Assia Djebar, Les Alouettes naïves, détail de la couverture © Actes Sud Babel
L'association Coup de Soleil a organisé à Lyon, le 4 mars 2023, un hommage à Assia Djebar avec des interventions (celle d’Afifa Bererhi est publiée ci-dessous) et la projection du film, La Nouba des femmes du Mont Chenoua. Décédée le 7 février 2015, cette écrivaine algérienne a vu sa renommée franchir les frontières jusqu’aux Etats-Unis d’Amérique où elle enseigna dans les prestigieuses universités de la Louisiane et de New York. Les traductions de ses romans sont nombreuses comme en rend compte Traduire Assia Djebar de Amal Chaouati, en 2018.
C’est au cours de mes études en licence de français à l’université d’Alger, où Assia Djebar enseignait et dirigeait le département, que j’ai découvert son parcours de vie si dense et surtout son talent d’écrivaine en lisant ses romans et en m’intéressant à sa production cinématographique grâce à Ahmed Bedjaoui, qu’on appelait alors Monsieur cinéma quand il fut en charge de l’émission Les deux écrans à la télévision algérienne. Il a publié en 2018, à Alger, Le Cinéma à son âge d’or – Cinquante ans d’écriture au service du septième art : p. 125, il analyse l’apport d’Assia Djebar. J’ai vu son film La Nouba des femmes du mont du Chenoua (1976), film présenté à la Biennale de Venise en 1979 où elle reçut le Prix de la critique internationale en tant que réalisatrice, aidée par Abdelkader Alloula. Son autre film, La Zerda ou les chants de l’oubli, moins médiatisé que le premier, écrit avec la collaboration de Malek Alloula à partir d’archives coloniales, a été présenté en 1982 à Alger et au 1er festival du cinéma arabe à Paris en 1983.
L’itinéraire littéraire d’Assia Djebar débutevecc la publication de son premier roman La Soif en 1957. Elle était alors âgée de 21 ans. Dans le contexte de l’époque, les intellectuels algériens engagés dans la révolution l’ont mal reçu, qualifiant ce roman de « décalé » parce que n’étant d’aucun apport pour la cause défendue. Quelques années plus tard, sa réponse fut une pirouette quand, pour se justifier, elle rétorqua qu’il ne s’agissait que d’un effet de style : « Mon ambition, disait-elle, était d’arriver à saisir un air de flûte et que cet air fût bien composé ! Je n’ai pas employé le tambour. » Le tambour se fera entendre par la suite à travers notamment ses romans. Plus tard en 1968 elle s’exprimera de nouveau à propos de son roman inaugural que le critique marocain, Abdelkader Khatibi appréciera ainsi, la même année, dans son ouvrage, Le Roman maghrébin : « pour le personnage de La Soif, la découverte du corps est aussi une révolution importante ». Nul ne pourrait le contredire aujourd’hui car, sur ce point, elle était assurément en avance sur son temps. Plus tard, allant au bout de sa conviction, elle publie en 1997, Les Nuits de Strasbourg, roman où l’érotisme se déploie sans complexe aucun.
Au cours de l’année 1969 elle publie une plaquette Poèmes pour l’Algérie heureuse à la SNED et une pièce de théâtre Rouge l’Aube chez le même éditeur. La pièce montée par Mustapha Kateb sera jouée au festival panafricain de 1969 à Alger. Par ailleurs, elle se fait connaitre sur les ondes radio en Allemagne par la diffusion de sa pièce théâtrale radiophonique : La fièvre dans les villes, conçue à partir de son livre Oran langue morte de 1997. Ainsi, Assia Djebar s’inscrit dans le large éventail des genres qui s’interpénètrent lorsque l’expression romanesque se fait poésie musicale et que la construction des scènes narratives emprunte à la dramaturgie.
