Douce /sous/France ?
L’obstination de Nadia Ghouafria a payé. Grâce à la ténacité de cette fille de harkis, 27 sépultures abandonnées de bébés et d’enfants ont été mises au jour à Saint-Maurice-l’Ardoise, dans le Gard. Elles datent de l’après-guerre d’Algérie, quand 6 000 harkis ont transité dans des camps aux conditions de vie indignes
Nadia Ghouafria, sur l’une des tombes découvertes à Saint-Maurice-l’Ardoise (Gard) le 20 mars 2023. Ici, le 3 avril 2023.
Dès qu’elle s’approche du terrain, à la vue des peluches et des fleurs qui jonchent désormais le sol, elle ne parvient pas à retenir ses larmes. C’est ici, sur cette parcelle entourée de vignes, que, le 20 mars 2023, une opération de recherche menée par l’Inrap (Institut national de recherches archéologiques préventives) a révélé l’existence d’un cimetière de 27 sépultures de bébés et de jeunes enfants harkis dans le Gard. Abandonné au milieu d’un terrain militaire, ce cimetière a pu être retrouvé grâce à la ténacité de Nadia Ghouafria.
Fille de harkis, ces Français musulmans recrutés par l’armée française pendant la guerre d’Algérie (1954-1962), Nadia Ghouafria, une Nîmoise de 52 ans, agente d’accueil dans une école, se mobilise depuis dix ans pour retracer son histoire familiale et, plus largement, celles des familles de ces anciens combattants. Elle sait que ses parents, arrivés à Marseille le 28 novembre 1962, ont passé deux cent vingt jours dans le camp de transit de Saint-Maurice-l’Ardoise, où au moins 6 000 harkis ont vécu (de 1962 à 1965). Dans cette partie du Gard qui borde le Rhône, des centaines de familles ont été parquées sous des tentes, dans des conditions déplorables. La Gardoise a retrouvé des photos qui montrent des terrains cerclés de barbelés, des enfants souffrant de malnutrition et peu vêtus dans des paysages d’hiver…
Avec l’association Aracan (Association des rapatriés anciens combattants d’Afrique du Nord), elle mène, de 2015 à 2016, des recherches aux archives départementales du Gard, sans obtenir d’éléments convaincants. Mais elle persévère et découvre en 2017 l’existence d’un registre consacré au camp de l’Ardoise. Celui où sa famille a vécu. « Ce document était interdit à la consultation, alors j’ai fait une demande de dérogation, sans trop y croire. » Deux ans plus tard, la Nîmoise reçoit une réponse positive.
« Le cimetière de la honte »
Fatima, Moura, Saïd, Jeannette… Le 21 août 2019, Nadia Ghouafria tient entre les mains « le registre d’inhumation provisoire du camp militaire de l’Ardoise 1962-1964 », où se succèdent 71 noms, dont 61 prénoms d’enfants décédés entre 1 mois et 2 ans ou mort-nés. A chacun correspond un numéro. « Celui de leur sépulture », précise Nadia Ghouafria. Elle retrouve aussi un procès-verbal dont la conclusion l’interpelle : « Il y est écrit qu’il ne faudrait pas ébruiter l’affaire ni la porter à la connaissance des anciens harkis », rapporte la femme, qui en tremble encore : « Là, j’ai compris qu’il s’agissait d’un cimetière de la honte. J’en ai fait mon combat. »
A la suite de demandes répétées des associations œuvrant pour la mémoire des harkis et grâce au travail de la journaliste de l’AFP Lucie Peytermann, l’Etat autorise une mission de recherche de l’Inrap sur le site. Ce 20 mars 2023, lorsque les engins décapent la fine pellicule de terre, les révélations ne tardent pas. « Le terrain et l’alignement des sépultures correspondaient exactement au schéma laissé dans le procès-verbal, explique Patrice Georges-Zimmermann, archéologue à l’Inrap. Nous avons pu vérifier la présence d’ossements dans au moins deux sépultures. Dans l’une, un enfant était allongé sur le côté droit, le regard tourné vers la Mecque. Nous avons aussi trouvé des éléments comme des pierres qui pouvaient délimiter les sépultures et quelques tombes maçonnées pour que le corps du défunt ne touche pas la terre. »
