Le camp de réfugiés harkis de Zéralda. (Créé après l’Indépendance)
Le général Henry-Jean Fournier, ancien chef de corps du 152e RI dans les années 90, s’attela à reconstituer toute l’histoire de ce régiment, celui des « Diables Rouges » [1]
En 2008, par une annonce dans le bulletin de l’association des anciens, celui-ci rechercha des témoins ayant vécu la période de la guerre d’Algérie, qu’il n’a pas connue en tant que militaire car âgé de 16 ans au moment de l’Indépendance.
- Entrée du camp de Zerald
J’ai répondu « présent »... ! Appelé directement en Algérie j’y ai accompli la totalité de mon service militaire, d’abord à l’école de Cherchell, puis, en avril 1962, ayant choisi le 152e RIM, j’ai rejoint Zéralda, situé à 25 km à l’ouest d’Alger, où il venait d’arriver. Les « Diables Rouges » s’installèrent dans ce magnifique camp construit par les légionnaires du célèbre 1er REP qu’ils durent quitter dans les conditions que l’on connaît, après le putsch d’avril 1961.
Comme pour beaucoup, cette période du service militaire en Algérie m’a beaucoup marqué, d’autant plus qu’elle coïncida avec celle du dénouement, d’un conflit dramatique, long de sept ans, qui mit fin à un chapitre de l’histoire de notre pays, commencée en 1830... Arrivé à Cherchell six mois avant le cessez-le-feu, j’ai vécu ensuite l’épuisante et démoralisante activité du « maintien de l’ordre » à Alger, pour laquelle nous n’avions nullement été préparés dans cette école.
Elle prit fin au moment de l’Indépendance et nous avons pu regagner notre camp et connaître enfin la vie paisible de garnison comme dans une ville de Métropole, avec comme mission (théorique...), durant deux ans, de faire respecter les accords d’Évian...
- Repas au camp
Durant cet été 1962, nous redécouvrons l’instruction, de fréquentes prises d’armes devant un parterre de généraux venus d’Alger, de brillantes réceptions, des concerts donnés par d’excellents musiciens de la musique du 9e Zouave car issus du Conservatoire de Paris, la plage, les rencontres sportives entre unités, les excursions (à Tipasa, au tombeau de la Chrétienne) etc.
Nous faisions de l’instruction, parfois à des hommes de troupe décorés de la « VM », (la Croix de la Valeur Militaire) ! C’était en quelque sorte le repos, l’insouciance... Or, justement, à l’automne, nous apprenons, sans en mesurer leur importance, du moins à notre niveau, nous autres officiers subalternes, les exactions à rencontre des « pieds-noirs » et des harkis...
À ce moment-là nous apprenons qu’un camp de réfugiés pour les harkis et leurs familles est créé à l’intérieur de notre camp. Les évènements surprenants, anormaux, se succédant, comme d’autres, je ne me posais pas tellement de questions à ce moment là. Ce n’est que 50 ans après, en rédigeant cette histoire que j’ai commencé à me les poser...
LA SITUATION APRÈS L’INDÉPENDANCE
Tout de suite après l’Indépendance les harkis se sentent de plus en plus menacés. Dans les négociations à Évian ce sujet avait été traité. Ceux-ci devaient pouvoir retourner vivre dans leurs douars. Quelle utopie ! Mais cette solution arrangeait bien le gouvernement français !
Beaucoup d’officiers étaient conscients de ce qui allait arriver. Dès la fin de 1961, certains, en particulier, ceux qui avaient géré des SAS2 [2], ont ramené discrètement leurs hommes en Métropole, ce qui avait irrité le Ministère de l’Intérieur... Certains ont été sanctionnés. Et des mesures ont été prises pour freiner ces initiatives.
En juin 1962, un ancien de Cherchell, le sous-lieutenant Jean-Pierre Fourquin, est chef de la SAU, (SAS urbaine) de la Mékerra à Sidi-Bel-Abbès à environ 80 km d’Oran. En cette période on ne peut plus troublée, où il était strictement interdit de ramener des supplétifs en Métropole, il prit l’initiative de sauver un groupe d’une vingtaine de moghaznis [3]...
