat se sont trouvées au centre d'intrigues incompréhensibles aux yeux des populations
Alya Aglan
Aujourd'hui encore la mémoire de la campagne de Tunisie est vive et inscrite dans le paysage des cimetières militaires américains, français et allemands. Contrairement au cimetière français de Ghammarth ou au cimetière américain de Carthage, le cimetière militaire allemand de Borj Cédria évoque l'abandon de dépouilles de jeunes combattants, insérées dans des sépultures formées de blocs de béton gris, à l'issue de leur transfert depuis plusieurs autres sites. La guerre a donné au pouvoir tunisien une forme et une voie originale de nationalisme, le «moncefisme», exposé dans le Manifeste du front tunisien publié le 22 février 1945, avant le congrès de l'indépendance, le 23 août 1945.
S'agissant du Liban, un chapitre passionnant de votre livre raconte la guerre vue de l'Université Saint-Joseph de Beyrouth et relate les perplexités de ses directeurs. Comment les élites libanaises de l'époque, symbole de «l'orient compliqué» qu'évoque De Gaulle dans ses mémoires de guerre, ont-elles pris position face aux différentes étapes du conflit ?
Les élites libanaises et syriennes ont indirectement profité du bras de fer franco-français. Ces régions sous mandat, confiées par la SDN à la France après la Première Guerre mondiale, se sont trouvées au centre d'intrigues incompréhensibles aux yeux des populations. La voie vers l'indépendance de la Syrie et du Liban a été décidée, sous la pression des Britanniques, à la suite des affrontements fratricides entre Français et Français libres en Syrie en juin 1941.
Parlons maintenant des pays alors sous influence britannique. La propagande de l'Axe destinée aux Arabes, parallèle à la progression initiale de l'Afrika Korps vers l'Égypte, a-t-elle eu un écho important auprès des intéressés ? Ceux que cette propagande séduisait l'étaient-ils par calcul politique (trouver un allié pour se débarrasser des Anglais ou des Français) ou, dans certains cas, par affinité idéologique ?
L'Égypte occupe une position majeure pour l'empire britannique en raison de l'importance vitale du canal de Suez pour la route des Indes mais les Italiens ne parviennent pas à s'en saisir malgré leurs efforts. Dans les milieux nationalistes égyptiens, les Britanniques sont considérés comme la puissance coloniale à chasser en priorité mais ils peinent à contrôler l'entourage du roi Farouk, suspecté d'entretenir des contacts avec les Italiens et les Allemands.
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Au Caire, s'est constitué un Comité France libre actif dans le soutien au général de Gaulle tandis que les propagandes fascistes et nazies exaltent le sentiment national égyptien. Les forces alliées, soit près d'un demi-million d'hommes, stationnées dans le pays sont accusées d'épuiser les réserves du pays d'autant que la population fait l'objet de multiples vexations de la part des militaires britanniques. La question nationale devient, après l'accession du parti Wafd au pouvoir, l'enjeu essentiel de l'après-guerre.
On dit souvent que, à partir de la fin de la guerre, Londres a été plus pragmatique, plus réaliste et plus souple que Paris à l'égard des revendications nationales et a accepté plus facilement l'indépendance des pays qu'elle contrôlait. Est-ce exact ?
L'empire britannique n'a pas connu l'effondrement de l'empire français, notamment quand l'Indochine, après le coup de force du 9 mars 1945, passe entre les mains des Japonais qui s'emparent des leviers du pouvoir sous prétexte de défendre le territoire contre un débarquement américain. Sur les ondes de Radio-Saigon, la fin de la colonisation française est déclarée tandis que le gouverneur général et des officiers sont en captivité jusqu'à la capitulation du 12 août 1945. Des manifestations d'indépendance, mêlées de déclarations d'hostilité à la puissance française, sont organisées à l'été 1945 sur fond de pillage, de sabotage et de grèves. Sous contrôle japonais, le 11 mars 1945, l'indépendance des trois monarchies de l'Indochine est déclarée, laissant à Hô Chi Minh l'opportunité d'agir dans un pays affaibli, en proie à la délinquance et à la famine.
La propagande française antijaponaise annonce au contraire le retour de la présence française tandis que la propagande alliée promet l'indépendance aux Vietnamiens en cas de victoire contre l'Axe. L'empire français s'engage dans un continuum de guerres de décolonisation. Dans un monde qui entre, immédiatement et sans transition, dans la guerre froide, la France n'a pas anticipé une décolonisation inéluctable tandis que les Britanniques ont été plus conscients de la modification des équilibres, à grande échelle, héritée de la guerre et dictée par l'évolution des rapports de force internes au sein du camp allié.
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