« On a piétiné nos enfants »
En apprenant la nouvelle, Malika Tabti, 59 ans, fille de harkis vivant à Paris, n’y croit pas. L’information ravive en elle une douleur profonde : ses parents sont passés par ce camp entre 1962 et 1963 et l’une de ses sœurs y est décédée. « C’est une bonne nouvelle, un soulagement et un profond sentiment d’injustice. Mes parents nous ont toujours dit qu’une de nos sœurs y était morte, bébé, sans doute de la rougeole, et qu’elle avait été inhumée dans un terrain abandonné. Mais nos recherches dans les années 1990 n’ont jamais abouti. Il y a eu un tabou. »
Aïcha Djoubri, cinquantenaire qui vit à Rouen, ne peut, elle non plus, cacher sa colère. Au terme d’un long périple entre l’Algérie et le Gard, sa mère a accouché dans ce camp, seule et en plein hiver, de son frère Mohamed, mort-né. « On lui a pris son bébé et elle n’a jamais su où il avait été enterré, raconte-t-elle. On lui a remis un bout de papier, qu’elle a perdu. Nous n’avons jamais pu obtenir ni extrait de naissance, ni acte de décès. » Elle explique avoir fait des recherches, contacté les communes, en vain. « On a retrouvé mon frère. Mohamed est le numéro 4 sur le registre, enterré à la va-vite dans la terre. C’est un mépris total. On a piétiné nos enfants. »
https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2023/05/04/les-enfants-de-l-oubli-d-un-ancien-camp-de-harkis_6172002_4500055.html
« Les ossements des vingt-sept enfants du camp de Saint-Maurice-l’Ardoise personnifient à eux seuls l’abandon et le drame des harkis »
Nous sommes plus d’une centaine de femmes, épouses, mères, filles, sœurs, toutes liées à l’histoire des harkis. Nous vivons dans les diverses régions de France, y compris en Polynésie française, mais aussi en Europe ou aux Etats-Unis.
Nous sommes bouleversées par la découverte d’ossements de vingt-sept enfants de harkis que les archéologues de l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap) ont mis au jour, le 20 mars, à proximité du camp de Saint-Maurice-l’Ardoise (Gard). Les fouilles continuent.
En effet, après des mois de recherches sans résultat, des fouilles archéologiques ont enfin permis de retrouver des ossements d’enfants dans un terrain vague, non loin des anciens camps de harkis de Saint-Maurice-l’Ardoise et de Lascours. Dans ce cimetière improvisé, des dizaines de nourrissons morts de froid et de maladie ont été jetés en terre à partir de l’automne 1962, sans sépulture digne de ce nom, et parfois sans que les familles soient informées des conditions d’inhumation.
Soixante-dix noms
Ainsi a débuté l’enfouissement de l’histoire de ces enfants. Doit-on y voir une résonance avec la bévue de François Missoffe (1919-2003), ancien ministre des rapatriés, qui, en 1964, qualifia les harkis de « déchets » à transférer aux camps de Bias (Lot-et-Garonne) et de Saint-Maurice-l’Ardoise, réservés aux « inclassables » et aux « irrécupérables » ?
Par la suite, des associations de harkis et des familles concernées ont inlassablement sollicité les autorités pour être aidées à retrouver les sépultures des enfants. En vain. Il aura fallu attendre 2019, quand une descendante de harki a découvert un procès-verbal de gendarmerie daté du 23 octobre 1979 sur la « création d’un cimetière sur un camp militaire », pour que le sujet soit enfin examiné.
Ce procès-verbal s’est appuyé sur un « registre d’inhumation provisoire au camp militaire de l’Ardoise », ouvert le 19 février 1963. Les indications relevées font état de soixante-dix noms et dates de naissance (dix adultes et soixante enfants), tous issus de familles de harkis. Pour trente et une personnes, il y avait aussi les dates d’inhumation et les causes du décès.
