Il a, en effet, consacré cinq ouvrages à l’Algérie, Sociologie de l’Algérie, Le déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Algérie 60, structures économiques et structures temporelles, Esquisse d’une théorie de la pratique précédé de trois études d’ethnologie kabyle, Le Sens pratique et une enquête «Travail et travailleurs en Algérie».
Il a publié douze articles (qui ont été rassemblés par Tassadit Yacine sous le titre Esquisses algériennes), «Le choc des civilisations»; «La société traditionnelle: attitude à l'égard du temps et conduite traditionnelle»; «La logique interne de la civilisation algérienne traditionnelle»;
«Guerre et mutation sociale en Algérie»; «Paysans déracinés; bouleversements morphologiques et changements culturels en Algérie»; «Les sous-prolétaires algériens»; «La hantise du chômage chez l'ouvrier algérien: prolétariat et système colonial»;«Du bon usage de l'ethnologie. Entretien avec M. Mammeri»; «Dialogue sur la poésie orale en Kabylie»; «La maison kabyle ou le monde renversé» dont deux ayant un caractère politique plus marqué: «Révolution dans la révolution», «De la guerre révolutionnaire à la révolution».
Bourdieu est revenu ultérieurement bien des fois sur son expérience algérienne, qu'il utilise encore en 1998 dans La domination masculine.
Bourdieu mène un combat politique contre la colonisation - ce qu'il fait indéniablement quoiqu‘on en ait dit en France et en Algérie -et le mène d'abord et avant tout en scientifique.Lorsqu'il se retrouve, durant son service militaire, face à la réalité de la guerre (opérations militaires, contrôles sur les routes, arrestations, fouilles et destruction de villages, interrogatoires...), face à la misère (paysans mis dans l'impossibilité de cultiver leur terre, déplacements massifs de populations, misère des chômeurs urbains, émigration qui vide des régions entières de leurs forces...), face aux rapports entre les deux mondes, celui des Algériens et celui des colons, qui, en bien des lieux et des occasions, ressemblent à un monde d'apartheid ou rappellent le fonctionnement d'une société de castes, il connaît parfaitement les arguments contre la colonisation et les opérations en Algérie avancés par les intellectuels dressés contre la guerre et ses méthodes, parmi lesquels Jean Amrouche, Frantz Fanon, Francis Jeanson, Michel Leiris, André Mandouze, François Mauriac, Albert Memmi, Jean -Paul Sartre, Laurent Schwartz, Pierre Vidal-Naquet, puis plus tard, Raymond Aron.
C'est donc un triple combat qu'il entreprend: contre l'ignorance d'abord avec un petit livre d'une collection de large diffusion (les «Que sais-je?» des Presses Universitaires de France); contre le mépris de nombreux intellectuels vis-à-vis des «civilisations» qui se sont développées dans les différentes populations qui occupent le territoire algérien ensuite; enfin, et c'est son troisième et plus important combat, contre le simplisme de certaines études sociologiques et contre certaines explications qui se contentent d'utiliser des notions qui s'apparentent plus à des «substances magiques»- par exemple le contact entre des civilisations de niveaux de développement différents - qu'à des concepts susceptibles d'être éprouvés, ou, pour être plus précis, contre les manières de penser alors en vogue dans le monde des sciences sociales et des études orientalistes.
Ces combats il les mène aussi pour restituer aux Algériens le sens de leur comportement dont le colonialisme les a dépossédés.
«Le premier combat contre l'ignorance» cherche à montrer le fondement de l'ordre colonial, c'est-à-dire les rapports de force par lesquels la classe dominante tient en tutelle la classe dominée. Pierre Bourdieu mène ce premier combat en s'appuyant sur une documentation ethnologique et historique des meilleurs géographes, ethnologues et historiens des régions et tribus de l'Algérie. N'acceptant pas la thèse, trop vite formulée et trop vite acceptée, d'un immobilisme traditionnaliste prenant sa source dans l'islam, il insiste sur les effets des changements dans la répartition de la propriété imposés par les lois promulguées depuis 1830, sur les violences exercées sur les populations rurales pour les chasser des terres les plus fertiles ou pour s'approprier à bon compte leur cheptel, sur les transformations des formes collectives d'exploitation de la terre confrontées au système d'une agriculture capitaliste; pour lui, les grandes lois de la colonisation (le cantonnement de Bugeaud, le Sénatus-consulte de 1863, la loi Warnier de 1873) sont au point de départ de ce travail de sape de l'économie traditionnelle qui ne permet plus d'évolution «Il s'insurge, dans le deuxième combat», contre les manières dominantes de penser le monde social et ses modalités de transformation et il s'engage dans des recherches sur les raisons et les effets de la paupérisation paysanne. Ses intérêts l'amènent à participer et à mener des enquêtes, commanditées et financées par l'Ardes, (avec une équipe d'étudiants), sur les mécanismes de domination induits par la colonisation, le développement du capitalisme et la guerre. Ces premières recherches sont marquées par les chocs que subit la pensée paysanne, les relations entre l'économie et la culture, le rapport à la monnaie, au temps, à l'avenir.
