Le mercredi, c’est jour de sortie de films au cinéma. Mais confinement oblige, les films on les regarde chez soi. Du coup, pendant une semaine, on vous propose chaque jour un film au sujet de la guerre d’Algérie. On commence aujourd’hui avec un film récent: “Qu’un sang impur”.
Qu’un sang impur est un film réalisé par Abdel Raouf Dafri, sorti le 22 janvier 2020 et diffusé dans très peu de salles. La promotion du film a été relativement maigre, et seuls les intéressés semblent avoir été au courant de sa sortie. Lyna est allée le voir dans le cinéma associatif de sa ville. Elle raconte.
“ Je suis allée au ciné la boule au ventre, excitée mais sceptique. J’essaye de rester tranquille, mais n’y arrive pas. Les films traitant de sujets algériens sont trop souvent une déception pour moi. Mais là, c’est Dafri. Il sait faire la part des choses, les allégeances douteuses, j’ai cru comprendre que ce n’était pas son genre. Il s’est déjà prouvé mais je suis profondément touchée qu’il ait décidé que son premier film soit sur la guerre d’Algérie. D’après ses interviews, je comprends que ce choix est lourd de sens.
Abdel Raouf Dafri est franco-algérien, comme moi. Né en France, comme moi. Des parents nés là-bas, en Algérie, comme moi. Il assume son hybridité culturelle avec tant d’assurance, j’aimerais devenir aussi sereine que lui à ce sujet-là.
Un film sur la guerre d’Algérie
Pour son premier film, il a choisi un sujet que certains qualifient d’épineux mais il a foncé tête baissée. Et il le dit sans détour, s’il a pu faire ce choix assumé pour sa première réalisation c’est grâce à la place qu’il a su prendre au gré des scénarios et des productions qu’il a co-dirigés avec grand succès. On dirait presque que ce film est l’aboutissement de ses années de galère et de trime, qu’au fond c’est un peu son rêve de gosse d’avoir pu proposer un film sur la guerre d’Algérie au public français. Evidemment, le film est pas très bien accueilli, distribué seulement dans les salles les plus perdues du territoire. Ça fait serrer les dents parce que c’est une oeuvre incroyable de bout en bout, qui avait toute sa place sur les affiches des cinémas de grand public. La preuve, encore, s’il en faut que les Français restent bien trop fermés à cette discussion. Pas grave, ceux qui veulent savoir finiront bien par apprendre ce qu’il s’est passé en dépit de l’arrogance avec laquelle trop de gens écartent cet épisode central de l’histoire française.
La qualité de la mise en scène n’est plus à prouver. Des plans magnifiques. Des torrents écarlates. Putain c’est beau, mais j’ai mal en vrai. Je retiens mon souffle dès le début. Les coups pris à l’écran, moi je les prends dans le bide. Chaque explosion me perce les oreilles. Dafri nous plonge la tête dans la violence sans faire semblant. Après tout, la guerre d’Algérie c’était quoi ? Des morts, du sang, des revendications plus que légitimes. Un non-dit surtout. De ce côté de la méditerranée en tout cas. En Algérie, des gens de notre âge nous diraient qu’ils en ont marre de parler de ça tellement le sujet a été saigné et vidé de son sens à force de récupération et de contorsions opportunistes.
Et nous, en tant qu’enfants et petits-enfants d’Algériens et d’Algériennes, on devra faire nos recherches souvent tous seuls parce que pour beaucoup, la guerre d’Algérie a marqué l’histoire personnelle de nos anciens. Ils n’aiment pas trop en parler, à raison, on le comprend, à cause de la douleur, des pertes, des blessures qui ne sont jamais que physiques. Et nous, on n’ose pas aller au-delà de ce silence. A cause d’une pudeur mal placée, d’un sentiment de non-légitimité aussi. Et on n’a pas eu d’instruction à ce sujet. Pourtant, la raison de notre naissance en France, de notre hybridité culturelle, elle part de là.
Le synopsis, je vais essayer de le décrire en quelques lignes. L’histoire commence dans une caserne française quelque part dans le jbel, on a même pas le temps de se rendre compte, que ça y est la première gifle tombe. On est en plein 1960 et plus personne ne fait semblant pour écorcher les chairs et faire couler du rouge. Le maniement du suspens est plus que propre. Bref, le ton est donné. Ensuite, on atterrît en France et là on rencontre le personnage central de l’action: le colonel Breitner qui se voit convoqué par le sosie de Mme Fichini (la marâtre de Sophie là, oui) qui lui somme d’aller chercher « une babiole » de son fils, ancien compagnon d’arme de monsieur pour qu’elle puisse lui faire des adieux dignes de ce nom… Ce colonel-là, il revient d’Indochine et il se traine un gros PTSD (trouble de stress post-traumatique). Donc il décolle de force pour les Aurès et va monter une équipe pour sa mission spéciale. Il recrute dans les geôles de l’infanterie un blanc bec qui a un hero complex et un tirailleur sénégalais qui a désobéi à ses supérieurs. Ensuite, il oblige une fille de moudjahid à coopérer pendant leur joyeuse expédition. Le colonel a aussi embarqué Soua, sa compagne (d’armes?) Mhong qui est venue en France après avoir aidé l’armée coloniale en Indochine. Une fois l’équipe montée, ils s’enfoncent dans le maquis et forcément ils tombent sur des combattants du FLN. Cascade de péripéties. Trahisons multiples. Fin.
