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Et puis un jour ce fut la fin.
Carnets de Camus. mai 1935 – février 1942
« La seule liberté possible est une liberté à l'égard de la mort. L'homme vraiment libre est celui qui, acceptant la mort comme telle, en accepte du même coup les conséquences –c'est-à-dire le renversement de toutes les valeurs traditionnelles de la vie. Le « Tout est permis » d'Ivan Karamazov est la seule expression d'une liberté cohérente. Mais il faut aller au fond de la formule. »
(Fragment qui servira pour le Mythe de Sisyphe).
Albert Camus mourut dans un accident d'auto avec Michel Gallimard (à droite).
L'été à Alger :
"Les dimanches d'Alger sont parmi les plus sinistres. Comment ce peuple (1) sans esprit saurait-il habiller de mythes l'horreur profonde de sa vie ? Tout ce qui touche à la mort est ici ridicule ou odieux. Ce peuple, sans religion et sans idoles meurt seul après avoir vécu en foule. Je ne connais pas d'endroit plus hideux que le cimetière du boulevard Bru, en face d'un des plus beaux paysages du monde. Un amoncellement de mauvais goût parmi les entourages noirs laisse monter une tristesse affreuse de ces lieux où la mort découvre son vrai visage. "Tout passe, disent les ex-voto en forme de cœur, sauf le souvenir." Et tous insistent sur cette éternité dérisoire que nous fournit à peu de frais le cœur de ceux qui nous aimèrent. Ce sont les mêmes phrases qui servent à tous les désespoirs. Elles s'adressent au mort et lui parlent à la deuxième personne :"Notre souvenir ne t'abandonnera pas", feinte sinistre par quoi on prête un corps et des désirs à ce qui au milieu est un liquide noir. Ailleurs, au milieu d'une abrutissante profusion de fleurs et d'oiseaux de marbre, ce vœu téméraire : " Jamais ta tombe ne restera sans fleurs." Mais on est vite rassuré : l'inscription entoure un bouquet de stuc doré, bien économique pour le temps des vivants (comme ces immortelles qui doivent leur nom pompeux à la gratitude de ceux qui prennent leur tramway en marche). Comme il faut aller avec son siècle, on remplace quelquefois la fauvette classique par un ahurissant avion de perles, piloté par un ange niais que, sans souci de la logique, on a muni d'une magnifique paire d'ailes."
(1) Le peuple des Français d'Algérie. Encore une fois il occulte bien naturellement les Arabes. Lorsqu'il parle des autochtones, c'est pour les placer, et c’est peut-être vrai, en toile de fond. En revanche, dans L'Etranger, oui, il campe un Arabe et il le sort vraiment du lot ... pour le tuer. Je n’invente rien.
Voici du beau et grand Camus. Quatre lignes de ses carnets 1939-1942 que ma mère lisait en pleurant :
" 18 mars 41.
Les hauteurs au-dessus d'Alger débordent de fleurs au printemps. L'odeur de miel des roses jaunes coule dans les petites rues. D'énormes cyprès noirs laissent gicler à leur sommet des éclats de glycine et d'aubépine dont le cheminement reste caché à l'intérieur. Un vent doux, le golfe immense et plat. Du désir fort et simple – et l'absurdité de quitter tout cela."
-Et l'absurdité de quitter tout cela, soupirait encore ma mère en reniflant un peu. Enfin, il nous a quittés sans voir notre drame. Notre drame aurait été le sien. Il avait quand même un cœur. Ah, cet absurde accident !
Camus : La mer au plus près.
Les premières nuances des lumières un jour d'été sur la mer.
« Certaines nuits dont la douceur se prolonge, oui, cela aide à mourir de savoir qu'elles reviendront après nous sur la terre et la mer. Grande mer, toujours labourée, toujours vierge, ma religion avec la nuit ! Elle nous lave et nous rassasie dans ses sillons stériles, elle nous libère et nous tient debout. A chaque vague, une promesse, toujours la même. Que dit la vague ? Si je devais mourir, entouré de montagnes froides, ignoré du monde, renié par les miens, à bout de force enfin, la mer, au dernier moment, emplirait ma cellule, viendrait me soutenir au-dessus de moi-même et m'aider à mourir sans haine. »
Quand en 1958 il acquiert sa maison de Lourmarin, il écrit à son maître Jean Grenier :
« Je mets mes pas dans les vôtres ».
Remarquons qu'avec l'argent du prix Nobel, il a donc acheté une ferme à Lourmarin, près de Marseille. Il n'a pas investi son argent en Algérie. Il a entendu, de loin, les « événements » et le coup d’Etat de mai 1958. Il était bien trop intelligent pour se faire berner par les promesses du général. Il ne nous a rien dit. Il a laissé faire.
