Entendez-vous dans les montagnes…
Entendez-vous dans les montagnes… est un roman écrit par Maïssa Bey paru en 2002, qui parle de l’histoire de son père, ancien moudjahid pendant la guerre de libération et de la décennie noire, deux périodes traumatiques dans la mémoire collective algérienne. C’est la recommandation de la semaine, par Amina.
Le mois de mars 2022 marquait le soixantième anniversaire des Accords d’Évian. Signés en 1962 entre le Gouvernement Provisoire de la République algérienne et le Gouvernement français, ils mettent fin à la guerre d’Algérie. Des amnisties (1) sont alors votées : « portant amnistie des infractions commises au titre de l’insurrection algérienne ». Ces dernières protègent l’armée française de conséquences juridiques de tous leurs crimes, et particulièrement la torture, commis pendant la guerre de libération algérienne. C’est seulement en 2012, pendant le mandat du Président français François Hollande, lors d’une visite officielle à Alger, que sont politiquement reconnues les souffrances vécues par les Algériens.
Dans Entendez-vous dans les montagnes, Maïssa Bey, à travers une fiction narrative en période de guerre civile algérienne, nous conte l’histoire vraie de son père fellagha. Elle y dénonce l’abominable sort qu’il subit : enseignant et révolutionnaire algérien, il est tué sous la torture française en 1957. Sa plume nous rappelle, comme un coup de poignard, la tranchante réalité de la Guerre d’indépendance : « Toute petite déjà, elle essayait de donner un visage aux hommes qui avaient torturé puis achevé son père avant de le jeter dans une fosse commune. […] Ce ne pouvait être que des monstres… »
La domination et les atroces crimes perpétrés par l’armée française sont analogiquement renvoyés aux monstruosités faites lors de la décennie noire. Une guerre civile, profondément marquante pour l’Algérie indépendante, qui est vivement dénoncée et critiquée à travers les yeux d’une jeune femme algérienne. Les femmes, alors objet de risques et oppressions multiples dans cette société en guerre : « Elle ne veut plus subir le choc des exécutions quotidiennes, des massacres et des récits de massacres, des paysages défigurés par la terreur, des innombrables processions funèbres, des hurlements des mères…les regards menaçants…»
Le personnage principal, une Algérienne exilée en France à cause de la guerre civile, est rejointe dans son voyage ferroviaire par un ancien appelé de la guerre d’Algérie puis une petite fille de pieds-noirs. Elle se confronte, malgré elle, aux récits mémoriaux ainsi qu’aux préjugés de ces deux interlocuteurs liés intimement à l’histoire de la Guerre de libération algérienne.
A travers ce décor narratif historiquement improbable, Maïssa Bey analyse, déconstruit et critique certains discours sur la Guerre d’indépendance. Tout en incriminant fermement les méthodes et violences françaises perpétrées durant cette période mais également pendant la colonisation : « Quel beau pays ! […] Bien sûr, les jours sont toujours baignés de soleil, mais les nuits sont hantées […], les portes sont fermées, verrouillées sur le silence hébété, […] un silence chargé d’une angoisse démesurée qui démultiplie les échos des cris et des appels restés sans réponses. »
Le silence, les amnisties, les traumatismes, les mémoires, l’exil et le racisme sont des thèmes centraux au récit. Plus que jamais d’actualité, ces sujets ne cessent d’être au cœur des réminiscences mémorielles dans nos sociétés. Maïssa Bey nous offre, ainsi, une admirable et poignante œuvre engagée à la mémoire de son père.
(1) Acte législatif qui annule officiellement les conséquences pénales et supprime les condamnations.
Par Amina Kihal
Publié le 6 juillet 2022
https://recitsdalgerie.com/entendez-vous-dans-les-montagnes-maissa-bey/
Commémorer la Toussaint Rouge
Dans le cadre des commémorations de la Toussaint Rouge, Maïssa revient sur cet événement démiurge de l’indépendance algérienne dont la teneur est connue de tous. Plutôt que de traiter de la nature du sujet, il s’agit ici de comprendre la manière dont l’événement est rapidement après 1962 instrumentalisé par les pouvoirs de deux manières différentes.
Dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954, une vague d’attentats vient se briser sur le territoire algérien, alors administré par la France depuis 124 ans. Son auteur, le FLN, par ses actions, déclare ouvertement la guerre à la France, signant par la même occasion son acte de naissance aux yeux du monde. La Toussaint Rouge est alors une date symbolique puissante qui participe chaque année au souvenir de la lutte, mais surtout à la fierté d’un peuple qui a combattu pour sa liberté. Au lendemain de l’indépendance, deux postures commémoratives distinctes sont adoptées par les architectes de la politique algérienne : Ahmed Ben Bella et Houari Boumediene.