Il demanda à rencontrer le commandant adjoint du colonel Vaillant, patron de la Légion à Sidi-Bel-Abbès afin d’obtenir son aide ! Celui-ci mit à sa disposition deux GMC avec des hommes surarmés ! L’opération s’est bien passée puisqu’ils furent ramenés à Sidi-Bel-Abbès où un avion Nord Atlas les a rapatriés par la suite en Métropole. Jean-Pierre Fourquin a eu la chance de ne pas avoir été inquiété par les autorités... « Pas vu pas pris ! ».
Un de mes camarades de promotion, Michel Binauld, avait choisi le 27e RTA [4] en sortant de Cherchell. En avril 1962, à peine arrivé à Tiaret, son régiment quitte l’Algérie pour l’Allemagne. Lui est détaché à l’État-major de la 4e DIM basée à Mostaganem. Sous les ordres du général Fayard, il reçoit comme mission de se rendre (en avion et en hélicoptère) dans les préfectures et sous-préfectures pour récupérer les listes de harkis et leurs adresses... Ensuite une unité du train a été chargée de ramener ces familles qui ont été dirigées sur le port d’Oran pour être évacuées en Métropole. Ces missions « irrégulières » prirent fin juste après l’Indépendance.
Les assassinats se multiplient. Les survivants réalisent qu’ils ne pourront rester dans leur pays. Le phénomène prend de l’ampleur. Le problème est remonté évidemment jusqu’à Paris. Boumediene, le vice-président, interpellé par le gouvernement français, réagit mollement, ne fait rien ou ne peut rien faire... Le général de Gaulle, qui avait définitivement tourné la page de la guerre d’Algérie, aurait dit à ce sujet à Pierre Messmer, son ministre ses armées : - On ne va tout de même pas recommencer la guerre d’Algérie ! Pierre Messmer, qui était lieutenant-colonel de réserve, effectuait une période militaire en Algérie au moment où le Président de la République l’a nommé en 1960. Antérieurement, il avait servi dans la Légion. Il connaissait parfaitement le problème des harkis, ce qu’ils avaient fait pour la France... En Algérie !
Les accords d’Évian prévoyaient que l’Armée resterait en place encore deux années après l’Indépendance. Conscients de ce qui les attendait, les survivants, ont réalisé que leur seule chance de survie consistait à venir, avec leur famille, se réfugier dans les casernes et camps implantés dans le pays. On dit qu’ils n’ont pas toujours été accueillis... Certains auraient été refoulés et abandonnés à leur triste sort, du moins au début. À l’automne, suite à un ordre de l’État-major, les unités ont fini par les laisser rentrer.
Bureau du camp
En 2003, lorsque le problème des harkis a refait surface, l’armée a été à nouveau montrée du doigt. Pierre Messmer est monté au créneau pour la défendre. Interviewé par .P Elkabbach le 7 novembre 2003 au matin sur Europe 1, il a affirmé clairement que l’Armée en avait sauvé 100 000 (en comptant leurs familles). Qui était-ce l’Armée... ? Le 152e RIM ! C’est ce que je me suis empressé de préciser le lendemain dans le journal local, L’Alsace à Colmar, ville de garnison de ce régiment.
LA DÉCISION
À l’automne 1962, il fut décidé de regrouper tous les réfugiés dispersés, venus chercher la protection de l’Armée. Le lieu le plus approprié était Zéralda, probablement parce que le plus grand camp, et surtout le plus proche du port d’Alger, où l’Armée avait conservé le quai Fedallah après l’Indépendance. En principe, cela ne devait durer que quelques semaines !
En réalité ce camp a perduré jusqu’au départ du 152e (devenu RI) sur Colmar en mai 1964, puisque les derniers ont été embarqués avec le régiment, comme me l’a rappelé le colonel Bonnouvrier, à l’époque lieutenant, officier de renseignement.
Récemment, un autre ancien de Cherchell, Vincent Zaragoza, ayant appris mon histoire, s’est confié : affecté au 65e BIMA [5], et basé à la ferme Bastos à Aïn-El-Turk [6], celui-ci a été discrètement approché par le capitaine-major Orlanducci en poste à Bousfer [7], la base arrière de cette unité.
