PARIS-MAGHREB. Ils sont 80 000 à vivre au Canada, auxquels s’ajoutent autant de Marocains. Installés pour la plupart à Montréal, les Algériens du Canada forment un groupe dynamique et bien intégré. Seule ombre au tableau : une loi sur la laïcité, qui a envenimé les relations entre communautés.
Ici, tout le monde le sait : il neige souvent au Maghreb. On y est habitué, il faut juste fermer les écoutilles quand le thermomètre tombe en dessous de moins 30 °C. Le reste du temps, ça grouille de monde. Les gens y font leurs emplettes, visitent les associations d’entraide et d’insertion, papotent entre voisins ou font une pause dans les bars à chicha. Le week-end, il y en a même qui viennent de Boston ou New York pour venir respirer l’« odeur de la maison », comme on dit en Algérie. Seul détail, il n’y a pas de palmiers. Et pour cause : le Maghreb, ou plutôt le Petit Maghreb, et ses 120 commerçants installés sur une artère d’un kilomètre, se trouve en plein cœur de Montréal.
Rien d’étonnant à cela. Depuis la grande vague d’émigration des années 1990, quand la guerre civile avait poussé des dizaines de milliers d’Algériens à quitter leur pays pour trouver refuge au Canada, la communauté algérienne est l’une des plus dynamiques du Québec, où vivent plus de 90 % de ses membres. En 2021, la province francophone comptait près de 73 000 immigrants nés en Algérie. Ajoutez-y les Marocains d’origine, le total de la population maghrébine (plus de 141 000) dépasse largement celle des Français d’origine (93 000).
Qui sont-ils, et pourquoi ont-ils choisi le lointain Canada, plutôt que le proche Hexagone ? Chaque parcours est unique, et les motivations changent d’une génération à l’autre. Aux réfugiés politiques des années 1990 – des émigrés souvent âgés de plus de 40 ans qui n’avaient pas prévu de quitter leur pays –, a succédé dans les années 2000 une immigration plus familiale, suivie aujourd’hui par celle d’étudiants choisissant Montréal, ville universitaire d’excellence, parce que les études y sont moins coûteuses qu’aux Etats-Unis.
Pour certains, le refus de la France était un choix conscient, politique. « Au début, c’est ma mère qui voulait aller au Canada. Mon père ne voulait pas quitter l’Algérie », raconte Rayene Bouzitoun, 24 ans, une étudiante en droit qui vient de décrocher la très prestigieuse bourse Rhodes de l’Université d’Oxford. Finalement, dégoûté par les promotions-copinage et autres blocages de la société algérienne, le père ingénieur décide lui aussi de partir. « Mais il est très nationaliste, il ne voulait pas aller en France, “chez le colon”. » Après trois ans de démarches difficiles, les Bouzitoun arrivent en 2003 à Montréal, avec leur fille.
Rabah Hammachin, lui, n’aurait pas dit non à la France. L’Académie de Créteil avait même fait une offre d’emploi à ce docteur en chimie et chercheur. « Mais le visa ne venait pas, il fallait faire la queue des heures durant et j’ai perdu patience », raconte-t-il. Fin 1999, il débarque au Canada avec sa femme et ses deux enfants. « Je ne fuyais pas le terrorisme, mais je n’avais pas envie que mes enfants se retrouvent dans la même situation que les jeunes d’aujourd’hui en Algérie », se souvient-il.
