Avec le dernier tome de ses « Suites algériennes », le dessinateur clôt brillamment une série de douze bandes dessinées qui couvrent l’histoire de l’Algérie depuis 1836.
L’auteur de bande dessinée Jacques Ferrandez, lors du Festival du livre de Mouans-Sartoux, dans les Alpes-Maritimes, le 8 octobre 2017.
Jacques Ferrandez ne se doutait naturellement pas, lors de la publication de ses premiers Carnets d’Orient, en 1987, qu’il n’achèverait sa uittée peu après, le dessinateur niçois vouait certes une passion précoce pour son pays natal. Mais c’est le souffle romanesque de sa fresque algérienne qui l’a poussé à d’abord publier une série de cinq albums sur l’Algérie de la colonisation française, puis cinq autres sur la guerre d’indépendance. Le cycle est désormais complété par les deux tomes de ses Suites algériennes, qui couvrent la période allant de 1962 à 2019, le second et dernier volume venant de sortir aux éditions Casterman.
La série des « Carnets d’Orient »
Ferrandez ouvrait ses Cahiers d’Orient avec la découverte de l’Algérie par un peintre aux fausses allures de Delacroix qui, tombé follement amoureux d’une belle Djemilah, traversait le pays pour la retrouver, non sans apprendre l’arabe et s’arabiser lui-même. Le lecteur suivait ce Joseph/Youssef du siège de Constantine, en 1837, jusqu’au camp de l’émir Abdelkader, alors autant en lutte contre l’envahisseur français que contre les autres chefs arabes. Préfacés par Jean-Claude Carrière, Jules Roy, Benjamin Stora et Louis Gardel, les quatre tomes suivants de ce cycle s’attachaient chacun à un moment charnière de l’Algérie coloniale : 1871 et l’arrivée des exilés communards en pleine insurrection de la Kabylie ; le début du XXe siècle d’une enfance entre Beni Ounif et Mascara ; 1930 et le centenaire de l’occupation française ; et enfin 1954 avant le déclenchement de la lutte armée par le Front de libération nationale (FLN).
Ferrandez pensait sincèrement en rester là, avant de se lancer, en 2002, dans un nouveau cycle de cinq albums, dont l’action est marquée par les différentes phases de la guerre d’Algérie. En se situant dans une chronologie plus ramassée, l’auteur, même s’il avait déjà suivi des personnages d’un album à l’autre, construit cette fois une saga plus dense, avec ses intrigues, ses rebondissements et ses secrets. Le charme du scénario et des illustrations est servi par une riche documentation et une solide recherche, au fil de nombreux séjours en Algérie et de relations de plus en plus confiantes avec des témoins de tous bords.
Non seulement le succès est au rendez-vous, mais les Carnets d’Orient trouvent aussi leur public en Algérie, en français comme dans une traduction locale en arabe. Le quotidien algérien El Watan salue le « travail tout simplement colossal » de Jacques Ferrandez, qui « nous invite à nous méfier de l’histoire officielle, à regarder en nous-mêmes, à affronter notre passé avec ses parts d’ombre ».
« Les Suites algériennes », inspirée par le Hirak
Une fois encore, Ferrandez pensait avoir tourné la page. C’était compter sans le Hirak, cette protestation populaire qui, en 2019, pousse le président Bouteflika à la démission. Le dessinateur, en visite à Alger lors d’une des plus importantes manifestations, le 1er novembre, anniversaire du soulèvement du FLN, en retire l’inspiration de deux Suites algériennes, ouvertes par le Hirak. Mais c’est pour mieux remonter le temps jusqu’à 1962 et à « l’indépendance confisquée » de l’Algérie, pour reprendre l’expression de son premier président, Ferhat Abbas, écarté par les militaires qui détiennent toujours, six décennies plus tard, la réalité du pouvoir.
Le premier tome, sorti en 2021, était déjà mené à un rythme haletant, une intensité que ce second tome, tout juste publié, avec une préface de l’écrivain Kamel Daoud, maintient de bout en bout. On sent l’auteur en totale maîtrise de son sujet, brisant les tabous et brouillant les lignes, notamment à propos de la « décennie noire » des années 1990, cette guerre civile entre le régime et les islamistes qui fit au moins cent cinquante mille morts.
C’est que la passion de Jacques Ferrandez pour l’Algérie ne l’a pas conduit qu’à créer cette formidable saga. Elle l’a aussi convaincu d’oser adapter, pour les éditions Gallimard, trois œuvres algériennes d’Albert Camus, L’Etranger, L’Hôte et Le Premier Homme, ce manuscrit posthume et inachevé auquel il fut même, insigne privilège, autorisé à apporter une conclusion.
Cette passion se retrouve aussi dans sa collaboration avec Fellag et dans son adaptation d’Alger la Noire, ce polar de Maurice Attia situé dans les derniers mois de l’Algérie française. Il avait déjà illustré des textes de Rachid Mimouni, mort en 1995, et il transfigure cet écrivain dans le personnage à qui il offre de conclure, avec ces Suites algériennes, l’ensemble de la saga : « Nous en avons assez de cultiver l’échec. Nous avons le droit d’avoir un pays à nous, dont nous puissions être fiers. Il est temps enfin de recouvrer notre indépendance. »
Il faut vraiment aimer l’Algérie avec passion pour publier cela en 2023.
Jean-Pierre Filiuprofesseur des universités à Sciences Po
https://www.lemonde.fr/un-si-proche-orient/article/2023/05/28/la-passion-algerienne-de-l-auteur-de-bande-dessinee-jacques-ferrandez_6175179_6116995.html
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