L’enquête menée par les gendarmes révèle qu’ils avaient pu réunir des informations précises sur la localisation et l’organisation de ce qu’ils ont appelé « cimetière provisoire ». Par ailleurs, il aurait été question d’agrandir les cimetières de Laudun et de Saint-Laurent-des-Arbres (Gard), mais, avec le départ des familles après 1975, ce projet est tombé dans l’oubli, et les sépultures ont disparu sous les ronces.
« Il ne faudrait pas trop ébruiter l’affaire »
Pourquoi les autorités françaises, incontestablement informées dès 1979 de l’existence de ce « cimetière sauvage », n’ont-elles pas réagi alors que des dépouilles auraient encore pu être retrouvées ? La réponse se trouve aussi dans ce procès-verbal, qui atteste que les autorités de l’époque ont délibérément choisi de ne pas informer les familles et les associations : « Il ne faudrait pas trop ébruiter l’affaire, qui risquerait d’avoir des rebondissements fâcheux, notamment si cela était porté à la connaissance des responsables de mouvements de défense des rapatriés d’Algérie – anciens harkis. »
Le 14 février 2022 a marqué un tournant, lorsque la ministre déléguée chargée de la mémoire et des anciens combattants, Geneviève Darrieussecq, s’est rendue sur les lieux. Elle a qualifié le site de Saint-Maurice-l’Ardoise de « cimetière illégal, de fortune, puisque ce ne sont pas les règles d’inhumation dans notre pays », ajoutant : « C’est une erreur, c’est un manquement. »
Elle a annoncé avoir signé l’autorisation de fouilles sur le site, et a déclaré : « Tout cela doit être dit, connu et reconnu comme une faute de la République. » Les archéologues de l’Inrap ont alors commencé leurs recherches, toute trace ayant disparu. A ce jour, seulement vingt-sept corps ont été découverts, sur les soixante-dix noms relevés. Parviendra-t-on à retrouver les autres, à les exhumer, à les identifier et à les restituer à leurs familles ?
Pour mémoire, des milliers de familles de harkis vivaient comme des parias, parquées dans des « camps de transit et de reclassement », dont Saint-Maurice-l’Ardoise, pour certains entourés de barbelés et surveillés par l’armée. Ces personnes ont affronté les rudes hivers de 1962 et 1963 sous des tentes glaciales et dans des baraquements précaires.
Cimetières sauvages
Un rapport publié en 2018 a révélé l’existence d’autres cimetières sauvages dans les environs des camps de Rivesaltes (Pyrénées-Orientales), de Bourg-Lastic (Puy-de-Dôme) et du Larzac. Il n’était pas rare que des enfants décédés à l’hôpital à cette période soient enterrés autoritairement dans ces cimetières improvisés, souvent en l’absence des familles, ou sans qu’elles soient informées du devenir du corps de leur enfant.
Comment ne pas relier cette surmortalité infantile aux conditions de vie inhumaines, aux maladies et aux épidémies dues à la surpopulation et à l’insalubrité des lieux ? Comment ne pas dénoncer les conditions déplorables d’accouchement sous des tentes non chauffées et une prise en charge médicale et sanitaire particulièrement déficiente ? Ces personnes fragilisées par la violence de leur abandon en Algérie, donc devenues particulièrement vulnérables, n’avaient-elles pas besoin d’aide de toute urgence ?
Pourtant, des rapports d’archives prouvent que la tragédie était prévisible. Début 1963, le Comité international de la Croix-Rouge [CICR] est alerté de la situation dramatique dans les camps, notamment par le docteur Roger Steinmetz, ancien délégué du CICR et président de l’action de secours aux harkis repliés en France. Une lettre d’une citoyenne suisse relate aussi : « L’hiver rigoureux a rendu les conditions de vie des camps de Saint-Maurice-l’Ardoise et de Lascours en dessous de ce que l’on peut admettre pour des êtres humains. Les enfants présentent des syndromes, œdèmes par sous-alimentation. »
Passé douloureux
Par ailleurs, la docteure Andrée Heurtematte, de l’hôpital Sainte-Marthe d’Avignon, déplore [dans une lettre adressée le 26 janvier 1963 au député-maire d’Avignon et au préfet de Vaucluse] la dégradation croissante de la situation sanitaire au camp de Saint-Maurice-l’Ardoise : « Un enfant est mort pratiquement à l’arrivée en le posant sur la table, deux enfants sont arrivés agonisants et sont morts dans les deux heures. » Le député-maire et le préfet du Gard ont été informés de la situation. A défaut de mesures concrètes, les six mille personnes concernées ont continué de grelotter sous des « tentes et baraques [qui] voguent sur une mer de boue quand il pleut ou à la fonte de la neige ».