Albert Camus : «La mer, le soleil, le sable chaud, les géraniums et... les bois d'eucalyptus ? On touche le bonheur. Je ne pourrai jamais vivre en dehors d'Alger. Jamais. Je voyagerai car je veux connaître le monde mais, j'en ai la conviction, ailleurs, je serai toujours en exil. » Oui, il était en exil.
C'est ainsi que les grands écrivains fixent l'Histoire ou plutôt leur Histoire. J'ai souvent pensé à ma pauvre grand-mère qui soupirait : « Que veux-tu que je te dise ? Les Camus, comme nous, c'était des pauvres... » Quant à ma mère, elle s'exclamait dans son studio (car mes parents se sont retrouvés dans un studio) de la rue Maurice Ripoche dans le XIVème arrondissement de Paris, qu’elle avait connu Camus avec des souliers troués mais que le prix Nobel lui avait tourné la tête. Elle tordait ses mains et entre deux sanglots elle disait : « Il nous a laissés tomber, à nous les Français d’Algérie, des Français comme lui. Et des Arabes fidèles à la France, il n'en a rien eu à faire. Nous sommes revenus une main devant, une main derrière et les yeux pour pleurer. »
C’était le langage de ma mère avec ses côtés fleuris et excessifs. Mon père, lui, a toujours baissé la tête et gardé le silence dans la misère de notre rapatriement. Une misère sans haillons, sans soupe populaire, sans abus de mauvais vin. Une misère révélée dans notre regard et dans les beaux yeux bleus de mon père. Il est resté noble jusqu'à la fin de sa vie.
du soleil naissant, éteignait les derniers feux et apparaissait l'azur. L'Azur ! L'Azur ! . . Je pense à Mallarmé. Disparition des couleurs, leur évanouissement. Spectacle d'une mort heureuse. Et là-bas, en face, au nord, la France.
Tipaza
Cependant que les flots exhalent leurs soupirs,
Sur les fûts brisés zigzaguent les hirondelles;
Le terrain caillouteux resplendit d'asphodèles
Qui naissent au printemps vierges de souvenirs.
Pénétrant de leur or les vagues de saphir,
Les rayons moribonds du soleil étincellent
Je rêve. Expire au loin le chant des tourterelles
Où suis-je ? A Tipaza ? Dans le pays d'Ophir ?
Le soir tombe. La nuit voilera les ruines
Mais surgit Séléné, riche en clartés divines
Bientôt donc renaîtront tous les dieux disparus,
Et le pas souverain des légions romaines,
Et, proches de la mer où chantent les sirènes,
L'ombre de Jean Grenier et l'ombre de Camus.
Jean Bogliolo
Professeur de lettres classiques au Lycée Gautier
(Jean Bogliolo écrivait Tipasa avec un Z. C'était toléré.)
Un autre poème, de Jean-Claude Xuereb :
Longtemps il écouta aux portes du silence
Les grincements du temps en bruits venus d’ailleurs
Il scruta le regard aveugle de la nuit
Au rêve égaré d’une criblure d’étoiles
Il avait depuis toujours pris rendez-vous
Aux rives du néant où bat l’éternité
Ne le pleurons pas son destin s’est accompli.
Jean-Claude Xuereb est intervenu aux Journées « Albert Camus et René Char : en commune présence », et « Audisio, Camus, Roblès, frères de soleil : leurs combats ».
Je lis à présent ces lignes qui semblent être extraites d'un magazine pour une invitation au voyage alors que je les ai trouvées au début de Noces suivi de L'été. Elles ne sont pas signées. « Tipasa, c'est à 69 kilomètres d'Alger. Une cité romaine dont ne subsistent que des vestiges envahis par la végétation des absinthes, des géraniums et des griffes-de-sorcière. Imaginez des ruines à pic sur une falaise que vient battre une eau claire, brasillant sous l’éclatante lumière méditerranéenne. Tel est le site magnifique où Albert Camus a célébré dans sa vingtième année ses "noces" avec la nature. »
Je sais bien qu'un jour j'y retournerai et que je chercherai ce que Camus n'a pas trouvé. Je serai poussé par l'esprit de tous ceux qui ne sont plus parmi nous. Je foulerai le sable de la plage de Matarès où Albert Camus allait se baigner en compagnie de José Lenzini et du sculpteur José Bénisti. Matarès où nous allions nous aussi, l'été.
A Tipasa, devant les ruines romaines, je rêvais de visiter Rome que je connais aujourd'hui et que j'aime. Envie soudaine de citer Montherlant :"Ce qui est terrible, c'est tout ce que le désir, en se retirant, fait s'écrouler. Des hommes, des pays, des arts, des civilisations, passés et présents, rentrent dans l'ombre, comme un paysage quand le soleil se cache."
