L’été invincible
J’ai trouvé cette photo dès qu'elle a été publiée sur Internet. L'auteur disait et je cite de mémoire :
"J'ai rencontré un jour Albert Camus alors que je me promenais dans les ruines de Tipasa. (Pas de date). Je lui ai demandé l'autorisation de le prendre en photo. Il m'a répondu :"Oui, à la condition que cette photo ne serve pas pour une publicité".
Albert Camus est encore vêtu de son éternel complet gris. Il n'a pas de cigarette à la main ou à la bouche. En quelle année ce cliché a donc été pris ?
Ecoutons le grand écrivain Edmond Brua qui parle de L'été d'Albert Camus dans le magazine des lettres le mercredi 14 avril 1954 à 21 heures 40, sur Radio Alger. L'entretien était animé par Jean Sénac. J’ai trouvé ce document dans le fils rebelle de Hamid Nacer-Khodja :
"L'été est un livre admirable de pensée et de style, mais je voudrais surtout dire quel moment de la pensée de Camus il me paraît fixer et quelle importance ce moment revêt à mes yeux. Nous sommes trop habitués à l'idée que nous nous sommes faits ou que l'on a faite, ou qui s'est faite d'elle-même peu à peu d'un Camus philosophe du non-sens, de l'absurde et prophète du désespoir. Dans ce livre, Camus retourne à ses sources de toute vie à partir de laquelle tout peut recommencer."
Et un peu plus loin, toujours Edmond Brua :
"Il y a dans ce titre même L'été une sorte de double sens qui n'en fait qu'un : d'abord le solstice, la saison, puis le mot "été" participe passé du verbe "être" : ce qui n'est plus, ce qui a été consumé, mais ce qui peut renaître de ses cendres. Cette idée de renaissance toujours possible est profondément présente chez Camus, et si elle n'emprunte pas la forme de l'espérance mystique ou sentimentale ou charnelle, en revanche, elle attend tout du caractère, même la révolte."
Je rappelle qu'Edmond Brua ici parle et n'écrit pas. Son beau style tombe un peu comme il tombe pour nous lorsque nous nous entendons sur le magnétophone.
Jean Sénac, réalisateur de radio et poète, avait choisi de rester en Algérie après 1962. Onze ans plus tard il sera assassiné par les sbires du Régime.
Il a inspiré le film Le Soleil Assassiné à Abdelkrim Bahloul avec Charles Berling, Mehdi Dehbi, Clothilde de Bayser.
http://tipasa.eu/z_tipasa/lete.html
J’imagine qu’à Tipasa, tout comme à Rome, on congédiait les spectateurs en les invitant à applaudir s'ils étaient satisfaits : " Acta es fabula ". La pièce est jouée.
Ces grands écrivains qui pensent toujours pour nous finissent par m'ennuyer. Pourquoi ? Parce qu'ils ne nous laissent pas de place et nous nous rangeons docilement à leurs côtés.
Non, ce n'est pas Albert Camus qui a écrit que les vrais paradis sont les paradis qu'on a perdus. C'est Marcel Proust.
Albert Camus. L'envers et l'endroit. Entre oui et non.
« S'il est vrai que les seuls paradis sont ceux qu'on a perdus, je sais comment nommer ce quelque chose de tendre et d'inhumain qui m'habite aujourd'hui. Un émigrant revient dans sa patrie. Et moi, je me souviens. Ironie, raidissement, tout se tait et me voici rapatrié. Je ne veux pas remâcher du bonheur."
Ces constructions blanches n’existaient pas du temps où flottait le drapeau français à Tipasa. Les habitants m’ont dit que ces hôtels ou lieux de villégiature ont été réalisés par Pouillon. Je n’ai pas vérifié. Les touristes ne se bousculent toujours pas peut-être en raison de l’insécurité.
A la fin août 1977, je recevais une lettre du critique musical d’Alger Gille Tauber qui me disait qu’il avait bien reçu ma carte de Tipasa et ma lettre, toutes les deux pleines de souvenirs, de regrets, de choses qui l’avaient touché « comme s'il y était », et qui lui rappelaient que nous garderons longtemps, peut-être jusqu'à notre fin dernière, une nostalgie que d'aucuns autour de nous trouvent et voudraient nous faire trouver d'un romantisme suranné, et en tout cas irrationnel ! Il voyait que la prose chaleureuse de Camus m'accompagnait.