« Ma femme m’a regardé et m’a dit : “On est au pôle Nord !” »
Mohamed Mimoun, coordonnateur du Forum Jeunesse de Saint-Michel, une association d’aide aux jeunes de Montréal, est quant à lui passé par la case France. Il s’y installe en 2001 et, après des études, fonde une start-up de livraison. Mais en 2007, il tombe sur une journée portes ouvertes d’une université canadienne et se laisse tenter. « Il fallait renouveler ma carte de séjour en France tous les ans, c’était galère », explique-t-il. « Et puis, c’était l’époque de Sarkozy, avec des problèmes dans les banlieues… » L’atterrissage à Montréal fut rude : « On est arrivés en pleine tempête de neige, il faisait moins 20 °C. Ma femme m’a regardé et m’a dit : “On est au pôle Nord !” »
Pour d’autres, le Canada s’est imposé comme une évidence. « J’avais 17 ans quand je suis arrivé ici avec mes parents, en 2007 », témoigne Mehdi Houhou. « Ils étaient déjà venus ici en 1990, ils rêvaient le rêve américain et n’ont pas vraiment envisagé la France. Mon père était médecin, ma mère biologiste, leur profil correspondait parfaitement avec ce que recherche le Québec. »
Chaque génération a connu ses galères. Celle des années 1990, généralement qualifiée, a souvent subi l’épreuve du déclassement professionnel : sous-évaluation des diplômes acquis à l’étranger, exigence d’une expérience professionnelle canadienne, barrières érigées par les corporations professionnelles, tous ces obstacles ont été parfois difficiles à surmonter. « Etre immigré, c’est comme une entreprise : tu investis beaucoup, sans savoir ce que sera le retour sur investissement », sourit Rayene Bouzitoun. Mais globalement, « cette génération s’est très bien intégrée », indique Rabah Hammachin. L’émigration algérienne au Canada est une émigration choisie, souvent de classe moyenne. Elle est très différente de l’expérience française.
Aujourd’hui, ils sont médecins, ingénieurs, professeurs…
Ces Algériens sont aujourd’hui médecins, ingénieurs, professeurs, restaurateurs, et beaucoup vous parlent avec affection de leur terre d’adoption. Mais la plupart ont gardé des liens forts avec l’Algérie. Après une carrière dans la banque, Mehdi Houhou préside la Jeune chambre de Commerce algérienne du Canada et a cofondé la Société de Développement commercial du Petit Maghreb, qui regroupe 127 commerçants de 27 nationalités. Son principal business est une société de production et de commercialisation de dattes bio cultivées dans la région de Biskra, dont il est originaire. Rayene Bouzitoun, elle, retourne souvent dans ce pays qu’elle a pourtant quitté très jeune, à 4 ans. « Je me sens à la maison, là-bas, cela fait du bien. » Et il y a la famille, cette famille qui soude les Algériens.
« Ce qui me fait le plus rire, c’est que les familles québécoises les plus traditionnelles sont celles qui ressemblent le plus aux nôtres ! »
Mais l’Algérie reste l’Algérie, avec sa chape de plomb politique et ses libertés entravées, et le contraste est difficile à vivre pour ces émigrés. Beaucoup ne mâchent pas leurs mots sur le régime d’Alger, au risque de le payer cher s’ils s’avisent de remettre les pieds sur leur sol natal. Lazhar Zouaïmia en sait quelque chose : militant pro-démocratie et membre d’Amnesty International – « Amnistie Internationale » au Québec –, il a été arrêté à Constantine en février 2022, à sa descente de l’avion. « C’est le Département de la Sécurité intérieure qui m’a arrêté, il a fallu attendre le 30 mars pour qu’ils me libèrent », raconte-t-il, après une campagne vigoureuse de syndicats et associations canadiennes. Ayant plusieurs fois tenté de repartir, se retrouvant bloqué au dernier moment, il finit par reprendre l’avion le 5 mai. « Jusqu’à la dernière minute, ils ont aligné ordres et contre-ordres. Même pour diriger une dictature, ils sont incompétents ! »
D’autres ressortissants algériens ont connu des galères similaires, et donc, explique Lazhar, « il y a beaucoup de gens qui ne veulent plus s’exprimer sur l’Algérie. Si tu parles, tu ne peux pas regagner le pays. Et parmi ceux qui vont au pays, certaines personnes qui ne sont pas forcément impliquées politiquement sont tout de même arrêtées. Il s’agit juste de faire peur aux gens. »
Une loi qui a favorisé les propos haineux envers l’islam
L’autre écueil de la vie de ces immigrés est bien plus proche, et menaçant : la politique québécoise. Adoptée en juin 2019, la « loi 21 » indique explicitement que le Québec est « un Etat laïque » et interdit aux procureurs, policiers, enseignants, directeurs d’école et autres fonctionnaires d’arborer tout signe religieux dans l’exercice de leur métier. Elle est d’autant plus mal vécue par les Algériens qu’elle s’est accompagnée d’un ostracisme, voire d’une franche hostilité envers l’islam et la communauté musulmane. Dans un sondage Léger Marketing commandité au printemps dernier par l’Association d’Etudes canadiennes, qui a interrogé les communautés religieuses minoritaires, les musulmans signalent une détérioration importante de leur « sentiment d’être accepté comme membre à part entière de la société québécoise ».