Jusqu’en août de cette même année, il lui confia des missions (en tout une douzaine), apparemment bien organisées mais dont il ne connaissait que la partie le concernant. Il s’agissait d’aller récupérer des « colis », dans un périmètre de 50 à 75 km...
Cela consistait à se rendre, de nuit, en 6x6 Hotchkiss, accompagné du sergent Gabriel Choisy dit « Gaby », et du chauffeur Moussy, équipé d’un brassard de couleur, tous armés, jusqu’à un lieu parfaitement défini. Arrivé à destination, il devait retrouver une famille portant un brassard de la même couleur. Celle-ci était immédiatement embarquée et ramenée jusqu’à son unité. Un jour il est passé sans s’arrêter devant un attroupement suspect, craignant un guet-apens... Ensuite il ne savait ce que ces familles devenaient... La destination ne pouvait être que Zéralda !
Toute la partie sud-ouest du camp, jusqu’à l’allée principale, a donc été réservée aux réfugiés venus de tout le pays. Très rapidement les effectifs dans le camp sont montés à plus de 1 000 personnes.
LE LIEUTENANT MASSOULIÉ
Qui a donné le feu vert pour créer et organiser la gestion du camp de Zéralda ? Question que je ne me suis pas posée à ce moment là... À cette époque, il se passait tant d’événements anormaux que tout paraissait « normal » pour un jeune sous-lieutenant... En 2008, un témoignage important me manquait : celui du lieutenant Massoulié, arrivé quelque semaines après moi, lui aussi détaché comme adjoint du directeur du camp de réfugiés harkis de Zéralda...
Madame Massoulier
Avec une barrette de plus, il m’aurait permis d’obtenir davantage d’informations sur l’origine et la gestion de ce camp... Les trois directeurs successifs du camp, plus âgés que nous, ont probablement disparu...
Seul Michel Massoulié, que j’avais recherché en vain, pouvait les détenir... Celui-ci a été retrouvé en 2010 (dans l’annuaire des anciens de Saint-Cyr !)
Le 17 septembre 2011, une rencontre a pu être organisée à Sarlat, au domicile du lieutenant-colonel Massoulié, en présence du général Fournier, ancien chef de corps du 152e RI, à l’origine de la rédaction de « Diable Rouge à Zéralda ».
Efficace et dévoué à la cause des harkis, ce lieutenant a été l’âme et la cheville ouvrière du camp de réfugiés ! Il s’est donné à fond dans cette mission. Il aura été le représentant de ces chefs qui estimaient avoir une dette vis-à-vis de ces soldats que nous avions entraînés dans l’aventure de la guerre d’Algérie. Non seulement il parlait le français, l’espagnol et l’anglais, mais maîtrisait parfaitement l’arabe. Comme sous-lieutenant, il commanda une harka, pendant un an ! Il était parfaitement à l’aise avec cette population.
Retour d’Alger : capitaine Sendra et lieutenant Massoulier et son épouse.
Il habitait à Alger mais passait le plus souvent ses nuits au camp et venait, accompagné de son épouse qui y travaillait bénévolement. Grâce à lui, j’ai découvert que nous avions la possibilité de prendre beaucoup d’initiatives !
Et cette rencontre de Sarlat a permis de donner les réponses à des questions restées posées jusque là...
QUI A ÉTÉ À L’ORIGINE DE CETTE IMPORTANTE ORGANISATION ?
Les décisions n’ont pas été prises à Paris, mais à Alger, comme nous l’a affirmé le colonel Massoulié. Ce sont les généraux d’Alger qui auraient mis le gouvernement du général de Gaulle devant le fait accompli ! Cependant :
- L’organisation, le financement, les approvisionnements du camp de Zéralda,
- L’unité du train mise à la disposition du camp de réfugiés,
- L’embarquement deux fois par semaine de bateaux spécialement affrétés,
- L’accueil en Métropole dans les camps de Rivesaltes et de Saint-Maurice-l’Ardoise,
- Les propositions de « jobs » aux harkis, par des représentants d’un ministère (du travail ?) détachés dans ces camps de Métropole (ce que j’ai pu aller constater sur place à mon retour),
- Leur acheminement vers le lieu choisi, n’ont pu se faire qu’avec l’accord (officieux) du gouvernement, et en particulier de Pierre Messmer, ministre des Armées et de Louis Joxe, à ce moment là ministre des Affaires algériennes.