Ben Bella : communion émotionnelle et rayonnement international
Le 1er novembre 1963, l’Algérie célèbre le neuvième anniversaire du début de la guerre ; en somme, un acte symbolique fort, parfaitement saisi par les caméras des chaînes d’informations britanniques.
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Cette courte vidéo sortie le 2 novembre 1963 dépeint les célébrations populaires et gouvernementales chantant la révolution algérienne et la liberté des peuples. Les foules, femmes enfants, vieillards, s’amoncèlent dans les gradins pour s’asseoir et écouter le président Ben Bella prononcer son discours. Ils sont près de 500 000 à assister aux festivités. Au-dessus de leur tête flottent des drapeaux de pays frères : le Libéria, la Syrie, mais surtout l’Algérie. L’étoile et le croissant se montrent omniprésents dans la rhétorique révolutionnaire algérienne. L’indépendance et la lutte du peuple doivent être célébrées en grandes pompes.
Rapidement, le président se montre à l’écran. Sur l’estrade, s’adressant aux Algériens et aux nations sœurs, mais aussi au monde, on devine les mots d’espoir et de liberté se former. A travers de grands gestes et des paroles savamment choisies, il se met en scène comme un leader charismatique capable de fédérer l’effervescence révolutionnaire. Il devient ainsi le catalyseur de l’émotion de la foule. L’objectif est clair : la construction national et internationale de l’Algérie. Le contexte appuie cette volonté : en plein conflit avec le Maroc pour le contrôle du Sahara (la Guerre des Sables), l’Algérie cherche à rappeler les symboles qui font sa force et sa prééminence sur la zone géographique. La rhétorique émotionnelle est alors mise au service du rayonnement à toutes les échelles, les caméras se chargeant de la retransmission au-delà des frontières. Sur place, des dignitaires étrangers assistent aux célébrations. Deux officiers chinois venus représenter Mao Tse-Tung scrutent de leur regard la scène qui se déroule sous leurs yeux.
Puis de nouveau, la foule, protagoniste de cet événement. Cette fois-ci, des hommes, assis sur d’autres gradins de fortune pour tenter d’apercevoir le leader algérien.
L’image conclusif de cette journée de célébration est particulièrement éloquente : des enfants endimanchés brandissent le drapeau syrien. La force narrative de cette image d’enfants jouant avec un drapeau, en surface innocente, est frappante : l’objectif de Ben Bella est rempli, la communion émotionnelle est formée.
Boumediene : démonstration de force et maintien de l’ordre
Quatre ans plus tard, Boumediene remplace Ben Bella en tant que président algérien à la suite du coup d’État de 1965. Sa posture diffère radicalement de celle de son prédécesseur, en témoigne le choix esthétique, politique et symbolique de la parade commémorant la Toussaint Rouge en 1967.
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(Vidéo extraite de Britishpathe)
L’ordre transparaît dans les images saisies par les chaînes d’information britanniques. Le contexte de cette célébration diffère également radicalement de son prédécesseur, justifiant ce renversement de style. L’Algérie est frappée par des manifestations et soulèvements de sa jeunesse, tandis que Boumediene, dont la prise de pouvoir rappelle l’ascendance des forces militaires sur le civil, tente de réformer le secteur industriel et agricole. Le mandat de Boumediene appelle alors à un recentrement de la focale algérienne sur l’échelle nationale, là où Ben Bella préférait mettre en avant l’échelle internationale. Cela se traduit par la nature des défilés sur l’esplanade portuaire. Sous l’œil de Boumediene, ce sont des scouts, garçons et filles, et écoliers, qui ouvrent la marche au son de la fanfare militaire, traduisant l’implication et l’ordre de la jeunesse algérienne. La foule curieuse, se distingue également de celle présente à la commémoration de Ben Bella quelques années plus tôt, la frontière métallique de la barrière venant scinder la population du défilé. Elle respecte alors un certain ordre.
Suivent le contingent militaire, les forces terrestres et maritimes, mais aussi des cavaliers pour une fantasia modérée et contrôlée. Enfin, les véhicules et chars d’assaut viennent compléter la démonstration de force orchestrée par le pouvoir militaire. La dernière image est elle aussi éloquente : la caméra saisit les missiles fièrement présentés. L’Algérie souhaite se mettre en scène ici comme une nation moderne et puissante sur un modèle qui se veut alors plus occidental.
Les images présentent deux manières de commémorer la Toussaint Rouge totalement différentes, traduisant deux perspectives divergentes : une première vision propose une Algérie ouverte au monde en tant que leader d’une communauté émotionnelle galvanisée par la révolution. Une seconde vision propose une Algérie concentrée avant tout sur son nationalisme en route vers une modernité dont la primauté revient au militaire. Les commémorations sont alors une des clefs de compréhension des politiques menées par les gouvernements post-indépendance.
Par Maïssa
Publié le 5 novembre 2022
https://recitsdalgerie.com/commemorer-la-toussaint-rouge/
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