Un documentaire diffusé le 22 janvier sur France 3 réussit à redonner vie à la multiplicité d'existences d'un des destins français les plus fascinants du siècle.
Voir la photo où Camus, au lendemain de son prix Nobel reçu à Stockholm en décembre 1957, se fait agresser verbalement par un étudiant kabyle sur la guerre d'Algérie : c'est ce jour-là qu'il répondit, évoquant les attentats aveugles qui pouvaient viser sa mère retournée vivre à Alger : « Si c'est ça votre justice, je préfère ma mère. » Apprendre, l'instant suivant, de la bouche de sa fille, Catherine Camus, que l'étudiant kabyle était venu bien plus tard se recueillir sur la tombe de Camus à Lourmarin, pour lui demander pardon...
Il n'est sans doute pas au XXe siècle d'écrivain français plus charismatique, ou du moins plus incarné, plus sensible, voire sensuel, que Camus. Aussi, comment se refuser le plaisir de ce documentaire, signé Georges-Marc Benamou et diffusé ce 22 janvier sur France 3, qui donne à (re)voir la cavalcade d'un fils d'orphelin et d'illettrée du quartier de Belcourt à Alger, tuberculeux, admis au Saint des saints de la maison Gallimard, avant d'être la voix, dans Combat, de la nouvelle France issue de la Résistance, rêvant d'un monde égalitaire, antitotalitaire, européen ? La forme s'y prête admirablement. Mille vies de Camus, dont l'existence fut ce concerto rempli parfois jusqu'à la saturation et l'épuisement. Le documentaire alterne les images arrêtées d'une vie figée désormais en destin avec les commentaires du chœur, l'ami algérois Max-Pol Fouchet, le mentor admiratif Pascal Pia, la fille toujours très juste, Catherine Camus, ou le dernier amour, la jeune Franco-Danoise, Mette Ivers, qui revit devant nous l'annonce qui lui fut faite de la mort accidentelle de l'écrivain, sur une route de l'Yonne, le 4 janvier 1960, dans la Facel qui contenait le manuscrit du Premier Homme.
À mort, Camus !
Quelques vérités surgissent de ces 90 minutes qui tentent de rendre compte de la double promesse que s'était faite Camus : n'être infidèle ni à la beauté ni aux humiliés.
D'abord, la part prépondérante du journalisme dans la formation de l'écrivain Camus. Les combats pour les accords Blum-Viollet de 1936 qui seront enterrés par le lobby des colons algériens, le compte-rendu des procès judiciaires dans Alger républicain (1938) qui l'inspireront pour L'Étranger, la série de reportages sur la misère en Kabylie (1939) qui façonneront à jamais sa sensibilité d'homme révolté par l'injustice.
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Ensuite, cet amour malheureux pour la terre rouge d'Algérie, exaltée dès ses premiers écrits, Noces, en 1936, mais souillée par le régime de Vichy en 1940. De la terre que j'aime, l'Algérie pourrait-elle être la dernière terre libre de France, se demande-t-il à son retour à Oran fin 1940 ? La réponse, doit-il s'avouer, est négative, mais de cette désillusion, il tirera l'un de ses textes les plus célèbres, La Peste, inspirée par la dictature pétainiste s'imposant sous ses yeux. Terre rouge souillée de sang en 1945, puis en 1954, malgré ses mises en garde, malgré ses appels à la trêve civile : son projet de fédéralisme égalitaire est étouffé dans l'œuf le 22 janvier 1956, lors de la réunion du cercle du Progrès, à Alger. Le corps tendu, il y prononce l'un de ses morceaux de bravoure, mais à l'extérieur, les « À mort, Camus ! » , haineux des colons lui indiquent clairement la porte de sortie. Tribun, oui – bien qu'on ne soit guère convaincu par sa voix légèrement obstruée qui contraste avec le verbe et la chair –, bretteur assurément, polémiste sans aucun doute, politicien, certainement pas. Dans cette guerre des tranchées qui s'annonce, il n'y a pas de place pour lui, le juste milieu, position intenable. Terre rouge dont il fera le deuil en la retrouvant dans les collines du Lubéron, à Lourmarin, terre méditerranéenne ressentie à pleins pores, même si là-bas, constate sa mère, cela manque cruellement d'Arabes, et qu'il retrouvera par l'écriture dans l'ultime Premier Homme. Toujours chez Camus cette pendulation entre la perte et les retrouvailles littéraires.