« Ce film, je pense qu’il peut devenir un incontournable
pour beaucoup de bi-nationaux franco-algériens »
Ce n’est pas un film historique. Ce n’est pas un documentaire. C’est un drame de malade qui se sert de la réalité de la guerre d’Algérie comme d’un cocon. Et bon dieu ce que Abdel Raouf Dafri assure. Chaque détail est pensé, et magnifiquement bien filmé. Les images transpirent de sens, de sons, d’angoisse. Mais nos yeux sentent quand même la caresse de la caméra. Pendant tout le film, il y a comme une sorte de rugosité qui nous déchire le bide. Mais il y a une douceur que j’ai ressenti en même temps. Je ne saurai pas trop expliquer d’où ça venait : l’environnement du tournage qui me ramenait à mes (trop rares) balades au douar familial pendant mes séjours en Algérie ? La dualité des personnages ? Peut-être juste le plaisir de voir enfin un film qui rend hommage aux femmes et aux hommes qui se sont perdus dans ce conflit. Ici on voit évoluer une Lyna Khoudri touchante aux larmes, beaucoup plus vraie que dans son rôle césarisé. Un Steve Tientcheu incroyable de fragilité (j’ai encore plus apprécié son rôle dans les Misérables après l’avoir vu ici). Aussi, je n’ai pas réussi à trouver leurs noms, mais les petits qui jouaient les enfants m’ont piquée et méritent qu’on parle d’eux.
L’histoire dans sa justesse
Quelle gageure, de faire un film de guerre qui ne soit pas pétri d’un patriotisme douteux, surtout quand on sait le schisme abyssal encore présent entre les anciens partis ennemis. Même si, comme dans chaque conflit, les limites sont poreuses et changeantes. Le film aborde cela avec beaucoup de subtilité, aussi à travers les identités des protagonistes habilement entrelacées et complexes. Les bons, les mauvais Dafri il s’en fout, il n’est pas là pour guider les foules mais pour filmer les faits. Avec, en prime son talent de conteur. Mais en faisant cela, jamais une seule fois il ne maquille la réalité historique ou ne défend l’impensable dans son récit.
En fait, ce film, je pense qu’il peut devenir un incontournable pour beaucoup de binationaux franco-algériens. Parce qu’on a enfin un film sur la guerre d’Algérie qui est raisonnablement réaliste et qui replace les faits à leur juste place. Mais surtout parce qu’en filigrane, il va gratter à la plaie ouverte qu’est l’identité française. Cet abcès qui a pris tellement d’ampleur avec les années qu’on ne sait même plus par quel angle le crever. On l’oublie en espérant qu’il se résorbe tout seul, ouais, inchallah.
La question de l’identité
En vrai, j’ai l’impression que l’identité est aussi le sujet central de « Qu’un sang impur ». Pour moi, c’est le fil conducteur de ce film. Quand on y pense, cette question a été centrale dans le combat indépendantiste et ce bien après l’été 62. Les Algériens musulmans, les Français d’Algérie, les harkis… C’est quoi être Algérien ? Qui l’est ? Qui ne l’est plus ? Qui ne pourra jamais l’être ?
En réalité, là n’est pas le sujet. On le voit, ce problème algérien, qui reste réel mais n’est visible qu’au second plan. Parce qu’ici ce que Dafri tacle surtout c’est ce que cache l’appellation de “français”. Cela se ressent à travers le choix de ses personnages. Un colonel d’origine allemande[1] naturalisé français après ses exploits de guerre, une jeune femme d’une ethnie marginalisée qui a aidé l’occupant français lors de la guerre d’indépendance en Indochine, un tirailleur sénégalais perdu dans les geôles algériennes après avoir servi en Indochine, et probablement avant sur les fronts français des deux grandes guerres. Un jeune français rejeté qui essaye de se racheter un honneur auprès de sa famille en Algérie. La fille d’un moujahid qui devra aider l’ennemi par nécessité, et qui verra ses convictions inébranlables chanceler au milieu de cette guerre impitoyable. Qui est l’ennemi, qui est l’ami, est-ce que l’honneur est une notion viable en tant de guerre? Et les civils on en fait quoi dans ce merdier ?
« La guerre d’Algérie a moulé notre identité »
La guerre d’Algérie, même si personne ne nous le dit clairement, a moulé notre identité, et elle continue de le faire. Cette guerre n’est pas un mauvais passage, ni des « évènements », cette guerre elle continue de nous toucher dans notre chair, dans nos êtres. Nous, les enfants d’immigrés mais les autres aussi, les “Français dits de souche Astérix” comme dit Dafri en plaisantant. On a besoin de démêler les fils de nos histoires personnelles qui y sont liées. Sinon, on va continuer à avancer sur la route cabossée de la cohabitation forcée.
Nous on a le job le plus compliqué on dirait : parvenir à raconter notre histoire personnelle liée à deux pays avec des récits revendiqués par deux camps qui semblent, près de 70 ans plus tard, toujours aussi irréconciliables. Qu’un sang impur est un film qui nous attrape par le col en nous rappelant qu’au fond, cette guerre n’est pas qu’un évènement historique. Ca va bien au-delà.
Si vous n’avez toujours pas compris, ce film est génial. D’autant plus parce j’ai entendu la marseillaise chantée en arabe (on notera une traduction impeccable, comme dans les dialogues du film d’ailleurs, où tous les acteurs même les non arabophones parlaient une darija algérienne parfaite). Et pour la première fois de ma vie, je suis restée l’écouter jusqu’au bout.”
Publié le 18 mars 2020
https://recitsdalgerie.com/un-sang-impur/
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