Le jardin d’enfants
Finalement, comme nous l’a commenté le général Fournier : Aux époques difficiles de notre Histoire, les gouvernements ont parfois pratiqué le double langage... A Le jardin d’enfants. Et cette importante mission est restée discrète !
QUI FINANÇAIT LE CAMP DE RÉFUGIÉS DE ZÉRALDA ?
Le lieutenant Massoulié avait des relations privilégiées avec le commandant Tréjaut qui commandait le « Bastion 15 », c’est à dire les installations portuaires d’Alger, restées françaises après l’Indépendance.
Celui-ci l’a mis en rapport avec l’intendant général Peyrat, qui l’a totalement soutenu dans sa mission de rapatriement des harkis. Celui-ci lui a déclaré qu’il obtiendrait tout ce dont il aurait besoin ! C’est l’Intendant Général qui a financé le fonctionnement du camp (partiellement en liquide).
COMMENT ÉTAIT APPROVISIONNÉ LE CAMP ?
C’est le directeur du camp qui assurait l’approvisionnement au moyen des GMC du camp, auprès des services de l’Intendance. Qui a fourni le matériel, les vêtements ? C’est la « Croix rouge » d’Alger qui a fourni :
- Les vêtements de toutes sortes et en particulier les vestes chaudes en Rhovyl,
- Les rangers,
- Les burnous blancs et rouges,
- Tout le matériel d’école : mobilier, fournitures scolaires,
- Les jouets pour le Jardin d’enfants et l’équipement de l’infirmerie, (il y avait 3 médecins, des infirmiers militaires et une assistante sociale).
L’ORGANISATION
Une structure militaire insolite a été créée, dépendant directement de l’État-major d’Alger. Un premier « Directeur du camp », le capitaine Gagnoulet, un cavalier, a été nommé. Le 13 novembre j’ai été détaché du Régiment comme adjoint au « directeur ».
Deux autres capitaines ont succédé au capitaine Gagnoulet : le capitaine Mauffrais puis le capitaine Sendra, un ORSA [8], détaché lui aussi du 152e. « Pied-noir », il était très préoccupé par sa ferme située dans les environs, au moment où le gouvernement algérien commençait à multiplier les nationalisations.
Il y avait trois médecins, des infirmiers, une assistante sociale, madame Gamondès, des sous-officiers et hommes de troupe également détachés du 152.
En tout, cette structure assez hétéroclite, comprenait une vingtaine de militaires. Il fallait un secrétariat, assurer les approvisionnements, gérer la cuisine, l’école, le jardin d’enfants, l’infirmerie-hôpital avec 12 lits, et même une pouponnière !
Sur cette activité insolite dans un camp militaire, le premier directeur du camp, le capitaine Gagnoulet précise : La patience et la compétence de plusieurs aides bénévoles, de l’assistante sociale, animatrice de l’ensemble font que les parents, déjà étroitement logés, se trouvent très satisfaits d’être débarrassés des criailleries de leurs enfants pendant une partie de la journée...
Tous ont travaillé passionnément. Finalement cette mission plutôt insolite chez les « Diables Rouges » aura été gratifiante pour chacun d’entre nous. Je me souviendrai toujours de la réflexion du général de Massignac, venu nous rendre visite et qui m’a dit : Vous avez beaucoup de chance... Vous participez à la dernière mission intéressante en Algérie !
LA MISSION
Les objectifs fixés étaient :
- Occuper tous ces gens durant leur séjour,
- Tenter de leur rendre la vie la moins désagréable possible,
- Vérifier leur passé militaire avant de leur donner la nationalité française,
- Organiser leur départ,Les préparer à leur future vie en Métropole.
Pour les enfants, une école et un jardin d’enfants ont été créés. Un instituteur du contingent, « Diable Rouge », s’était donné corps et âme à sa mission avec beaucoup de professionnalisme. Il s’appelait Noël. Nous avions réussi à lui obtenir tout ce dont il avait besoin : fournitures de classe, jouets, tableau noir, tables d’école... Les enfants l’adoraient ! Comme ceux-ci n’étaient que de passage pour quelques semaines, l’organisation de ses cours n’était pas simple.
