1962, « c’était l’OAS »
Alors que nous célébrons cette année le soixantenaire de l’indépendance algérienne, sujet de célébrations et d’hommages, nous revenons aujourd’hui à travers une archive d’actualités filmées anglophone pour comprendre ce que 1962 incarne également, au-delà de la fin de la guerre ; un étalement du conflit à travers le siège de Bab el Oued.
1962. Alors que les accords d’Évian, marquant le début d’un processus de sortie de guerre, sont signés le 18 mars, certains Français s’opposent à ce qui leur semble être une trahison. L’OAS, organisation de l’armée secrète favorable au maintien d’une Algérie française et établie depuis février 1961, est déjà connue pour ses intimidations, sa brutalité, ses attentats. Exerçant une violence déjà assourdissante, l’OAS n’entend pas de la même oreille les décisions actées entre le FLN et le gouvernement français. Les hostilités montent d’un cran. Il faut à peine cinq jours à l’organisation pour répondre à cet affront : le 23 mars, elle se retranche à Bab el Oued, alors quartier européen, pour s’opposer par les armes au processus lancé. C’est la bataille de Bab El Oued, qui oppose l’armée française à l’OAS.
Cette archive vidéo trouvée sur le site British Pathé est sortie le 27 mars 1962. Il s’agit, on s’en doute, d’une actualité filmée qui recense les premiers jours du siège. Segmentée en quatre parties, elle permet de comprendre la géographie du siège, son aspect de guérilla, mais aussi les angoisses qu’elle produit.
On observe tout d’abord les abords de Bab el Oued, côté français. La caméra filme la mise en place de barrages, sous le regard des habitants aux fenêtres. Les soldats bloquent le périmètre devant des graffitis de l’OAS. Dans la rue, à la frontière de la zone d’affrontement, des Algériens, des passants, échangent avec des soldats. C’est une vie mouvementée qui continue, et qui contraste avec le plan suivant : une vision désertique où le statisme prend le dessus sur l’agitation, où les chars succèdent aux habitants dans les rues, seuls promeneurs autorisés. On ne s’éloigne pas trop du périmètre de sécurité : nous retournons rapidement sur la frontière qui précède le no man’s land militaire. Les soldats continuent de monter la garde sous le regard des passants. Certains lèvent à peine les yeux vers la scène, comme habitués par un tel quotidien de violence et d’exceptionnalité militaire, d’autres se retournent pour mieux voir. On en vient à se demander si ce n’est pas plutôt la caméra et les journalistes qui attirent le regard des plus jeunes, et non pas les chars et les militaires en treillis. Un plan final de mitraillettes devant des draps suspendus aux fenêtres apparaît, et l’action peut commencer. Nous pénétrons dans le nœud de l’intrigue.
De la caméra statique, nous basculons à la caméra portable : la prise de risque des journalistes qui suivent les soldats et la gendarmerie mobile au cœur de Bab el Oued est énorme. Trois soldats sont mis en scène : un se cache, l’autre part en éclaireur, et un dernier au téléphone en contact avec l’arrière. On pourrait se croire en plein film d’action, le spectateur étant emmené au cœur de l’événement. De nouveau, des graffitis « OAS » « Salan » (général de l’armée française, il est le cerveau du Putsch des généraux en 1961 et à la tête de l’OAS) apparaissent sur les murs et devantures des magasins, alors que ses membres sont traqués. Leur présence invisible encercle les soldats. Absents mais omniprésents, ils dévorent l’espace. Puis, les soldats entrent en action, mitraillettes à la main : échange de balles, lancer de grenades ou de pierres, on ne sait pas trop. Les chars alors colosses jusqu’ici immobiles entrent en mouvement et se joignent au bal.
Après cette première salve d’attaques, les vestiges urbains de la confrontation cohabitent avec les vivants. Du panorama d’une ville immaculée, on bascule vers la destruction, l’horreur, l’angoisse. Des débris sur l’espace public, des arbres arrachés, des voitures désossées… Les curieux observent, encerclent le défunt arbre. Pourtant la vie reprend son cours, le trafic automobile est plus vivant que jamais. Mais les traces de la violence sont là pour rappeler aux vivants que la peur n’est pas partie : des vitres transpercées par le passage des balles, des câbles segmentés par des tentatives de sabotages. Les façades des bâtiments portent également en leur sein les traces de la valse des échanges de balles. Elles illustrent la puissance de l’impact : de l’intérieur, un trou dans le mur, impressionnant par sa taille. On devine la brutalité des échanges. Une maison criblée de balles ; au-dessus de la table du salon, sur la porte, les rideaux… Elles traduisent la vulnérabilité des habitants au quotidien, à tout moment victimes injustes de cette valse sauvage. Ce sont les premiers jours du siège.
