Une enquête réalisée par deux journalistes indépendantes, sous forme de podcast, lève pour la première fois le voile sur des violences sexuelles qu’auraient exercées des rabbins dans la communauté juive orthodoxe française. Les deux premiers épisodes de « Tu ne te tairas point » sont diffusés ce mercredi 22 mars.
Une enquête inédite menée pendant six mois par deux journalistes indépendantes, Salomé Parent-Rachdi et Lila Berdugo. C’est sous la forme d’un podcast (1) dont les deux premiers épisodes sont publiés ce mercredi 22 mars (2), que les deux enquêtrices ont choisi de raconter une réalité, restée jusque-là dans l’ombre : l’existence de violences sexuelles commises par des rabbins, au sein de la communauté juive orthodoxe de France, sensibilité majoritaire en France. Au-delà des récits individuels, les journalistes ont également eu à cœur démontrer les mécanismes d’omerta, communautaires et institutionnels à l’œuvre.
« C’était mon père, mon Dieu, mon rabbin, mon gourou »
Les auteures du podcast, intitulé « Tu ne te tairas point », ont identifié formellement trois rabbins français orthodoxes qui se seraient rendus coupables, ces dernières années, de violences sexuelles et d’emprise spirituelle sur des femmes juives ou en instance de conversion au judaïsme. L’enquête s’intéresse particulièrement aux agissements d’un ancien rabbin, qui a exercé dans des communautés à Aix-en-Provence et à Grenoble. Celui-ci, qui affichait des positions féministes et progressistes, aurait fait au moins trois victimes, abusant de sa position de responsable religieux pour obtenir des relations sexuelles.
Les témoignages des victimes de ce rabbin se ressemblent : il s’agit de femmes, traversant une période de fragilité personnelle, mettant toute leur confiance dans cette figure de guide spirituel. « Père de famille, cultivé… Il représentait tout ce que je m’imaginais qu’était un homme bien. C’était mon père, mon Dieu, mon rabbin, mon gourou », témoigne ainsi Deborah, dont le témoignage sur les réseaux sociaux en 2020, a suscité à son tour celui d’Hélène.
Il y a quelques années, Hélène 40 ans, traverse une période d’extrême fragilité, après la mort de sa mère. Le rabbin grenoblois devient alors sa « bouée de sauvetage » dans le malheur. « Très vite, il devient la seule personne présente autour de moi, il me témoigne beaucoup d’empathie et de bienveillance », raconte cette catholique qui cherche alors à renouer avec les origines juives de son grand-père. Dans le podcast, elle décrit « le piège » de l’emprise qui se referme sur elle, quand le rabbin la convainc que ses sollicitations sexuelles, sont le fruit de son affection pour elle.
La peur de faire le jeu de l’antisémitisme
Au-delà des cas de rabbins impliqués, les deux journalistes ont souhaité enquêter sur les aspects « systémiques » des violences sexuelles dans la communauté juive : comment se fait-il qu’après une première affaire sexuelle connue du consistoire régional d’Aix-en-Provence, le rabbin mis en cause par le podcast, ait été déplacé à Grenoble, avec comme seule injonction de suivre quelques séances de psychothérapies ? Pourquoi les femmes victimes d’emprise et de violences sexuelles de la part de rabbin craignent-elles toujours de prendre la parole pour dénoncer ces faits-là ?
Les enquêtrices identifient plusieurs facteurs propices, propres à la communauté juive, responsable de l’omerta sur ces sujets. « L’une des premières choses qui va empêcher les victimes de parler, c’est la peur de faire l’enjeu de l’antisémitisme et de nuire à la communauté », explique la journaliste Lila Berdugo.
De fait, Janine Elkouby, agrégée de lettres et présidente de l’Amitié judéo-chrétienne de Strasbourg, s’est elle même vu accusée de donner du grain à moudre aux antisémites quand elle a publié en 2020, une lettre ouverte intitulée « Rabbins prédateurs… abus sexuels et silence ».
L’écrivaine y dénonçait de nombreuses violences, comme le cas d’un rabbin récemment condamné pour agression sexuelle à deux ans de prison avec sursis, et interdit d’activité professionnelle pour une durée de dix ans, « mais qui continue aujourd’hui d’exercer à Marseille, avec la bénédiction du Consistoire ». Ou encore celui d’un rabbin accusé de pédophilie, actuellement directeur d’un tribunal rabbinique. Enfin, celui d’un rabbin de région parisienne qui aurait profité de sa fonction dans sa communauté pour abuser d’une dizaine de jeunes femmes. Et qui jouit aujourd’hui encore d’une fonction très honorable au sein du Consistoire…
L’expérience de la Ciase comme boussole
C’est à la suite de ce texte, publié par le collectif « Nous pour Elle » que le grand rabbin de France a crée, au sein du Consistoire israélite de France, une commission contre les violences sexuelles qui s’est réunie la première fois à l’été 2022. Haïm Korsia, explique au micro des journalistes de « Tu ne tairas point » combien l’expérience catholique l’a marqué et encouragé dans cette voie : « Ayant été auditionné par la Ciase, j’ai pu voir la souffrance de l’institution catholique qui n’avait pas mesuré le phénomène des violences sexuelles en son sein. Je me suis dit qu’il fallait que je crée quelque chose qui ressemble à la Ciase, pour que cette parole ne vienne pas trop tard, ainsi que pour envoyer un signal à la communauté juive de France. »
Parmi les autres maux identifiés par les journalistes, pouvant favoriser la commission d’abus sexuels, se trouvent également l’absence de formation à l’affectivité dans les séminaires rabbiniques français, ou l’aversion pour le « lachon hara », (« langage du mal » en hébreu), un péché de commérage particulièrement honni dans le judaïsme, réprimant de parler négativement d’autrui, même si ce que l’on dit est vrai.
« On avance vers une libération de la parole mais nous en sommes qu’aux prémices », estiment les deux journalistes, qui espèrent que leur enquête pourra faire progresser la liberté de parole sur ces sujets dans les communautés orthodoxes.
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