En tant qu’ingénieur textile, j’ai pu monter un (modeste) atelier textile où des femmes cardaient et filaient la laine avant de procéder au tissage.
Rapidement nous avons libéré les « Diables Rouges » de certaines tâches, à la cuisine par exemple, en les remplaçant « aux pluches » par des femmes. Une façon de les préparer à leur vie future. Les hommes, qu’il ne fallait surtout pas laisser inactifs, étaient rassemblés chaque matin, sur la place pour « la montée des couleurs ». Ensuite nous les employions pour des travaux. Nous souhaitions adapter les baraques militaires à ces nouveaux venus. Nous voulions réaliser des chambres par famille. Des cloisons ont été montées à l’intérieur, puis mises en peinture dans des coloris gais.
Le camp lui-même avait été aménagé avec des allées bien tracées, des petites barrières peintes en blanc, des massifs de fleurs. On a semé du gazon, des radis... Le pauvre secrétaire ne chaumait pas : il passait son temps à se faire dicter les noms de tous ces gens... Avec bien du mal, nous avons réussi à obtenir, en plus d’une camionnette mise à notre disposition dès le début, une « voiture de fonction » : comme il n’y avait pas de jeep, ce fut une 2CV Citroën
Elle servait parfois au ramassage des sous-lieutenants descendant au mess... Une ou deux fois par semaine j’emmenais les listings à Alger où l’on vérifiait qu’il s’agissait bien de harkis. Procédure nécessaire avant de leur donner la nationalité française et de préparer leur prochain embarquement. Et puis, nous avions toujours la crainte de voir ce camp infiltré par des éléments indésirables... Ces procédures ne devaient pas traîner car le camp n’était pas extensible. Au retour de chacun de mes déplacements à Alger, je ramenais
- Rassemblement du matin.
les listings précédents, vérifiés. Il y avait parfois des « gags » car les effectifs ne correspondaient pas toujours à la réalité. L’explication ? Il y avait des naissances, dans le camp, sans que nous en soyons avertis.
LES DÉPARTS
Un détachement du « train » était basé en permanence dans le camp de Zéralda. Celui-ci était commandé par le lieutenant Lavergne qui avait la particularité de porter une grosse moustache. C’est lui qui assurait une ou deux fois par semaine le transport et la sécurité de cet immense convoi comprenant une trentaine de véhicules de transport SIMCA, soigneusement bâchés, une jeep de commandement avec radio et deux blindés placés à l’avant et à l’arrière. Il était mis en place dans l’allée principale du camp.
Chaque départ se faisait avec quand même une certaine appréhension : il s’agissait d’amener au port distant de 25 km environ, par la route de la corniche (la nationale N°11), cet impressionnant convoi confidentiel, dans ce pays indépendant où la chasse aux harkis était ouverte ! Il faut rappeler que tous ont été effectués après l’indépendance et durant deux années !
Avant l’embarquement, il fallait reprendre les listings pour faire l’appel. Sur un bateau nous embarquions en moyenne 400 à 600 personnes. Et puis, retour au camp pour préparer le prochain départ ! Un jour un camion est tombé en panne...
Nous étions déjà dans la banlieue. Le convoi a été stoppé. J’ai assisté à l’habile manœuvre de ces hommes du train. Il y avait heureusement toujours un camion vide. Un espace suffisant a été créé pour pouvoir le faire manœuvrer à l’envers jusqu’à le coller contre l’autre. Les bâches ont été détachées depuis l’intérieur et tous les occupants sont passés de l’un à l’autre sans que personne n’ait vu quoi que ce soit de l’extérieur !ne fois arrivés au quai Fedallah, resté en quelque sorte territoire français, nous étions rassurés : il était gardé par l’Armée.
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Une fois refermé, le nouveau camion a manœuvré et a été replacé dans le convoi et on est reparti... Ni vu ni connu !
UNE OPÉRATION COMMANDO... RATÉE
Un jour un harki, très malheureux, vient me voir :
- Mon lieutenant, je suis arrivé seul, je voudrais récupérer ma famille ! Il me raconte qu’il était arrivé sans sa famille, restée à Blida, et qu’il voulait absolument partir avec elle en France.
