Loin d'être spécifique à notre époque, la peur infondée d'un "remplacement démographique" puise ses racines loin dans le passé.
Un message placardé sur une zone d’affichage assimilant la politique d’Emmanuel Macron au complot du « grand remplacement », le 11 novembre 2022 à Toulon ©BelgaImage
Petite devinette: quelle personnalité politique s'est révoltée ces derniers jours contre "un plan criminel" destiné à "modifier la composition démographique" de son pays? Tom Van Grieken? Non! Donald Trump? Encore raté (même si ces deux hommes en seraient capables)! Il s'agit du président tunisien Kaïs Saïed. Car oui, si on a plus l'habitude d'entendre l'extrême-droite européenne et américaine craindre pour l'"extinction des blancs" soi-disant voulue par les "élites", cette même théorie du complot intrinsèquement raciste peut être reprise... en Afrique. Cette fois, le très autoritaire chef d'État maghrébin craint pour l'"appartenance arabo-islamique" de la Tunisie face à l'immigration subsaharienne. Qu'importe que ces migrants représentent seulement, selon les sources, entre 21.000 et 59.000 personnes (pour un pays de 12 millions d'habitants)! Au moins, le régime fait oublier l'abolition des contre-pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire), la répression des opposants (politiques, médiatiques, syndicaux) jugée infondée par l'ONU, ainsi que la crise socio-économique (chute du tourisme, pénuries alimentaires, inflation, etc.).
Cette prise de parole, qui a ouvert grand les portes à la haine envers les Subsahariens, rappelle néanmoins que le fait que l'idée d'un "grand remplacement" n'est une particularité ni de l'Occident, ni même de notre époque. Si cette théorie conspirationniste a pris sa forme actuelle sous la plume de l'écrivain français d'extrême-droite Renaud Camus en 2010, on peut la retrouver sous d'autres aspects à des époques anciennes et ce dans de nombreux pays.
Italiens, Chinois, Subsahariens: déjà ciblés au XIXe siècle
Cette peur du "grand remplacement" est déjà bien présente à la fin du XIXe siècle. En atteste par exemple la crainte suscitée par les migrants venus de pays comme l'Italie, particulièrement nombreux à cette époque-là. L'idée émerge qu'ils pourraient remplacer la population préexistante, et ce autant dans la France traumatisée par sa défaite de 1870 qu'aux USA après la Guerre de Sécession. Outre-Atlantique, une "Ligue de restriction de l'immigration" est même crée en 1894, ses partisans étant "convaincus que les traditions, les peuples et la culture anglo-saxons étaient noyés dans un flot d'étrangers racialement inférieurs d'Europe du Sud et de l'Est", comme le fait savoir Erika Lee, directrice de l'Immigration History Research Center.
Parmi les autres fantasmes de l'époque, il y a le "péril jaune" venue d'Extrême-Orient et l'"invasion noire", comme le nomme Émile Driant, le gendre du général Georges Boulanger. En 1901, l'Australie a même tout simplement interdit l'immigration asiatique, de peur de perdre son caractère britannique. Un journaliste français, Émile Faguet, s'inquiète aussi en 1895 dans le "Journal des Débats" de voir la population chinoise doubler en 60 ans et celle "nègre" en 40 ans. "Où courent-ils ? Chez nous, par les chemins que nous avons battus", s'insurge-t-il. "La grande île blanche, l’Europe, sera bientôt battue, bientôt entamée par l’énorme mer montante [...] Nous avons aplani le monde pour amener chez nous les races étrangères ; nous l’avons rétréci pour rapprocher de nous ceux qui doivent nous dévorer".
En 1899, un anthropologue qui deviendra un des grands théoriciens de l'eugénisme, Georges Vacher de Lapouge, ne dit pas autre chose. "On ne rencontre pas encore à Paris autant de jaunes et de noirs qu’à Londres, mais il ne faut se faire la moindre illusion. Avant un siècle, l’Occident sera inondé de travailleurs exotiques (…). Arrive un peu de sang jaune pour achever le travail, et la population française serait un peuple de vrais Mongols", prédisait-il. Idem du côté de l'écrivain et homme politique Maurice Barrès qui se préoccupe de ces "nouveaux Français" qui menaceraient "notre civilisation propre". "Le nom de France pourrait bien survivre ; le caractère spécial de notre pays serait cependant détruit, et le peuple installé dans notre nom et sur notre territoire, s'acheminerait vers des destinées contradictoires avec les destinées et les besoins de notre terre et de nos morts", dit-il.