Dès le lendemain, le 24 mars, les tensions s’intensifient, et les contrôles sont de plus en plus systématiques. Dans les hauteurs d’Alger, des hommes au brassard scrutent ceux qui veulent entrer dans la Casbah. C’est le FLN qui organise ces contrôles de véhicules et conducteurs, craignant une attaque de l’OAS capable de faire rentrer une voiture incendiée, comme ce fut le cas deux mois plus tard, en mai 1962. Le ciel bleu d’Alger est étouffé par la fumée noire des incendies à répétition. Côté OAS, un hommage est rendu aux victimes du premier jour d’attaque au monument aux morts de la Première Guerre mondiale, monument aujourd’hui inexistant. Selon l’actualité filmée, 3000 Européens auraient répondu à l’appel de l’OAS demandant d’assister à la cérémonie d’hommage aux 20 civils décédés. Sur les gerbes déposées on lit « A ceux de Bab el Oued, morts pour l’Algérie française ». La mobilisation militaire, civile et symbolique est évidente.
Enfin, les dernières images partagées par cette actualité filmée : des hommes et des femmes, des Européens, chargeant à la hâte et à ras bord les voitures et camionnettes de vivres. Pour eux, le siège de Bab el Oued ne vient que de commencer. Le blocus annoncé, les civils disposent d’une heure par jour pour se ravitailler.
Après 130 ans de colonisation et 8 ans de guerre, l’indépendance n’est plus qu’une question de mois, que le veuillent les réfractaires ou non.
1962, ce n’est pas essentiellement l’histoire de la fin d’une guerre, d’une célébration de l’indépendance durement acquise, fraîchement obtenue ; c’est aussi l’histoire d’une angoisse collective qui dure et s’intensifie sous l’ombre de l’OAS qui ne dira jamais son dernier mot.
Publié le 19 juin 2022
https://recitsdalgerie.com/1962-cetait-loas/
ALGERIA: ALGIERS: VIOLENCE AND BLOODSHED CONTINUES (1962)
https://www.britishpathe.com/asset/256659/
La Main Rouge
lors que nous commémorions le 60e anniversaire des accords d’Évian le 18 mars dernier, signant la fin de bien des exactions, les plus inavouables crimes du gouvernement français avaient en réalité une couverture toute trouvée : la Main Rouge.
3 juin 1957 : Otto Schlüter s’apprête à sortir de chez lui. L’homme est soucieux, depuis quelques mois, sa vie a pris un tournant inattendu, le plongeant lui-même et son entourage dans le désarroi le plus total.
Tout avait commencé ce maudit jour, ce 28 septembre 1956. Ça oui, il ne l’oubliera jamais. Son entrepôt d’armes avait volé en éclat sous la détonation d’une bombe, prenant du même coup la vie de son associé. Sur le moment Otto ne voulait pas y croire. Qu’est-ce qu’il s’était passé ? Qu’est-ce qui a pu causer une détonation aussi importante ? L’expertise avait statué sur l’origine : une bombe à l’acide. 5kg ! C’était insensé.
La mère d’Otto le fixe du regard. Elle est inquiète. Depuis cet attentat, la tension dans la famille est devenue palpable. Cette tension s’était insinuée dans le foyer petit à petit, avec l’accumulation de ces affreuses lettres de menaces, signées la Main Rouge. “Encore des couards” avait d’abord pensé son fils. Des lâches, incapables de signer leur menace. Et puis d’abord, que lui reprochait-on ? Oui, il vendait des armes, c’était son commerce après tout. Oui, il en a vendu à ces indépendantistes, des Algériens. On pouvait même retrouver dans son regretté entrepôt des factures à l’appui qui en attestent. Et alors ? Il en avait bien le droit et ne s’en cachait pas particulièrement. Ses pensées continuent de filer tandis qu’il suit du regard sa fille, Ingeborg, qui grimpe dans la Mercedes familiale.
Cet attentat criminel avait tout changé, il doit bien se l’avouer. Il avait continué son business avec le FLN : il fallait bien vivre. Mais les lettres de menaces continuaient d’affluer. Il avait eu un avertissement avec l’explosion de son entrepôt, il devait cesser ces échanges commerciaux avec les Algériens, toujours signés : « la main rouge ». Le claquement sec des trois portières sort Herr Schlutter de ses pensées.
Il doit se reprendre : “Cette situation finira sûrement par se tasser”, se rassure-t-il, en introduisant la clé dans le contact. La détonation se fit entendre, la Mercedes vola en éclat. Encore un attentat signé La Main Rouge, un parmi la dizaine en quelques mois qui prend place en République Fédérale d’Allemagne (RFA). Plutôt étrange comme modus operandi de la part d’un soi-disant groupuscule d’opposants à l’indépendance algérienne, des “colons ultra”, apparemment, au crépuscule des années 50, alors que les tensions en Algérie autour de la guerre d’indépendance se font de plus en plus électriques. Pourtant la justice allemande n’y croit pas du tout. C’est trop organisé. Trop professionnel.
