La première fois, c’était un mercredi, jour de souk, et la petite fille était seule à la maison lorsque les trois hommes ont fait irruption. Elle avait 11 ans. Ils avaient 25, 32 et 37 ans. Ils lui ont dit que si elle parlait, ils la tueraient, elle et sa famille. Sanaa n’a pas parlé. Et les viols se sont poursuivis, huit mois durant. La fillette n’allait pas à l’école, trop éloignée de sa maison. A qui aurait-elle pu se confier ? Ce n’est que lorsque les rumeurs de sa grossesse sont parvenues aux oreilles de son père, berger, que la grand-mère de Sanaa l’a amenée chez le médecin : elle était enceinte de huit mois déjà. Quelques semaines plus tard, c’est avec son bébé dans les bras que la petite fille s’est rendue au tribunal. Poursuivis pour « détournement de mineure » et « attentat à la pudeur sur mineure avec violence », les trois hommes ont été condamnés en première instance à deux ans ferme pour l’un, reconnu par ADN comme le géniteur de l’enfant, dix-huit mois ferme pour les deux autres, et 50 000 dirhams (environ 4 500 euros) à verser à la victime. C’est tout. C’était le 20 mars dernier.
L’histoire, tragique, a ému le Maroc. Elle se passe à Tiflet, à 50 km de Rabat, la capitale, dans le Maroc pauvre et rural, loin de l’image de carte postale d’un royaume qui se présente comme moderne et progressiste. Et sans la présence fortuite, ce jour-là, dans les couloirs du tribunal de Rabat, d’une militante associative des droits des femmes, elle serait restée dans l’ombre. C’est cette activiste qui, la première, lance l’alerte sur le destin terrible de la petite Sanaa, et celui de son fils. Une semaine plus tard, la sociologue et écrivaine Soumaya Naamane Guessous dénonce, dans une lettre ouverte au ministre de la Justice sur le site d’information Le360, « l’insoutenable légèreté de la peine » et l’incompréhensible et inadmissible « normalisation d’une culture du viol et de l’impunité » par le tribunal : « L’article 486 du Code pénal stipule qu’un viol est l’acte par lequel un homme a des relations sexuelles avec une femme contre le gré de celle-ci, écrit-elle. Les juges ont-ils considéré que ces viols répétitifs, en bande organisée, par trois hommes majeurs sur une mineure de onze ans, ont été consentis ? »
La tragédie de Sanaa devient politique. Un sit-in est organisé par un collectif d’associations marocaines. Des tribunes et des pétitions circulent sur les réseaux sociaux. Le ministre de la Justice Abdellatif Ouahbi lui-même s’indigne, et annonce faire appel du jugement : « Au ministère de la Justice, nous nous sommes engagés au niveau législatif à rendre les verdicts de viol plus sévères afin de protéger les enfants contre le viol, la toxicomanie et d’autres agressions à leur encontre. » Pour les défenseurs des droits de l’homme, le drame de la « petite fille de Tiflet » est le symbole de trop de l’impunité. Il rappelle les visages d’Amina Filali, 15 ans, qui avait mis fin à ses jours en 2012 après avoir été forcée d’épouser son violeur ; celui de Khadija Souidi, 17 ans qui s’était suicidée en 2016 après la remise en liberté de ses violeurs. Ou encore celui d’Imane, jeune femme handicapée mentale, violée en réunion dans un bus en 2017 par quatre jeunes mineurs à Casablanca, et dont la vidéo, diffusée sur internet, était devenue virale. Il vient rappeler les contradictions d’une société en pleine crise des valeurs, tiraillée entre modernité et conservatisme. Entre d’un côté la « libéralisation des mœurs, qui légitime l’attrait sexuel pour les filles et déculpabilise la drague », de l’autre la « propagation d’une idéologie misogyne et agressive, qui les accuse de s’habiller de façon provocante et les considère comme responsables », explique Nouzha Skalli, militante pour l’égalité des sexes et ex-ministre chargée des Droits des femmes.
Deux femmes sur trois victimes de violences
Au Maroc, près de deux femmes sur trois se déclarent victimes de violences, selon un bilan officiel. Il s’agit dans plus de 90 % des cas de viols ou de tentatives de viol, dont les victimes sont principalement des femmes de moins de 30 ans. Dans les deux tiers des cas, ces violences sexuelles se déroulent dans l’espace public, selon les chiffres de l’Observatoire national de la violence faite aux femmes. Très souvent, les victimes préfèrent se taire. La culture du hchouma (« la honte ») encourage les non-dits. Et dans les faits, les accusés bénéficient très souvent de circonstances atténuantes.
Un rapport du collectif féministe Masaktach de 2020 indique que 80 % des condamnations en première instance pour viol au Maroc n’excèdent pas cinq ans de prison. La victime, elle, doit apporter les preuves physiques du viol qu’elle a subi, au risque d’être poursuivie en retour pour relations sexuelles illégales. Dans le cas de Sanaa, la preuve par l’ADN de sa grossesse n’aura pas suffi à alourdir la peine de ses agresseurs, alors que le Code pénal marocain prévoit une réclusion de dix à vingt ans pour le viol sur mineur. Une peine alourdie de vingt à trente ans s’il y a eu « défloration ».
Vendredi 14 avril, après deux heures de délibération, la cour d’appel de Rabat a finalement rectifié le premier verdict, et condamné le principal accusé, Abdelouahed Ragragui, à vingt ans de prison ferme et 60 000 dirhams de dommages et intérêts (5 428 euros). Ses deux coaccusés, Karim El Abdi et Youssef Zouaye, ont écopé chacun de dix ans de prison ferme et 40 000 dirhams (3 618 euros). « Si c’était possible, j’aurais requis la peine capitale », a déclaré le procureur du roi. L’avocat de la famille de la victime, Abdelfattah Zahrach, a précisé, lui, qu’il envisageait le pourvoi en cassation.
·Publié le
https://www.nouvelobs.com/monde/20230424.OBS72553/au-maroc-le-viol-de-trop.html
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