Depuis que nous sommes partis, nous, les Européens et les Arabes, le soleil s'est caché. Par bonheur, le paysage de Tipasa ne s'est pas voilé complètement dans notre mémoire.
J'ai commencé à collectionner des photos de Tipasa depuis longtemps. Longtemps ? Je ne sais plus. Je cherchais des poèmes et j'essayais d'écrire quelques strophes à la gloire de Tipasa. Je faisais des vers comme on dit dans le bon peuple.
Mais toujours mécontent, je pestais contre mes courtes compositions et je murmurais qu'il y manquait la petite musique que j'entendais par exemple chez Paul Valéry.
Isabelle-Fleur me reprocha un jour de faire une fixation sur une musique abstraite :
-Si ta musique ne vient pas du premier coup, elle ne viendra jamais. Il vaut mieux que tu ranges tes stylos et tes cahiers. Et puis elle s'est installée au piano :
-Tu veux entendre la musique de Tipasa ? Moi, je sais, je sens. Ecoute !
Ses doigts ont balayé le clavier pour une improvisation et une sorte de poème symphonique est monté, qui a pris tout de suite la direction de mon cœur. La musique avait parfois des accents arabes, des accents à peine suggérés et je découvrais des côtés brillants qui indiquaient le soleil en été et à d'autres moments la mer qui avançait sans avancer. Et puis, j'ai senti un coup de vent comme dans Les jardins sous la pluie de Debussy. La musique s'est assombrie et j'ai deviné un petit orage qui déchirait le ciel. Dans le passage calmé j’ai goûté la poésie des gouttes d'eau. J'ai pensé bêtement que Camus était dans le piano. Ravissement.
C'était sublime parce qu'il y avait comme une petite musique dans la musique. Une petite musique qui semblait se superposer à la ligne principale. Je lisais Camus en transparence. Alors je l'ai suppliée de prendre un papier à musique, un crayon et d'écrire ces pages merveilleuses. Elle a haussé les épaules et a continué à jouer, à jouer . . .
J'ai crié que toutes ces notes, ces noires, ces blanches, ces croches, ces accords et la clef de sol et la clef de fa, que tout ce fatras allait lui glisser entre les doigts et qu'il n'en resterait rien. Il fallait protéger ou bien préparer une bande et enregistrer. Elle a dit que la musique, elle ne la portait pas au bout de ses doigts mais dans son cœur. Elle m'a regardé et elle a posé sa main droite sur son cœur : « Ma musique, elle vient de là ! ». Oui mais je me demandais comment elle avait pu s'imprégner de mon Tipasa au point de le faire passer dans la musique.
Je sais bien qu'un jour j'y retournerai et que je chercherai ce que Camus n'a pas trouvé. Je serai poussé par l'esprit de tous ceux qui ne sont plus parmi nous. Je foulerai le sable de la plage de Matarès où Albert Camus allait se baigner en compagnie de José Lenzini et du sculpteur José Bénisti. Matarès où nous allions nous aussi, l'été.
A Tipasa, devant les ruines romaines, je rêvais de visiter Rome que je connais aujourd'hui et que j'aime. Envie soudaine de citer Montherlant :"Ce qui est terrible, c'est tout ce que le désir, en se retirant, fait s'écrouler. Des hommes, des pays, des arts, des civilisations, passés et présents, rentrent dans l'ombre, comme un paysage quand le soleil se cache."
Depuis que nous sommes partis, nous, les Européens et les Arabes, le soleil s'est caché. Par bonheur, le paysage de Tipasa ne s'est pas voilé complètement dans notre mémoire.
J'ai commencé à collectionner des photos de Tipasa depuis longtemps. Longtemps ? Je ne sais plus. Je cherchais des poèmes et j'essayais d'écrire quelques strophes à la gloire de Tipasa. Je faisais des vers comme on dit dans le bon peuple.
Mais toujours mécontent, je pestais contre mes courtes compositions et je murmurais qu'il y manquait la petite musique que j'entendais par exemple chez Paul Valéry.
Isabelle-Fleur me reprocha un jour de faire une fixation sur une musique abstraite :
-Si ta musique ne vient pas du premier coup, elle ne viendra jamais. Il vaut mieux que tu ranges tes stylos et tes cahiers. Et puis elle s'est installée au piano :
-Tu veux entendre la musique de Tipasa ? Moi, je sais, je sens. Ecoute !