J’ai eu pitié de lui... Je suis allé voir mon copain le sous-lieutenant Jarrier, -adjoint de l’officier renseignement du régiment, qui connaissait bien le pays, (où il avait fait ses études supérieures). Je lui explique le problème.
Nous savions que si nous demandions à notre hiérarchie d’organiser une opération, même discrète, dans le contexte actuel, nous aurions essuyé un refus catégorique. Comme cela nous paraissait simple, nous nous sommes mis d’accord pour organiser tous les deux, un « déplacement » à Blida, sans rien dire à personne...
L’après-midi, avec une camionnette, une Peugeot 403 bâchée « empruntée », nous embarquons notre harki à l’arrière et la refermons complètement. Elle portait une immatriculation militaire et nous étions en uniforme (tenue de sortie). Les autorités algériennes ne pouvaient légalement pas nous contrôler. Je ne me souviens pas, mais je pense que nous n’étions pas armés. L’aller se passe sans problème jusqu’à Blida, située à environ 60 km au sud d’Alger.
À peine une heure plus tard, nous sommes arrivés à un endroit discret que notre harki nous avait précisé. Nous descendons, et après avoir vérifié qu’il n’y avait personne dans la rue, nous ouvrons la bâche et le laissons filer. Quoi qu’il arrive nous avions convenu de ne pas bouger de cet emplacement jusqu’à son retour, accompagné de sa famille.
Le temps passe... Les heures s’écoulent... Toujours personne... Finalement, en fin d’après midi, début de soirée même, nous concluons que l’opération était ratée. Il ne reviendrait pas ! Il y avait deux hypothèses :
- Soit il nous avait raconté une histoire et ne se sentant pas à l’aise au camp, a voulu tout simplement rentrer chez lui.
- Soit il a été repéré et a subi le triste sort des ses congénères...
Nous avons pensé que c’était plutôt la seconde hypothèse... Et nous sommes rentrés un peu dépités...
Attristés par cet échec, nous avons dû faire quelques confidences aux copains. Et des fuites sont arrivées aux oreilles du colonel... Dès le lendemain, en arrivant au mess, le colonel Joana m’attendait et m’a amené dans un coin pour me passer un savon mé-mo-rable... !
- Est-ce que vous vous rendez compte ? Et si vous n’étiez pas rentrés, où aurions nous été vous rechercher ? Nous n’aurions jamais su ce que vous étiez devenus ! Personne ne savait où vous étiez !
Il avait parfaitement raison. Nous aurions dû, soit mettre quelqu’un dans le secret, soit laisser des explications sur un papier. Finalement, pour ce qui nous concerne, nous avons peut-être eu de la chance...
Ce malheureux harki, volontairement ou pas, aurait pu signaler notre présence : nous n’avions pas bougé de l’après midi !
LA FÊTE DE L’AÏD EL SEGHIR
Le 24 février 1963, le camp de réfugiés organise un immense méchoui, à l’occasion de cette fête musulmane qui met fin au ramadan.
Une quinzaine de moutons avait été achetée et ramenée dans le camp. Ils furent hébergés pour la nuit dans une baraque inoccupée. Avant de passer à la broche, on les entendit bêler une bonne partie de la nuit !
- Fugitif rattrapé.
Le lendemain, à l’aube, tous les feux, bien alignés, sont allumés. À l’heure de l’apéritif, les personnalités locales et d’autres venues d’Alger entrent dans le camp, en particulier le général Lemasson, commandant la 20e Division, le général de Massignac, commandant la 32e Brigade, notre chef de corps, le colonel Joana.
Tous admirent l’alignement des méchouis, cuits à point, portés par deux hommes, grâce à de grandes broches en bois. Le repas est servi sous des tentes avec décoration locale. Les invités sont assis sur des coussins devant des tables basses. Très belle réception en l’honneur de ces harkis et de nos chefs militaires qui sont venus à cette occasion soutenir et encourager notre action.
UNE ATTAQUE NOCTURNE ?