Les familles de harkis qui sont passées par ces camps et qui ont été relocalisées par la suite dans d’autres régions ont dû refouler ce passé douloureux. Et lorsque, par le biais de responsables d’associations, elles ont tenté d’interroger les autorités locales sur les tombes de leurs enfants morts dans ces circonstances indignes, on leur a répondu : « Il n’y a rien à trouver ! » Rien. Comment accepter que ces êtres humains soient rapportés à une chose insignifiante ?
Mais le souvenir de ces corps d’enfants est resté gravé non seulement dans le cœur des familles meurtries par ces deuils, mais aussi dans la mémoire collective de tous ceux qui ont transité par ce camp. Contrairement à l’Etat français, comment auraient-elles pu oublier ces enfants ?jouter à vos sélections
Comment ne pourrait-on voir, à travers ce symbole qui touche à l’humanité même, que ces corps d’enfants, plus que des vestiges mémoriaux, personnifient à eux seuls, encore une fois, l’abandon et le drame des harkis ?
Réparation indispensable
Pour le philosophe Alain David [membre du conseil scientifique du Centre mémoriel et culturel du camp de Saint-Maurice-l’Ardoise, présidé par Fatima Besnaci-Lancou], « cette découverte de cadavres d’enfants près de Saint-Maurice-l’Ardoise me paraît très significative : outre l’horreur intrinsèque du fait, des morts sans sépulture renvoient à ce que l’anthropologue Véronique Nahoum-Grappe désigne comme “imaginaire génocidaire” – quoi qu’il en soit de la qualification juridique prise dans son sens rigoureux ».Monsieur le président de la République, vous avez déjà accompli des gestes forts vis-à-vis des harkis et de leurs familles. Permettrez-vous que la découverte de 2023 soit la première étape d’un nouveau processus de réparation indispensable pour sortir ces enfants de l’oubli ?
Après votre déclaration solennelle du « pardon » adressée aux harkis le 20 septembre 2021, nous vous demandons de bien vouloir annoncer, de manière aussi solennelle, la découverte de ces corps et votre engagement à dégager les moyens nécessaires à la découverte et à l’identification des restes d’enfants (et des quelques adultes également mentionnés plus haut), à la prise en charge de leur restitution aux familles et à leur inhumation dans des conditions dignes en fonction du choix de celles-ci, ainsi que la poursuite des recherches de cimetières sauvages, dont l’existence est désormais attestée, dans les autres camps de harkis.
Premières signataires : Fatima Besnaci-Lancou, historienne, présidente du conseil scientifique du Centre mémoriel et culturel du camp de Saint-Maurice-l’Ardoise, et Houria Delourme-Bentayeb, pédagogue et romancière.
Cosignataires : Fatiha Arfi, secrétaire de l’association Coordination Harka, Fatima Benamara, présidente de l’association Harkis et droits de l’homme, Aline Carabetta, présidente de l’association Femmes de harkis, Fatima Hamroune, présidente de l’association Génération Aquitaine des Français rapatriés d’Algérie, Zohra Larbi, membre de l’association Les Harkis et leurs amis, Fatiha Mamèche, présidente de l’association Les Harkis ces Français oubliés, Habiba Paillac, présidente de l’association Mémoire et avenir des harkis, des rapatriés d’Algérie et leurs sympathisants, Fatma Sadi, membre de l’association Génération mémoire harkis.
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