Il lirait, me promettait-il, avec émotion ce que j'écrirai de tout cela. Il me disait une phrase que j’aime rappeler et que je reprends : les paradis perdus sont pour nous, jusqu'à nouvel ordre, terrestres ! C'est là qu'on sait ce qu'on perd... Recommencer, -c'est le désir de recommencer qui est la vraie nostalgie, et la nostalgie, elle, est sans remède.
On congédiait les spectateurs en les invitant à applaudir s'ils étaient satisfaits.
Une autre vue de la basilique chrétienne mais : "Les paradis perdus sont pour nous, jusqu'à nouvel ordre, terrestres !"
http://tipasa.eu/z_tipasa/ete_03.html
Gille Tauber était content d'apprendre que notre fille Isabelle-Fleur ait très bien joué la Première Arabesque de Debussy, qui était une de ses amours insatisfaites il ne savait pourquoi, et comme tant d'autres...
Je lui avais expliqué la façon dont nous avions été reçu à Alger et à Tipasa, - « nous » le couple sans les enfants, les enfants étaient restés chez mes parents - le regret des jeunes Algériens et des moins jeunes de ne plus nous avoir là-bas avec eux alors qu'il y avait de la place et du soleil pour tous.
Photo prise en 1977. A Tipasa, nous étions devenus des étrangers. Les bâtiments blancs avec des arcades n’existaient pas du temps de l’Algérie française.
Une petite pluie fine tombe sur Paris et sa région. De mon cœur s'élève une peinture violente composée de lumière et de couleurs : Le Chenoua de Benjamin Serraillon.
Au mois de novembre 1962, cinq mois après notre arrivée, nous (nous les rapatriés) nous réunissions dans une brasserie parisienne pour déguster un couscous et la même petite phrase revenait sur toutes les lèvres exprimait une vérité quotidienne : « Ce sera dur pour nous de nous adapter ».
J’ai peu goûté ces rencontres où tous les genres étaient mélangés. J’avais rencontré Gille Tauber, le critique musical de La Dépêche Quotidienne d’Algérie avec qui j’avais parlé non sans emphase du littoral algérois, de Tipasa et d’Albert Camus. Il avait lu tout Camus et regrettait de ne l’avoir jamais rencontré. Ma mère qui nous écoutait a glissé non sans quelque fierté : « C’était notre voisin à Belcourt. » Ou encore : « Je parlais souvent avec son frère Lucien et Albert venait nous rejoindre. »
Construction que nous n’avons pas connue du temps de « l’Algérie de papa ».
Le Cardo Maximus
http://tipasa.eu/z_tipasa/ete_04.html
Vingt-deux ans plus tard, j'évoque mon court voyage à Alger. L'étranger que j'étais devenu là-bas a revu Tipasa en 1977. Un Russe rempli de bonnes intentions m'avait proposé de "m'expliquer" Tipasa. J'avais remercié.
J'avais répondu que j’étais d’ici.
Au cours de ce voyage, nous avions passé une partie de la journée entre Européens. Nous n’étions point allés sur la plage de Matarès mais au bord d’une crique. Nous parlions anglais ou français pour les quelques paroles échangées. Pas un Arabe, pas une mauresque parmi nous. Ils étaient tous entre eux mais ailleurs. Instinctivement l'Europe se reconnaissait et se regroupait. Les Maghrébins, de manière peut-être involontaire, pratiquaient la séparation. Que disait Albert Camus dans L’été à Alger, un essai écrit en 1936, en parlant des Français d’Algérie? Voyons :
«Ce peuple sans religion et sans idoles meurt seul après avoir vécu en foule.»
Même à Tipasa, nous allions "en foule" dans les années cinquante. Mes notes et mes souvenirs : La mer ! La mer au bas de la falaise qui gémissait doucement. Marcellin Arnaud a cité Paul Valéry en étendant son bras droit : « La mer, la mer toujours recommencée...
O récompense après une pensée... »
-C'est beau l'instruction, dit Jean-Claude, en riant.