Ses doigts ont balayé le clavier pour une improvisation et une sorte de poème symphonique est monté, qui a pris tout de suite la direction de mon cœur. La musique avait parfois des accents arabes, des accents à peine suggérés et je découvrais des côtés brillants qui indiquaient le soleil en été et à d'autres moments la mer qui avançait sans avancer. Et puis, j'ai senti un coup de vent comme dans Les jardins sous la pluie de Debussy. La musique s'est assombrie et j'ai deviné un petit orage qui déchirait le ciel. Dans le passage calmé j’ai goûté la poésie des gouttes d'eau. J'ai pensé bêtement que Camus était dans le piano. Ravissement.
C'était sublime parce qu'il y avait comme une petite musique dans la musique. Une petite musique qui semblait se superposer à la ligne principale. Je lisais Camus en transparence. Alors je l'ai suppliée de prendre un papier à musique, un crayon et d'écrire ces pages merveilleuses. Elle a haussé les épaules et a continué à jouer, à jouer . . .
J'ai crié que toutes ces notes, ces noires, ces blanches, ces croches, ces accords et la clef de sol et la clef de fa, que tout ce fatras allait lui glisser entre les doigts et qu'il n'en resterait rien. Il fallait protéger ou bien préparer une bande et enregistrer. Elle a dit que la musique, elle ne la portait pas au bout de ses doigts mais dans son cœur. Elle m'a regardé et elle a posé sa main droite sur son cœur : « Ma musique, elle vient de là ! ». Oui mais je me demandais comment elle avait pu s'imprégner de mon Tipasa au point de le faire passer dans la musique.
Je sais bien qu'un jour j'y retournerai et que je chercherai ce que Camus n'a pas trouvé. Je serai poussé par l'esprit de tous ceux qui ne sont plus parmi nous. Je foulerai le sable de la plage de Matarès où Albert Camus allait se baigner en compagnie de José Lenzini et du sculpteur José Bénisti. Matarès où nous allions nous aussi, l'été.
A Tipasa, devant les ruines romaines, je rêvais de visiter Rome que je connais aujourd'hui et que j'aime. Envie soudaine de citer Montherlant :"Ce qui est terrible, c'est tout ce que le désir, en se retirant, fait s'écrouler. Des hommes, des pays, des arts, des civilisations, passés et présents, rentrent dans l'ombre, comme un paysage quand le soleil se cache."
Depuis que nous sommes partis, nous, les Européens et les Arabes, le soleil s'est caché. Par bonheur, le paysage de Tipasa ne s'est pas voilé complètement dans notre mémoire.
J'ai commencé à collectionner des photos de Tipasa depuis longtemps. Longtemps ? Je ne sais plus. Je cherchais des poèmes et j'essayais d'écrire quelques strophes à la gloire de Tipasa. Je faisais des vers comme on dit dans le bon peuple.
Mais toujours mécontent, je pestais contre mes courtes compositions et je murmurais qu'il y manquait la petite musique que j'entendais par exemple chez Paul Valéry.
Isabelle-Fleur me reprocha un jour de faire une fixation sur une musique abstraite :
-Si ta musique ne vient pas du premier coup, elle ne viendra jamais. Il vaut mieux que tu ranges tes stylos et tes cahiers. Et puis elle s'est installée au piano :
-Tu veux entendre la musique de Tipasa ? Moi, je sais, je sens. Ecoute !
Ses doigts ont balayé le clavier pour une improvisation et une sorte de poème symphonique est monté, qui a pris tout de suite la direction de mon cœur. La musique avait parfois des accents arabes, des accents à peine suggérés et je découvrais des côtés brillants qui indiquaient le soleil en été et à d'autres moments la mer qui avançait sans avancer. Et puis, j'ai senti un coup de vent comme dans Les jardins sous la pluie de Debussy. La musique s'est assombrie et j'ai deviné un petit orage qui déchirait le ciel. Dans le passage calmé j’ai goûté la poésie des gouttes d'eau. J'ai pensé bêtement que Camus était dans le piano. Ravissement.
C'était sublime parce qu'il y avait comme une petite musique dans la musique. Une petite musique qui semblait se superposer à la ligne principale. Je lisais Camus en transparence. Alors je l'ai suppliée de prendre un papier à musique, un crayon et d'écrire ces pages merveilleuses. Elle a haussé les épaules et a continué à jouer, à jouer . . .
J'ai crié que toutes ces notes, ces noires, ces blanches, ces croches, ces accords et la clef de sol et la clef de fa, que tout ce fatras allait lui glisser entre les doigts et qu'il n'en resterait rien. Il fallait protéger ou bien préparer une bande et enregistrer. Elle a dit que la musique, elle ne la portait pas au bout de ses doigts mais dans son cœur. Elle m'a regardé et elle a posé sa main droite sur son cœur : « Ma musique, elle vient de là ! ». Oui mais je me demandais comment elle avait pu s'imprégner de mon Tipasa au point de le faire passer dans la musique.
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