Jamais, au cours des six mois passés dans ce camp, nous n’avons eu à déplorer un quelconque incident. Certains nous remettaient des armes à leur arrivée. Rassurés par la présence du régiment, nous restions cependant sur nos gardes.
Un soir, le capitaine Sandra (le troisième « directeur » de ce camp), me prévient de son départ chez lui dans sa ferme. Le lieutenant Massoulié m’informe que lui aussi s’en va chez lui à Alger, et me dit :
- Vous êtes seul, vous avez la responsabilité du camp.
Pas spécialement inquiet, je vais dîner comme chaque soir au mess, m’y suis peut-être attardé avec les copains puis rentre me coucher au camp. Il était 1h 1/2 du matin, lorsque, comme l’ensemble du camp, je suis réveillé brutalement par des bruits semblables à des rafales d’armes automatiques (FM ou PM), que je n’avais plus entendues depuis 6 mois...
L’officier du matériel du 152e est réveillé. On lui dit que la soute à munitions est en train de sauter ! Non, mais ailleurs on croit partout que le camp de réfugiés est attaqué ! Ce sont effectivement de véritables rafales que l’on a cru entendre provenant de notre camp.
Un homme affolé fait irruption à ce moment là dans ma chambre :
- Mon lieutenant, il y a le feu ! En trois secondes dans la tenue où j’étais, j’enfile mon pantalon et mon blouson et me précipite dehors. La forêt était illuminée par un immense incendie et des claquements continuaient : c’était les plaques de fibrociment de la baraque qui explosaient dans la chaleur du brasier. Les flammes atteignaient le haut des pins qui commençaient à roussir !
Je m’empresse de savoir s’il y avait du monde à l’intérieur. Seules deux personnes étaient dans la chambre à une des extrémités et sont sorties à temps. Jute à côté se trouvait la cuisine avec six grosses bouteilles de gaz...
Quelques minutes plus tard, je vois arriver en pyjama le lieutenant-colonel Olive. L’adjoint du Chef de corps, était aussi un des personnages du régiment. Plutôt rondouillard, il avait l’accent prononcé de Marseille, sa ville d’origine et ce qui ne manque pas de sel, se prénommait Marius, comme on peut le vérifier dans le JMO.
Aussitôt arrivé, il prit les opérations en main, ce qui me soulageait. Mais nos valeureux pompiers n’intervinrent que 1/2 heure plus tard. La baraque était déjà par terre. Lorsque l’on voulut mettre en route la motopompe, dans le noir, ils prirent beaucoup de temps à trouver le démarreur... Au moment de la mise en route, la lance s’est brutalement retournée dans la direction du colonel en pyjama...
À 3 h tout était éteint. Bien entendu, le matin, je suis prié de faire une enquête et de rendre compte ! Notre camp était clôturé assez symboliquement et par conséquent pas vraiment étanche. Il y avait parfois des passages, mais seulement dans un sens. Les harkis n’avaient aucun intérêt dans la situation précaire qu’ils vivaient, à aller s’aventurer chez les « Diables Rouges ».
Leur seule motivation étant de partir très vite en Métropole, ils restaient très sages. Par contre les « Diables Rouges », je savais qu’ils s’aventuraient parfois de notre côté par des points de passages pas très compliqués à trouver. Ils y allaient « en invités ». Ce soir là, il y avait effectivement une petite réception, plus précisément une « brochettes-party ». Pour rester discrète, celle-ci eut lieu dans une baraque qui n’était occupée que dans une chambre à l’extrémité.
Et pour ne pas se faire remarquer, ils placèrent également leur « kanoun9 », à l’intérieur, sur le plancher même. Une fois la fête terminée, chacun est rentré chez soi, en abandonnant le « kanoun » [9] sur place, sans se rendre compte qu’il devait être encore brûlant !
Je ne me souviens plus s’il y eut des sanctions, mais l’adjoint du chef de corps en a tiré les conclusions nécessaires. Immédiatement, on reçut l’ordre, dans tout le camp, d’installer des caisses à sable, peintes en rouge, devant chaque bâtiment...
LES SOUTIENS AU SEIN DU 152e
Michel Massoulié a souligné le soutien sans faille du chef de corps de l’époque : le colonel Joana, qui a succédé au lieutenant-Colonel Chevillotte le 24 octobre 1962. Un autre officier du 152° a joué un rôle très actif au moment où il a été affecté comme Officier Renseignement au printemps 1963 : Le lieutenant Henri Bonnouvrier.