Toutefois, force est de constater que la partie la plus volumineuse de son œuvre demeure sa production romanesque qui s’épanouit sous le signe d’un féminisme qui consiste à donner voix aux femmes recluses, à ces femmes « exilées de la vie ». En effet, il ne s’agissait pas, pour elle, de s’aligner sur les revendications féministes occidentales – avec lesquelles elle était manifestement en accord dans sa vie personnelle – mais d’épouser dans ses livres le sort des femmes musulmanes ses semblables moins favorisées socialement et culturellement. Dès lors son écriture entre en résonance avec le statut des femmes de son pays. Dans cette perspective elle en vient à déclarer : « Comment parler de la femme de mon pays sans parler de l’ensemble de l’Islam ». Elle pose ainsi d’emblée le sujet de ses préoccupations : la dimension existentielle de la femme d’Algérie ne saurait se lire qu’à travers le prisme de l’Islam.
Dans ses romans, Assia Djebar donne visibilité et présence aux femmes en explorant ce qui fait le tragique de leur quotidien et en pointant la cause inhérente à leur relégation, ce fruit amer né de la conjonction de l’archaïsme pérenne du modèle de société ancestral doublé du malentendu, ou du détournement voire de la dénaturation de ce qu’énonce l’Islam en sa double composante, le Coran et les Hadiths (dires du Prophète). C’est au regard de ces données tantôt ouvertement affichées, tantôt sous-jacentes, que va s’écrire la partition romanesque de l’écrivaine. Ainsi, la condition de la femme sous l’emprise d’un Islam biaisé, jusqu’à paraître, oserais-je dire, obsolète au regard des exigences des temps modernes, imprégnera tout le cycle d’écriture d’Assia Djebar
Tout commence avec, ce que l’on pourrait considérer comme un essai ; il s’agit de Women of Islam, édité à Londres en 1961, et se poursuit jusqu’au drame musical, Les filles d’Ismaël dans le vent et la tempête, joué à Rome en 2005. Ce drame est immédiatement suivi de Nulle part dans la maison de mon père, en 2007, roman à dimension autobiographique, qui à son tour reprend le sujet de la dépossession de la femme. L’essai et le drame lyrique si distants dans le temps, si différents par leurs genres, ne sont que des variantes d’un même sujet thématique. L’un et l’autre se focalisent sur la relation femme/Islam. C’est à croire et dire que malgré le temps qui s’écoule, rien ou presque n’a affecté le statut de la femme demeurée une éternelle subalterne, comme soumise à une malédiction inhérente à un Islam violé dans sa lecture et donc dans l’observation de ses préceptes. Ce qu’entreprend Assia Djebar dans ces deux œuvres est assurément inédit dans la littérature algérienne et confère à son écriture une portée véritablement novatrice et marquée d’une audace certaine.
Par ailleurs, il y a aussi tout lieu de signaler que l’essai ainsi que le texte intégral du drame chanté avec ses didascalies, indications scéniques, jeu de lumière, interventions du chœur, etc., sont demeurés presque inédits : on peut seulement lire une scène extraite des filles d’Ismaël… au tableau 19, qui figure dans les actes du colloque de Cerisy de 2010, consacré à l’écrivaine à l’initiative de Mireille Calle Gruber.
De même c’est dans Études littéraires, (vol. 33, N°3, Automne 2001), que l’on découvre la préface de l’auteure suivie de l’ouverture et de l’acte I. Nous y reviendrons. Pour ce qui est de Women of islam, traduction de Femmes d’Islam qui est le titre de la version originale, comme mentionné en deuxième de couverture, nous supposons en avoir un écho, dans l’article « La femme en Islam ou le cri du silence », paru dans Femmes tome II, La condition féminine, aux éditions Plon, en 1967. C’est donc de manière fragmentaire, parcimonieuse et par un jeu de recoupements avec les articles publiés par l’auteure que nous appréhenderons la matière d’une part de l’essai et d’autre part du drame lyrique ; deux opus que nous considérons, ironie du sort, ironie des conjonctures, comme étant précisément la partie « voilée » de l’œuvre d’Assia Djebar, elle qui se révolta contre le voile. De ce paradoxe précisément nous tirons un argument pour les présenter et participer à l’opération de « dévoilement » de ces écrits qui demeurent méconnus pour une majorité de son lectorat.
