Marc André
Une prison pour mémoire
Montluc, de 1944 à nos jours
(ENS éditions, 572 p., 24 €)
L'historien Marc André consacre une étude exhaustive et radicale à la prison Montluc de Lyon. De la Gestapo à la répression des luttes anticoloniales, les cachots en ont vu défiler. Aujourd'hui, les diverses mémoires du lieu se regardent en chiens de faïence.
Comment un bâtiment carcéral peut-il, au fil du temps et des mémoires, prendre l’allure d’un palimpseste – c’est-à-dire d’un parchemin médiéval, dont chaque version se voyait effacée par la suivante sous la plume des copistes successifs ? Telle est la question résolue par l’historien Marc André, au sujet du fort Montluc, prison adossée à un tribunal militaire et sise dans le troisième arrondissement de Lyon.
Pour la mémoire collective, Montluc, c'est là que Jean Moulin ou encore l’historien Marc Bloch furent incarcérés et torturés par « le boucher de Lyon », Klaus Barbie pendant la Seconde Guerre mondiale. Chef local de la Gestapo, il fut, avec ses sbires, responsable du meurtre sur place et dans les environs de 4 000 personnes ; et responsable de la déportation de 7 500 juifs – dont l’immense majorité périt à Auschwitz-Birkenau.
Klaus Barbie emprisonné au Fort Montluc de Lyon (JT d'Antenne 2 du 6 février 1983, présenté par Christine Ockrent) © INA Histoire
Toutefois, la mémoire du lieu ne saurait s’arrêter là. Des acteurs et complices du nazisme y furent mis sous les verrous épurateurs une fois la Libération accomplie. Et déjà des opposants communistes à la guerre d’Indochine étaient jetés dans les geôles de Montluc, avant qu’à leur tour des objecteurs de conscience français et des nationalistes algériens ne tâtassent de la paille humide du cachot.
Tout le mérite de l’étude menée par Marc André, Une prison pour mémoire : Montluc de 1944 à nos jours, consiste à révéler chaque couche d’expérience carcérale, chaque sédiment de mémoire, de façon que le palimpseste devienne mille-feuille. Un tel travail distingue et relie à la fois, érigeant un établissement pénitentiaire en organisme vivant, qui absorbe puis rejette les détenus, dans un implacable et surprenant transit cellulaire.
Avec des éliminations définitives à la clef, puisque toutes les exécutions capitales lyonnaises, à partir de 1955, se déroulent à Montluc.
En l’espace d’une vingtaine d’années, allant du plus fort de l’occupation nazie au summum des violences de la guerre d’Algérie, un sinistre lieu de mémoire se dresse en métaphore des arrangements du récit national, à mesure que s’imposent les compromissions des gouvernants au mépris des gouvernés.
« Combien d’Oradour croyez-vous que l’armée française a déjà faits en Indochine ? »
Un officier nazi purgeant sa peine à Montluc, en 1950
Ainsi le communiste Lucien Benoit, incarcéré par le régime de Vichy à Montluc pour « activité communiste », s’y retrouve-t-il à nouveau, en 1950, pour le punir de son action anticoloniale : le tribunal militaire lui reproche d’avoir frappé à coups de pied des représentants des forces de l’ordre, lors d’une manifestation contre la guerre d’Indochine.
À Montluc, Lucien Benoit tombe sur quelques codétenus spéciaux : des criminels de guerre nazis, dont certains occupent l’ancienne « baraque aux juifs » construite dans la cour de la prison, du temps qu’ils la dirigeaient sous l’Occupation.
L’ancien directeur hitlérien du lieu l’accueille en ces termes : « Monsieur Benoit, il se trouve que nous sommes, ici, logés à la même enseigne. Je voulais vous dire, au nom de mes camarades, que si vous, ou vos amis, avez besoin d’un service, vous demandez à nous. »
Le communiste refuse cette solidarité factice, cette fausse équidistance. Et alors qu’un nazi écroué lui lance « quelle saloperie la guerre ! », Lucien Benoit réplique : « Nous ne sommes pas ici pour les mêmes raisons. Nous, nous avons lutté contre la guerre menée en Indochine. Nous ne sommes pas de ceux qui ont fait Oradour. » Sans se démonter, en souriant, le nazi émérite lâche : « Ah, Monsieur Benoit, combien d’Oradour croyez-vous que l’armée française a déjà faits en Indochine ? »
Un avenir qui ne passe plus
La lecture du livre de Marc André ne cesse de provoquer le vertige, tant les télescopages historiques se ramassent à la pelle.