L'entre-deux-guerres et les juifs toujours plus dans le viseur
En Amérique, le racisme passe à la vitesse supérieure dans la foulée de la Première Guerre mondiale. En 1916, l'avocat eugéniste Madison Grant écrit en 1916 "The Passing of the Great Race" et s'y plaint de voir les protestants anglo-saxons ne pas se reproduire assez vite, avec l'idée qu'ils se feront surpassés par "le Slovaque, l'Italien, le Syrien et le Juif". En 1920, l'historien Lothrop Stoddard prédit que "les races blanches seraient englouties par les races colorées les plus fertiles", en prenant particulièrement pour cible les juifs polonais qualifiés de "parasites humains".
Ici, il n'est plus seulement question du complot des "Sages de Sion" inventé par la police tsariste, selon lequel les juifs voudraient dominer le monde, ni des nombreuses théories antisémites qui se sont succédées depuis le Moyen-Âge. Désormais, c'est le potentiel démographique des juifs qui est craint. Les nazis se feront un plaisir de reprendre le principe. Adolf Hitler surnomme d'ailleurs le livre de Madison Grant "ma Bible". La suite de l'histoire est connue: arrivée au pouvoir en Allemagne, discriminations croissantes envers les juifs puis, in fine, la Shoah. La récupération des idées de Grant par Hitler auront au moins un effet inattendu aux USA: le Ku Klux Klan, qui pavanait fièrement dans les rues américaines avec des propos similaires, tombera encore plus vite en disgrâce.
La théorisation du "grand remplacement"
Après la Seconde Guerre mondiale, la xénophobie ne disparaît pas avec la chute d'Hitler. En France, alors en pleine guerre d'Algérie, un certain Jean-Marie Le Pen s'inquiète à l'Assemblée nationale de l'immigration venue du Maghreb vers la métropole. "Si vous ne faites pas l’Algérie française, vous aurez la France algérienne", s'exclame-t-il. Il ne changera guère de ton durant sa longue carrière politique. Plusieurs déclarations du même style continueront à se faire entendre de temps à autre. En témoigne en 1985 la une du Figaro Magazine, montrant une femme voilée avec comme titre "Serons-nous encore français dans 30 ans?" et des chiffres démographiques jugés inquiétants.
Les néo-nazis continueront aussi de sévir, comme René Binet dans l'immédiat après-guerre puis David Lane qui popularise en 1995 la théorie conspirationniste du "génocide blanc". Cette dernière servira de tremplin final pour Camus et son "grand remplacement", qui imagine un complot des "élites" en ce sens. Il sera ensuite cité par des suprémacistes blancs venus des quatre coins du globe, comme ceux qui ont commis les attentats de Christchurch et de Buffalo. L'extrême-droite française mais aussi internationale en fera tout autant, y compris par des personnalités d'origine immigrée à l'instar d'Éric Zemmour (issu d'une famille juive d'Algérie).
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Un mythe xénophobe qui n'a pas de sens
Aujourd'hui, les partisans de cette théorie du complot se réfèrent souvent aux migrations dites "barbares" qui ont marqué la fin de l'Empire romain d'Occident. Une affirmation balayée par l'archéologue Jean-Paul Demoule, auteur d'"Homo migrans". Interrogé par Libération pour savoir s'il y a vraiment eu des "grands remplacements" au cours de l'Histoire, il répond que les deux seuls véritables cas avérés remontent à la Préhistoire. Il y a d'une part l'expansion d'Homo sapiens "aux dépens des autres représentants du genre Homo, que ce soit Néandertal en Europe ou l’Homme de Florès en Indonésie, pour n’en citer que deux", explique-t-il. "Ensuite, le développement de l’agriculture au Néolithique, qui commence vers -12 000, va se solder par la disparition quasi-totale des groupes de chasseurs-cueilleurs". Dans les deux cas toutefois, il n'y a pas eu de violences comparables à l'exemple le plus proche datant d'une époque plus récente: celui de la colonisation européenne, qui a notamment décimé la population amérindienne par les guerres et les épidémies (et non dans le cadre d'une immigration "classique").
Jean-Paul Demoule fait également un constat simple: tout au long de l'Histoire, les humains ont migré pour avoir de meilleures conditions de vie, façonnant ainsi l'humanité telle qu'elle est aujourd'hui (les nations n'étant que des constructions a posteriori sur base de populations qui sont le fruit de multiples origines). En témoignent la propagation à travers la planète des différentes innovations (agriculture, écriture, découvertes technologiques, etc.). Un fait qui n'empêche pas la xénophobie d'exister. "Il faut probablement explorer ici la théorie du bouc émissaire selon laquelle, dans tout groupe constitué, on est tenté d'imputer le mal aux autres, à ceux qui sont différents, aux immigrés, aux 'barbares'. Il semble que toutes les sociétés en aient besoin pour se définir !", conclut l'archéologue dans une interview au Point.
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