-Non, c'est beau la culture, renchérit François Cloite.
J'ai dit à voix haute :" Heureux celui des vivants sur la terre qui a vu ces choses. "
Famille Pinari, six, fils … J’ai moi aussi perdu mon latin. Mais ce n’est sûrement pas du latin qui est inscrit, du vrai.
En levant son regard vers nous, Jean-Pierre Salomon s'est exclamé que nous avions des lettres et qu'il manquait Mauclair (un autre copain habitué de Tipasa et de Matarès) pour faire un trio littéraire. Et il ajouta :
« Ils pourraient même nous écrire des poèmes pour faire concurrence à Albert Camus. » Jean-Pierre ne savait pas que, philosophe de l'absurde, Camus et je cite Jean Sénac, se défendait d'être poète. Il disait : « J'ai souvent l'impression (humiliante) de ne rien comprendre à la poésie.»
Un Russe rempli de bonnes intentions m'avait proposé de "m'expliquer" Tipasa.
C’est dans cette crique que séjourna longtemps une tortue de mer.
Même à Tipasa, nous allions "en foule" dans les années cinquante.
http://tipasa.eu/z_tipasa/ete_05.html
Le dimanche, lorsque nous allions pique-niquer près de Tipasa, nous nous transformions en de vrais Manouches. Détente pour nos parents après une semaine de travail. Le petits bois sentait la résine. Les oiseaux chantaient. Douce mélodie des chardonnerets. Cris lancinants des verdiers. « Cliché ! » aurait dit le professeur. Je me souviens de longues promenades et longues conversations avec Mauclair (prénom oublié) un étudiant en médecine (ami de la famille Albéro et du fils Jean-Claude) qui s'était dirigé (ou avait été dirigé) vers "dentaire" et qui désirait me faire connaître et aimer La Condition humaine d'André Malraux. Je savais que ce live avait obtenu le Prix Goncourt en 1933 et qu'il évoquait l'Extrême-Orient. Hélas, dans cette Condition, je me suis toujours ennuyé (je disais : barbé dans ma jeunesse). Je n'ai jamais pu pénétrer dans ces pages confuses. Me direz-vous que je suis passé à côté d'un grand chef-d'œuvre ?
Et puis, parfois, avec Mauclair qui aimait rire, nous laissions André Malraux et Albert Camus de côté et nous allions voir les filles sur la plage. Nous critiquions avec dérision les petits seins, les gros culs, les énormes dames qui étalaient leur « viande » sans complexe mais sans jamais penser à nous regarder nous-mêmes. C'est un privilège des hommes qui n'ont pas lu Benoîte Groult et son merveilleux "Ainsi soit-elle". J'aime vraiment Benoîte Groult mais par ses critiques acerbes elle ne refera pas l’impitoyable monde masculin.
Ai-je connu à Tipasa ce restaurant un peu gargote, ce café ? Je n’en ai plus le souvenir.
Camus : "On mange mal dans ce café, mais il y a beaucoup de fruits, surtout des pêches qu'on mange en y mordant, de sorte que le jus en coule sur le menton. Les dents refermées sur la pêche, j'écoute les grands coups de mon sang monter jusqu'aux oreilles, je regarde de tous mes yeux. Sur la mer, c'est le silence énorme de midi. Tout être beau a l'orgueil naturel de sa beauté et le monde aujourd'hui laisse son orgueil suinter de toutes parts. Devant lui, pourquoi nierais-je la joie de vivre, si je sais ne pas tout renfermer dans la joie de vivre? Il n'y a pas de honte à être heureux. Mais aujourd'hui l'imbécile est roi, et j'appelle imbécile celui qui a peur de jouir."
Mauclair, lorsqu’il apercevait une belle fille fraîche comme Camus les aimait, débitait en riant cette phrase de ce dernier : « J'appelle imbécile celui qui a peur de jouir. »
Nous n’étions point allés sur la plage de Matarès mais au bord d’une crique. C’était ici, me semble-il ? Nous étions entre Européens. Les Arabes se tenaient à part.
Le dimanche, lorsque nous allions pique-niquer près de Tipasa,
Nous étions au bord d’une crique.
http://tipasa.eu/z_tipasa/ete_06.html
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