Women of Islam
Ce titre, nous l’avons rappelé, est la traduction de celui de la version originale en langue française « Femmes d’Islam » tel que mentionné par le traducteur Jean-Marc Gibbon. L’opuscule est édité pour la première fois en 1961 à Londres. Aujourd’hui, après avoir effectué des recherches, je voudrais préciser que le traducteur est décédé et que la maison d’édition n’existe plus. Il semble donc improbable de prendre connaissance de la version originale dans son intégralité. Reste à consulter les archives si la possibilité se présente.
La question qui vient aussitôt à l’esprit est : pourquoi n’y a-t-il pas eu de publication de la version originale de langue française ? Julliard le premier éditeur d’Assia Djebar, connaissant son engagement, ne se serait pas opposé à sa publication. Je me hasarde donc à émettre l’hypothèse d’une autocensure ; l’auteure n’a-t-elle pas déclaré qu’ « écrire c’est s’exposer » ? Pour autant, on s’interroge : pourquoi l’autocensure n’interdit-elle pas l’édition en langue anglaise ? La question mérite d’être posée. Et on peut émettre l’hypothèse que le texte serait moins accessible au lectorat algérien largement francophone. Peut-être aussi par égard pour le père puisque l’on sait que l’expression érotique des Nuits de Strasbourg a été censurée jusqu’après la mort du père. Quelles que soient les hypothèses, il fallait assurément oser soumettre à la question le Livre sacré et les Hadiths, plus exactement à procéder à l’examen de ce que recèle l’Islam au sujet des femmes, quelle lecture interprétative en faire dans une société archaïque fondée sur le modèle patriarcal et par ailleurs appelée au changement au gré des évolutions de quelque nature qu’elles soient. C’est là un sujet fort délicat d’autant qu’au cours de la colonisation la question culturelle – langues et Islam – est une revendication de taille soulevée par l’Association des Oulémas de Constantine à Tlemcen en passant par Alger, c’est un argument brandi au cours de la guerre d’Algérie. Par ailleurs dans l’Algérie de la postindépendance, l’Islam est déclaré religion d’état à l’instar des pays du Machrek. Or, on le sait, dans les pays du Moyen-Orient la revendication des femmes s’est déjà fait entendre de manière bouillonnante, au nom de principes républicains. C’est précisément ce qui ressort de la préface que rédige Assia Djebar pour le roman Ferdaous de Nawel Saadaoui et où l’on apprend, entre autre, comment le roi Farouk plie et cède devant la gigantesque manifestation de femmes de l’Association Bent El Nil fondée par Doria Chafik : elles finissent par obtenir le droit de vote. C’était en 1951. Assia Djebar est bien instruite des frondes de femmes menées en Syrie, Irak et Egypte ; frondes annonciatrices du mouvement féministe en pays d’Islam impulsé par l’idéal républicain et qui a vite été rattrapé par l’étau de la religion.
Par ailleurs il me semble important de rappeler dans quelles circonstances Assia Djebar aurait probablement écrit Women of islam. Elle avait rejoint la Tunisie en 1958 pour apporter sa contribution au journal El Moudjahid, organe du Front de Libération National (FLN), dirigé par Redha Malek et auquel a largement contribué Frantz Fanon avec l’épouse duquel Assia Djebar était liée. Elle y publie aussi Journal d’une maquisarde en 1959, en ayant enquêté auprès des réfugiés algériens à la frontière tunisienne. Lors de ce séjour tunisien, elle n’a pas manqué d’interviewer le Président Bourguiba, premier gouvernant en pays d’Islam, après Kamel Atatürk, à avoir fait le choix d’une laïcité absolue et, partant, à avoir fait sauter les verrous qui emprisonnaient les Tunisiennes dans les prescriptions supposées de la religion musulmane. De fait, le 13 août 1956, il signe un décret « portant promulgation du statut personnel ». Désormais le mariage exige un consentement mutuel, la répudiation et la polygamie sont interdites ; des changements qui interviennent, faut-il le préciser, avec l’assentiment des hautes instances religieuses de la Zitouna, (université de référence dans le champ culturel et religieux du monde sunnite avec El Azhar du Caire et El Quaraouiyine de Fès). Ce défi de Bourguiba, Assia Djebar voudrait le porter à son tour et à sa manière en rédigeant Women of Islam. Voilà qui explique que l’entretien avec Bourguiba figure en annexe de l’essai désignant ainsi, de manière oblique, la politique menée par le Président tunisien comme source d’inspiration de l’auteure algérienne. Ces quelques indications mises bout à bout laissent supposer que c’est bien au cours de ces années 58/59 que serait intervenue la rédaction de ce qui sera Women of Islam, paru en 1961.