Exemple : « Aux manifestants communistes, aux insoumis ou appelés réfractaires, viennent s’ajouter d’autres acteurs : les fils de fusillés par les nazis qui commencent à peupler les prisons, et leurs familles qui protestent fortement contre cet état de fait. C’est qu’un nouvel élément vient secouer les mémoires traumatiques, quand Hans Speidel, ancien chef d’état-major de l’armée allemande d’occupation en France et responsable notamment des activités de contre-espionnage, est nommé début mars 1957 au commandement Centre-Europe de l’OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique Nord), dont le siège est à Fontainebleau. »
Le fils d’un ancien résistant fusillé écrit alors à René Coty, président de la République, pour affirmer être prêt à donner sa vie pour son pays, comme le fit son père, mais jamais en servant sous les ordres de ceux qui l’assassinèrent.
Affiche du PCF datant de 1957 (© Archives départementales de la Seine-Saint-Denis)
À ce passé qui ne passe pas, s’ajoute un avenir qui ne passe plus : l’ordre colonial français dans les trois départements d’Algérie. L’insoumission et la désertion des militaires « indigènes » amènent sous les verrous bien des « tirailleurs nord-africains » jugés par le TPFA (tribunal permanent des forces armées).
Viennent les rafles et les tortures, « comme sous la Gestapo », s’indignent d’anciens résistants. Sans oublier les exécutions capitales de militants du FLN. Et ce, autre télescopage, alors qu’est sorti en salle le film de Robert Bresson, tourné dans la prison de Montluc même, à propos de l’évasion spectaculaire du résistant André Devigny : Un condamné à mort s’est échappé (1956).
«Un Condamné à mort s'est échappé » : bande-annonce d'époque (1956). © Gaumont
Aucun condamné à mort algérien ne s’est échappé de Montluc, dont Marc André détaille la refonte sécuritaire, avec la mise en place de séparations étanches (entre soutiens du FLN et de Messali Hadj en particulier). Ce temps des cloisonnements et des cliquetis, mais aussi d’une prison qui « se transforme en espace de lutte », est admirablement rendu. Grâce à un travail d’historien qui prit dix ans et conduisit l’auteur des fonds d’archives à des entretiens approfondis avec les survivants, sans omettre la lecture des témoignages écrits, publiés ou non, laissés à la postérité.
Des noms émergent, trop souvent inconnus du grand public au nord de la Méditerranée : Moussa Lachtar, Salah Khalef, Mostefa Moudina. Ce dernier, en 2012, à l’occasion des 50 ans de la fin de la guerre d’Algérie, est revenu à Montluc, où il avait été enfermé, en 1960, après avoir été condamné à mort par le TPFA de Lyon.
Sénateur algérien, qui devait publier en 2013 un livre de souvenirs sur l’attente emplie d’incertitudes qu’il passa dans la prison de la capitale des Gaules (La nuit a peur de l’aube, éd. Anep, Alger), il a provoqué un esclandre politico-mémoriel dont Marc André fait son miel.
Mostefa Moudina visitait donc en 2012 l’établissement carcéral devenu mémorial en 2010 : il ressortit aux dix prétendus « hauts lieux de la mémoire nationale » sous la tutelle du ministère des armées – au même titre que la nécropole et la tranchée des baïonnettes de Douaumont, que le mont Valérien, ou encore que le mémorial des guerres en Indochine de Fréjus, au même titre, toujours, que le mémorial national de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie…
Voilà dix ans, le sénateur algérien fait part de son étonnement : aucune trace de la souffrance des Algériens en ces murs. Jean Lévy, délégué régional des Fils et filles des déportés juifs de France, lui réplique alors que Montluc est uniquement dévolue à la Seconde Guerre mondiale. Jean Lévy enfonce le clou en janvier 2022, affirmant que l’Algérie n’a pas droit de cité en ces lieux : « C’est incompatible avec notre pensée, nous avons promis à ceux qui sont morts dans cette prison que nous serions les vigiles contre le nazisme. »
Documentaire de Mohamed Zaoui, « Retour à Montluc » (France, Algérie, 2013), consacré à Mostefa Moudina. © domi us
Le président de la Région Auvergne-Rhône-Alpes, Laurent Wauquiez, saute sur l’occasion et dénonce le « grand méli-mélo de la mémoire » qu’occasionnerait l’évocation des prisonniers algériens à Montluc. Comme si les « hauts lieux de la mémoire nationale » cités plus haut et administrés par le ministère des armées ne relevaient pas eux-mêmes du méli-mélo à gogo, favorisant un fatras franchouillard sous couvert de réconciliation !