La bataille contre Sartre
Enfin, cette République des Lettres où tous les coups sont permis, surtout les plus bas. Entre l'homme du peuple Camus et le bourgeois Sartre, qui voulait en être le prophète, l'amitié née dans les fumées de Saint-Germain-des-Prés et les discussions de théâtreux ne résista pas longtemps à la politique et aux camps. Staline, le totalitarisme vinrent dresser un rideau de fer. Sans doute, la belle gueule de ce Camus un peu trop doué pour tout et qui les tombait toutes, séduisant jusqu'au peu sensible Gaston Gallimard, devait avoir fini par irriter ce mal doté de Sartre. On sourit en apprenant, – autre temps, autres mours – , qu'en 1943, Camus se présenta enfin au patriarche de la rue Sébastien-Bottin, un an après la parution de L'Étranger, dont le manuscrit, faut-il le rappeler, fut trimballé par Camus sur les routes de l'exode, avant d'être confié fin 1940 à l'ami Pia. À l'époque, Sartre fut un des premiers à encenser ce roman. Le compagnonnage dura jusqu'en 1952. La punaise de Beauvoir, un temps très séduite, vint y ajouter son grain de sel, ses Mandarins récompensés par le Goncourt en 1954 venant finir le sale boulot commencé dans Les Temps modernes, où Sartre, à des collaborateurs de la revue qui ne sentaient pas le coup, ordonna finalement à Francis Jeanson d'exécuter dans leurs colonnes cet Homme révolté, qui osait dire tant de mal, et si bien, du communisme.
Où se trouvait Camus ? Un peu partout et nulle part. Inclassable tel un Boris Vian, comme lui menacé par une maladie, à ceci près que Camus écrivait de plomb là où Vian préférait la légèreté. Mais il faut imaginer un Albert infatigable danseur se déhancher sur la trompette de Boris dans quelque cave germanopratine. Notre époque, rétive aux partis, synonymes d'enfermement, n'a d'yeux finalement que pour les inclassables, les lonely cowboys, les touche-à-tout qui ne sont pas des dilettantes.
Le théâtre premier amour littéraire
Et Dieu sait si Camus le fut, touche-à-tout. Avec les femmes. Dévoré par un insatiable appétit de séduire, d'aimer, d'admirer. Après la parenthèse Simone Hié, la première épouse méconnue, droguée, qui le rendit si malheureux, il se tourna vers des créatures plus solaires. Francine, la mère de ses jumeaux. Maria Casarès, évidemment, rencontrée le 6 juin 1944. Catherine Sellers, autre actrice incandescente. Mette Ivers, la jeune Danoise qui ne comprenait pas pourquoi elle l'intéressait. Avec François Mitterrand, ce ministre de l'Intérieur qu'il critiqua si violemment après le 1er novembre 1954, Camus, avec Casarès, nous a laissé l'une des plus belles correspondances amoureuses du siècle, pour la France. Amusant, isn't it ?
Casarès. Sellers. On en revient au théâtre. Le premier grand amour littéraire de Camus, qui, dès l'âge de 21 ans, avait créé à Alger ces troupes dont le nom dit tout : Théâtre du Travail, puis Théâtre de l'Équipe. Il y trouvait l'esprit de camaraderie, le miracle de la fraternité et de la vie, sa passion, son exaltation. À cet égard, le témoignage le plus fort de ce documentaire est étonnamment celui de Michel Bouquet, que Camus avait choisi pour jouer dans Caligula alors qu'il n'avait que 20 ans, avant qu'il ne figure dans les Justes, puis les Possédés. Sous le choc de la mort de Camus, Bouquet se souvient avoir pensé : « Comment ne sera-t-il plus là dans ce qui va m'arriver maintenant ? » Oui, telle est la question : comment Camus peut-il ne plus être là, dans ce monde dont il craignait, s'adressant à la jeunesse dans son discours de Stockholm, qu'il ne se défasse ?
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Les vies d'Albert Camus », George-Marc Benamou. France 3. 22 janvier. 21 h 05
Par François-Guillaume Lorrain
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