Ce sentiment de détérioration touche 62 % des hommes et… près de 80 % des femmes. Dans les témoignages recueillis par l’étude, ces musulmans rapportent une multiplication de propos haineux : « Le hijab de mon amie a été arraché dans le métro », « En bus, une personne nous a craché dessus », « A l’annonce de la loi 21, un homme du bus dit que j’allais devoir enlever mon foulard », « Avec ma petite fille de 3 ans, je revenais de la garderie à pied. Un jeune homme a tenté de nous écraser volontairement avec un gros pick up. »
« Cette loi est vraiment venue pourrir l’atmosphère », témoigne le chercheur Rabah Hammachin.
« Beaucoup de garderies d’enfants sont tenues par des Algériennes qui portaient le hijab, et cela ne posait aucun problème. Je connais une fille qui a fait toutes les études pour être policière et qui, portant le hijab, ne peut plus le devenir. »
Cette hostilité est d’autant plus difficile à vivre que l’intégrisme islamique est pratiquement un non-sujet dans cette communauté. « Les premières années, j’étais catégorique dans mon hostilité aux islamistes et la façon dont ils faisaient du hijab un emblème, raconte Lazhar Zouaïmia. Mais avec le temps, j’ai constaté que ce n’est plus forcément le cas, parfois même des femmes avec le hijab sont plus tolérantes que des femmes sans. Je fréquente plutôt des laïcs et n’ai pas de position définie, mais ma fille, qui est née ici et ne porte pas le hijab, estime que les gens devraient être libres de choisir. »
« Les islamistes que je connais, quand ils sont arrivés ici, les premières années, ils avaient toujours la même hargne, se souvient Rabah Hammachin. Après cela, ils ont commencé à voir que les Québécois ne les regardaient pas d’un œil suspicieux – ils trouvaient un job normal, obtenaient des prêts bancaires, etc. J’en connais beaucoup qui ont rasé leur barbe, la plupart sont mariés à des Québécoises pures et dures et leurs enfants ont grandi en Canadiens. Il y en a même un dont le fils est rappeur, alors que lui était islamiste à fond la caisse ! »
Face à cette loi 21, Rayene Bouzitoun est perplexe : « comment peut-on devenir une menace ? le Québec étant loin de devenir musulman ». Mais elle cherche aujourd’hui à comprendre les motivations des Québécois. « D’une certaine façon, ils vivent un peu ce que nous vivons, mais à l’échelle nationale : nous vivons à l’échelle provinciale, celle du Québec, cette peur de ne pas avoir le droit d’être nous-mêmes, de ne pas avoir droit à nos valeurs et nos principes ; les Québécois, eux, vivent cela face au Canada, ils se sentent constamment menacés dans leur unité culturelle. Donc, je pense que l’on est dans une situation où l’on devrait plutôt se comprendre. »
« La société québécoise regarde toujours ce qui se passe en France, note Rabah. Si cela continue, cela va créer des antagonismes et devenir dangereux. » Ce serait dommage, pour une immigration qui reste un modèle d’intégration.
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