Antérieurement, celui-ci s’était distingué au combat et obtint la Légion d’honneur alors qu’il commandait la harka à cheval du 7e Tirailleurs dans les Aurès. Lui aussi a terminé sa carrière comme colonel.
LA « QUILLE » POUR LA 61/2-C !
Le 8 avril 1963, le général de Massignac, commandant la 32e Brigade, vient à Zéralda pour présider la revue de libération du contingent 61/2-C, dont je faisais partie.
Incorporé en novembre 1961 pour 28 mois, nous avons été le premier contingent à rester 18 mois sous les drapeaux !
En ce qui me concerne, je n’étais nullement pressé de partir... Mon dernier « job » m’avait passionné et je serais bien resté pour continuer cette mission de rapatriement des harkis !
Nous avons embarqué sur le « Ville de Marseille », tout un symbole, pour moi qui avais débuté cette aventure en novembre 1961 sur le « Ville d’Alger » !
À peine rentré dans ma famille, je suis allé jusqu’au camp de Rivesaltes, près de Perpignan, l’un des deux camps où nous dirigions les réfugiés. L’autre camp était à Saint-Maurice-l’Ardoise, dans la Drôme. Je souhaitais savoir ce qu’ils devenaient ! J’ai été surpris par la bonne organisation gérée par l’armée. Finalement, comme nous autres de l’autre côté de la Méditerranée, ils se sont donnés à fond dans cette mission, se rappelant notre responsabilité dans ce triste destin !
L’hébergement était ce qu’il pouvait être dans un camp militaire. Mais le but n’était pas de les y maintenir, en tout cas à ce moment là. Une antenne d’un ministère (du travail ?), était installée sur place.
Le début des années 60 était une période bénie pour trouver du travail ! Pour moi-même, ce sont deux entreprises qui m’ont ouvert leurs portes. Et cette situation concernait tout le monde : cadres, techniciens, personnel ouvrier.
- Sous-lieutenant Vogelweith et Madame Massoulier.
C’est ainsi que le pays a pu absorber l’arrivée de plusieurs centaines de milliers de « pieds noirs », mais aussi les réfugiés harkis ! Il leur était proposé un job en fonction de leur souhait. Ils étaient conduits jusqu’à la localité de leur choix. Si la proposition ne leur convenait pas, ils avaient la possibilité de revenir dans le camp où une deuxième offre leur était faite.
Il pouvait y en avoir une troisième et dernière. Après, puisqu’ils ne semblaient ne pas pouvoir s’adapter, ils restaient... Finalement ce sont ces gens dont on a entendu parler et qui ont été parqués dans des camps depuis, et ont été employés le plus souvent dans les forêts...
Mon père, chef d’entreprise, en a fait embaucher dans une entreprise de travaux publics. Durant plusieurs mois, ma mère prit à son service Zohra, la veuve d’un ancien harki. Elle ne s’habitua pas à cette vie et retourna dans le camp de Rivesaltes...
Jacques Vogelweith Mai 2016
Notes
[1] Le 152e régiment d’infanterie de ligne (152’ RI) est une unité de l’armée française, créée sous la Révolution française. Il a été surnommé régiment des Diables Rouges par les Allemands au cours des combats du Vieil Armand (l’Hartmannswillerkopf) en 1915.
[2] Les sections administratives spécialisées (SAS) étaient chargées de l’assistance scolaire, sociale, médicale envers les populations rurales musulmanes.
[3] Moghaznis : supplétifs des SAS.
[4] Le 27e Régiment de Tirailleurs Algériens.
[5] Bataillon d’infanterie de marine.
[6] Aïn-El-Turk est située à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest d’Oran.
[7] Bousfer ou Aïn Boucefar est située à 20 km à l’ouest d’Oran.
[8] ORSA (officiers de réserve en situation d’activité).
[9] Kanoun : Poterie creuse, en terre cuite, utilisée comme un brasero, pour la cuisson des aliments au charbon de bois.
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http://www.miages-djebels.org/spip.php?article326
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