Or Marc André prend à rebours les sornettes mémorielles d’un Laurent Wauquiez doublement fautif – puisqu’en sus d’encourager la pleutrerie politicienne, cet agrégé d’histoire, auteur de recherches universitaires sur les Lumières arabes, se renie intellectuellement.
L’auteur d’Une prison pour mémoire, tout en ne cessant de montrer que Montluc est traversée par des communautés d’expériences distinctes, plaide pour un regard critique sur le lieu de mémoire. Celui-ci ne doit pas servir de simple levier partisan mais s’avérer à la fois complexe et objet d’histoire.
Communautés « d’expériences »
et « témoignantes »
L’historien distingue deux communautés mémorielles : « La première peut être qualifiée de militante : portée par un objectif structuré par une idéologie, fortement médiatisée, elle est dirigée vers l’action politique au présent. L’usage du passé est instrumental avec pour volonté clairement affichée la construction d’une mémoire collective et la captation d’une reconnaissance (donc de privilèges) en faveur d’un groupe particulier. »
Marc André situe dans cette première catégorie aussi bien le sénateur algérien Mostefa Moudina que le délégué régional des Fils et filles des déportés juifs de France Jean Lévy. Et il leur oppose une seconde communauté, non pas « d’expériences », mais « témoignante » ; non pas tapageusement autocentrée, mais aussi discrètement que foncièrement ouverte sur l’altérité, la solidarité, par-delà les épreuves hétérogènes : « Façonnée à l’échelle individuelle, animée par des souvenirs personnels, partagée dans une sphère plus restreinte, elle considère la mémoire comme un matériau utile à l’écriture de l’histoire. »
Pour l’auteur, la distinction entre ces deux communautés « et surtout leur croisement offrent la possibilité de dépasser les logiques d’affrontement identitaires et victimaires – ce que certains appellent les “guerres de mémoires” – à travers une nouvelle histoire dans laquelle les victimes de divers régimes n'ont, en fait, jamais cessé de dialoguer, hier comme aujourd’hui ».
Ainsi seulement un persécuté cesserait de chasser l’autre en un fâcheux mouvement binaire, qui convient aux clous mais pas aux humains, animaux politiques et roseaux pensants…
D’autant que dans une France post-coloniale et à laquelle l’Empire semble manquer comme une dent arrachée, le développement séparé (qui se dit apartheid en afrikaans) mémoriel en vigueur aboutit au déni sinon au négationnisme.
Document de propagande du ministère des Armées consacré au «Mémorial national de la prison Montluc» : une vision partielle et partiale de l'histoire... © Ministère des Armées
Savons-nous que dans les quatre dernières années de la IVe République et les quatre premières années de la Ve, 300 « assignés à résidence » environ ont séjourné dans la prison, avant leur transfert en Algérie ? Et que près de 10 000 raflés, dont une quinzaine de femmes algériennes, ont été fichés dans le fort Montluc transformé en centre d’identification ?
Savons-nous que 10 Algériennes, 16 Françaises et 41 Français ont été détenus, de quelques semaines à plusieurs années, pour leur participation aux réseaux indépendantistes ou pour leur action antimilitariste ? Que plus de 850 accusés ont comparu devant le tribunal militaire pour leur engagement durant la guerre d’indépendance algérienne ? Que 75 Algériens condamnés à la peine capitale ont attendu dans le couloir de la mort et que 11 d’entre eux ont été guillotinés in situ – deux autres à Dijon ?
« Les faits, au terme de ce travail, sont fermement établis », écrit Marc André en conclusion d’un livre qui se veut « un dialogue entre les ombres ». Tout en regimbant à juste titre face à la tournure du souvenir français : « Montluc rejoue, à l’échelle d’une prison, ce qui se passe à une échelle bien plus vaste. Il est parfaitement légitime de se demander aujourd’hui de quel devoir de mémoire on parle quand on exfiltre tous les autres, quand le devoir de mémoire se mue en désir d’exclusion. »
http://www.micheldandelot1.com/montluc-ou-la-memoire-a-partager-d-une-prison-palimpseste-a213438399
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