Il y a là la patte très caractéristique des services de contre-espionnage français, le fameux SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage). Les Allemands en sont convaincus, et leur conviction se voit renforcer lorsqu’en septembre de la même année on apprend le meurtre périlleux d’un autre trafiquant d’arme à Genève, un certain Marcel Léopold. Lui aussi est une pointure dans le milieu : ancien trafiquant d’opium et à la tête d’un réseau de prostitution en Chine, il est chassé par le communisme et vient faire son nid en Europe, dans le milieu de l’armement avec une clientèle des plus éclectique : parmi elle, le Front de Libération National algérien. Tout comme Herr Schlüter, il reçoit des lettres de menaces, signées toute La Main Rouge. Et puis un trait (empoisonné ?) en pleine poitrine, tiré d’une pompe à vélo détournée en sarbacane retrouvée sur place, sur le seuil de sa propre porte. L’analyse post mortem détermine une aorte sectionnée et un lobe pulmonaire lésé. Empoisonnement ? Hémorragie interne ? L’un dans l’autre, ceci n’est sûrement pas un travail amateur. La presse internationale s’en saisit assez rapidement et pointe la France du doigt. Oui c’est sûrement la France qui organise cela, qui organise des opérations à l’étranger qui consistent à éliminer tous ceux qui soutiennent la lutte armée en Algérie. Bien sûr c’est totalement interdit, de même que les attentats visant des cargos à Tanger par exemple, mais toutes les pistes tendent vers cette hypothèse.
Le scandale grossit, à tel point que l’Humanité et l’Express accusent nommément le SDECE d’être derrière ses attentats. En 1959, le Général de Gaulle se voit contraint de nier toute implication avec force : le moment est délicat, la France tente un rapprochement avec l’Allemagne. Pendant ce temps-là, la justice allemande dénonce le SDECE et l’accuse de se cacher derrière la Main Rouge pour revendiquer les meurtres des opposants hors du sol français. Les preuves matérielles sont évidemment inexistantes, mais l’ombre du SDECE est partout. Pourtant, la Main Rouge a tout l’air d’une organisation de colon ultra totalement banale.
D’abord son nom : la Main Rouge, un clin d’œil évident à la main de Fatma, symbole païen typiquement maghrébin et la couleur rouge en référence au sang qu’elle fait couler. Ses activités au cours des années 50 concernent la totalité du Maghreb avant de se centrer essentiellement sur le conflit algérien. Elle a des activistes revendiqués, par exemple Christian, un enseignant corse qui s’exprime dans la presse et conspue le gouvernement français et sa politique qu’il juge mollassonne sur le dossier algérien. Dans le début des années 1960, un obscur écrivain, Pierre Genève, publie et romance l’incroyable épopée de la Main Rouge ; une épopée chevaleresque portée par une idéologie qui se développe au fil des pages. Tout ceci est bien évidemment totalement fantoche. Cette campagne de désinformation ne laisse personne dupe.
Ainsi dans le cadre d’un entretien pour le journal Libération en 1997 (“7 ans de guerre en France”), le commandant Raymond Muelle, ancien dirigeant du SDECE, avoue l’implication des services secrets français derrière la Main Rouge : personne n’est franchement étonné. Il parle alors d’opérations inavouables couvertes par ce moyen. Dans son livre Les tueurs de la République , le journaliste Vincent Nouzille explique les procédés de la Main Rouge. La liste des cibles était établie selon un protocole très strict dans le cadre d’un brain trust action. L’ordre d’exécution était donné de Matignon, pas de trace écrite, communication verbale uniquement. Parmi les personnes ciblées on compte d’abord des opposants politiques comme Ferhat Ashed, syndicaliste tué à Tunis en 1952. Le commandant Foccard, chargé par l’Elysée des affaires africaines, accorde vite une dérogation pour tuer des avocats jugés pro-FLN sur le sol français. C’est dans ce cadre qu’un attentat contre Jacques Vergès échoue. Ce dernier raconte par la suite qu’il croyait dur comme fer à l’existence de cette organisation criminelle qui menaçait de façon criminelle les avocats étiquetés pro indépendantistes. L’avocat Amokrane Ould Aoudia a moins de chance : il est tué de deux balles en plein cœur, en plein jour, dans le XIe arrondissement de Paris. Le rythme des exactions va s’essouffler notamment après le putsch raté des généraux en avril 1961 : plusieurs membres du SDEC se radicalisent et se retournent contre le Général de Gaulle pour rejoindre l’OAS. Raymond Muelle est arrêté en 1962 pour complot contre la sûreté de l’État. Il avoue souhaiter tuer le Général de Gaulle qu’il perçoit comme un traître. Finalement, cette fièvre tueuse et arbitraire se solde par un bilan glacial de 135 morts en 1960 et 103 en 1961. Constantin Melrick, coordinateur des services de renseignement auprès du premier ministre Michel Debré, parle d’une effroyable dérive.
Si l’on considère que la signature de la Main Rouge disparaît à la signature des accords d’Évian, ses méthodes, ses modus operandi et ses acteurs seront retrouvés quelques mois plus tard au sein d’une nouvelle organisation secrète, vraiment clandestine cette fois : l’OAS.
Par Nouha
Sources :
- Entretien Raymond Muelle : entretien dans le journal Libération en 2001
- Vincent Nouzille, Les tueurs de la république
- Archives ouvertes sous François Holland
Publié le 27 mars 2022
https://recitsdalgerie.com/la-main-rouge/
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