Le premier ouvrage «Le déracinement. La crise de l'agriculture traditionnelle» est cosigné avec Abdelmalek Sayad et traite des effets sur la paysannerie de la colonisation et des regroupements organisés par les militaires dans des camps.
Les deux auteurs montrent que l'univers culturel de la paysannerie -thafallah'th disaient les Kabyles pour dire que l'agriculture n'était pas une petite affaire mais engageait l'existence - s'est trouvé défait. Avec la colonisation, c'en est fini de l'agriculture traditionnelle. les déplacements de populations après l'insurrection de 1871, les expropriations, le dénuement et la misère grandissante des petits paysans ont entrainé une émigration qui a pris, petit à petit, de plus en plus d'ampleur.
Cette émigration, qui, au début, grâce à l'argent gagné, avait permis à la communauté paysanne de se maintenir, a contribué par la suite à amplifier la «dépaysannisation». L'esprit paysan ne résista pas longtemps au déracinement. L'individualisme propre à l'esprit du capitalisme finit par s'imposer. La guerre et ses séquelles précipiteront le mouvement de désagrégation culturelle que le contact de civilisations et la politique coloniale avaient déclenché: les réfugiés sont isolés et désarçonnés, les regroupés dans les camps sont abandonnés à l'oisiveté et dépossédés de la responsabilité de leur propre destin. Les secondes recherches portent sur les effets de la transformation capitaliste. Elles donneront lieu à Travail et travailleurs en Algérie et à Algérie 60. Structures économiques et structures temporelles. Ces enquêtes, menées avec des statisticiens analysent les effets de l'économie capitaliste, importée par la colonisation, sur les comportements et les représentations face au travail dans les différentes classes de la société algérienne. Elles insistent sur la confrontation de deux temps, d'un côté celui des rythmes du groupe, du calendrier des travaux et des fêtes, tentative d'offrir une moindre prise au futur et de l'autre le temps d'une société d'individus pris dans le réseau des institutions capitalistes. Ces études montrent bien que les sous-prolétaires et les chômeurs, des paysans «dépaysannisés»», confrontés à la réalité du capitalisme urbain, vivent, dans le désarroi, la discordance entre leur position et leurs aspirations et expriment un désenchantement qui les pousset à se réfugier dans le «fatalisme du désespoir»ou dans l'irréalisme des aspirations ou encore dans le dédoublement des manières d'être.
«Le troisième est plus théorique et conduit d'abord Bourdieu à s'opposer frontalement aux thèses et interprétations de nombre d'intellectuels ralliés à la défense inconditionnelle du colonialisme dont «Georges-Henri Bousquet (professeur de sociologie nord africaine, chef de file des militants d'extrême droite), Philippe Marçais, qui se convertira en farouche partisan de l'OAS, ou encore Jean Servier (ethnologue, spécialiste du monde berbère, ouvertement engagé au service de l'armée française)».Ce troisième combat l'amène aussi à mener une réflexion plus théorique sur le monde social. Ainsi, critiquera -t-il,à partir de ses études algériennes,la conception du monde qui croit en l'existence d'individus détachés des contingences matérielles, libres et autonomes, plus présente chez Jean-Paul Sartre comme il critiquera l'autre conception du monde, plus présente chez Lévi-Strauss, qui ignore les effets du pouvoir et de la domination. Il fait cela en insistant sur les inégalités d'accès aux biens symboliqueset en posant la question des mécanismes par lesquels cette distribution inégalitaire peut être justifiée et reproduite. Question à laquelle à l' époque il ne peut encore répondre. Il élabore à ce moment, en Algérie, l'hypothèse que la mise en ordre symbolique du monde contribue au maintien de l'ordre social en produisant la croyance dans la légitimité de cet ordre. Tous ses travaux ultérieurs chercheront à tester la validité de cette hypothèse.
Ce troisième combat le conduit enfin à s'interroger sur le futur immédiat de l'Algérie et à s'opposer aux conceptions de certains révolutionnaires qu'il trouve trop idéalistes. Affirmant que celui qui sait et se tait est particulièrement coupable, ilinterroge les intellectuels algériens les plus politiques, engagés qu'ils sont dans les luttes pour l'indépendance, pour attirer leur attention sur un savoir qui est en contradiction avec leurs visées idéologiques. Pierre Bourdieu, parce que ses enquêtes ont montré qu'il n'en était rien, déclare que l'illusion la plus pernicieuse réside dans le mythe de la révolution révolutionnaire selon lequel la guerre aurait comme par magie transformé la société algérienne de fond en comble; Il affirme que «le dépaysement a été si total si brutal que le désarroi, le dégoût et le désespoir sont infiniment plus fréquents que les conduites novatrices qui seraient nécessaires pour s'adapter à ces conditions radicalement nouvelles. Toutes les contradictions de la situation s'expriment bien dans cette phrase: «Forces de révolution, la paysannerie prolétarisée et le sous-prolétariat des cités ne forment pas une force révolutionnaire».
Christian de Montlibert
Professeur de sociologie
10-05-2023
https://www.lexpressiondz.com/culture/il-existe-une-oeuvre-algerienne-de-pierre-bourdieu-369033
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