Cet essai me semble être la matrice originelle de l’ensemble de l’œuvre à venir qui va se déployer de manière rhizomique et ainsi offrir la mosaïque d’écrits romanesques et autres que nous connaissons. Une œuvre multiple, aux tons divers, bâtie sur une fondation principale qui supporte la problématique de la relation entre femme et Islam, tout au moins selon sa perception générale dans la société algérienne et plus largement dans le monde musulman.
Women of Islam est composé de deux parties, l’une scripturale, l’autre iconique. Cette dernière, la plus volumineuse, est un catalogue de photographies en noir et blanc captant exclusivement des portraits de femmes citadines et rurales, de classes sociales différentes, drapées de différentes façons de leur voile, pas toujours le même, ou au contraire exhibant la nudité des jambes, des bras, des poitrines. Cet album d’images – visions sur le féminin musulman – émet à lui seul un discours que décrypte Assia Djebar pour finalement le mettre au placard tant les photos regorgent du langage pour touristes avides de percer le mystère d’Orient, dit-elle. Ces clichés font naître en elle le trouble, car ils dépeignent, je cite « un exotisme oriental à la manière d’un Pierre Loti pour coller à une légende de tranquillité ». Aussi, pour Assia Djebar ces photos ne disent que des mensonges. Alors, pour toucher à la vérité la concernant personnellement, elle s’interroge : comment parler des femmes musulmanes en toute conscience de femme musulmane fière de l’être. C’est ce qu’elle proclame en s’interrogeant : « Comment puis-je parler de la position des femmes d’Islam sans parler de l’ensemble de l’Islam, parler d’elles dans le passé et le présent, leur rôle dans la construction du futur ? Je devrais être sociologue, historienne, économiste et théologienne tout à la fois. Moraliste aussi pour évaluer leur influence dans la recherche de nouvelles affirmations et pourquoi pas poétesse pour chanter leur présence avec amour et gratitude. »
Vaste programme auquel elle va se plier car la grille de lecture du port du voile ne saurait se limiter au seul discours spirituel et théologique. Inévitablement, comme elle le préconise, des approches historiques – rappelons qu’elle est historienne de formation –, sociologiques, anthropologiques, économiques s’imposent d’elles-mêmes. D’autant que l’Islam a proclamé, dès l’origine, sa vocation à régenter tout l’ordre social (la umma) et ce en interpellant à la fois les musulmans et les musulmanes, établissant ainsi l’égalité de principe hommes/femmes au regard de Dieu. S’inscrivant dans cette logique, Assia Djebar s’attaquera aux pratiques qui auraient, à ses yeux, trahi le principe égalitaire originel. Elle adoptera tour à tour, tout au long de son exposé-commentaire, différentes postures pour démontrer que l’Islam de la période de l’Egire, né dans les sables aujourd’hui couverts par les gratte-ciels et transpercés par les pipelines, l’Islam né dans une société tribale patriarcale aujourd’hui éclatée, s’avère en totale inadéquation, voire en contradiction, avec les mutations inexorables qui se produisent au cours du temps. Faut-il rappeler aussi l’arbitraire du décret de suspension définitive de la lecture interprétative polysémique du Coran. L’interruption de l’Ijtihad a été décrétée par le pouvoir politique de manière unilatérale. Ce coup d’arrêt porté à l’ébullition intellectuelle initiée par l’expansion du Texte coranique s’est transmis à une société qui s’est refermée sur elle-même, qui s’est figée comme en un bloc monolithique, entraînant le déclin de la civilisation islamique. Assia Djebar note que la Umma cessa d’être ce que le Coran lui-même avait prescrit en se projetant comme « une nation intermédiaire ». Elle rappelle que c’est dans la perspective de renverser cet immobilisme, de permettre aux nations musulmanes de s’épanouir et d’entrer de plain pied dans l’ère de la modernité que se produisit ce que l’on appelle la Nahda (ou Renaissance) culturelle et religieuse. On le sait, la Nahda est un mouvement survenu en Egypte au XIXe siècle et qui s’est propagé dans nombre de pays musulmans et notamment au Maghreb pour proclamer le retour à une forme de libéralisme en matière de pratique religieuse. Il s’accompagne d’un élan politique panarabe en plein essor. Assia Djebar à sa manière, dans Women of Islam, plaide en quelque sorte pour une seconde Nahda afin que la femme musulmane des temps modernes, toujours considérée comme mineure, toujours confinée, en dépit du bouillonnement ambiant, sorte de son isolement et de sa claustration dans un monde amputé de la participation socio-politique de sa population féminine ; un monde handicapé dans son évolution par cette exclusion. Ainsi, Assia Djebar s’inscrit dans la filiation de Kamal Atatürk proclamant que « l’avenir de la Turquie dépend de l’émancipation des femmes, et qu’un pays dont la moitié de la population reste enfermée est un pays à demi paralysé », comme le rappelle Kenizé Mourad dans son roman de 1987, De la part de la princesse morte.
Pour proposer cette analyse, je m’appuie sur une traduction de Women of islam vers le français, la langue première, non encore éditée et faite par Amina Bekkat. Ce qui vient corroborer la matière révolutionnaire de Women of Islam, c’est l’article d’Assia Djebar cité plus haut. Le titre serait la métaphore du statut de la femme musulmane réduite à une éclipse sociale totale, à une non-présence. Comme un rappel dirais-je de l’ensevelissement physique des fillettes à leur naissance qui se pratiquait en Arabie au cours de la période antéislamique ; souvenir enfoui dans l’inconscient des hommes et qui ressurgirait sous la forme d’interdits que nous connaissons.
Cet article, bien postérieur à la publication de Women of islam, ne serait-il pas plutôt la version originale en langue française de Women of Islam ? Toujours est-il qu’on décèle nombre de points communs aux deux textes. Dans cet article une même stratégie qui consiste à décrire la femme musulmane et son vis-à-vis, l’homme musulman, à l’aune de l’historicité du monde car, dit l’auteure : « Les formes de pensée qui ont servi depuis des siècles se révèlent inefficaces devant la confrontation, imposée par un voisinage machiniste et industriel ». Elle en fait la démonstration par paliers successifs. Dans un premier temps elle s’emploie à comparer la musulmane « imbriquée dans des restrictions, dans des interdits en toile d’araignée » avec l’Européenne, telle la soviétique Valentina Terechkova première femme cosmonaute de l’histoire, ou la Française dont les traits du visage « lui viennent de la figure de Jeanne d’Arc, de celle de Madame Bovary, du chant de Ronsard et d’Eluard, de la musique de Debussy, des chiffons des couturiers… ou la femme espagnole inséparable de Vélasquez, de Goya, des corridas et des murmures de Fédérico Garcia Lorca ». De cette comparaison entre monde musulman qui se morfond et monde occidental qui vit, surgit un « dilemme pour l’Islam : se rénover ou mourir ». Et d’affirmer : « La religion, la foi islamique face à l’historicité du monde semble pâlir dans le rétrécissement de ses domaines et risquer, pour ne plus avoir plusieurs têtes, de perdre le souffle. S’affaiblir ou s’épurer, reculer ou se rénover, s’étioler ou se moderniser, tel est le dilemme à résoudre pour que l’Islam revienne à son essence qui est d’exister au cœur d’une conscience personnelle, de redevenir une pensée en mouvement, une action réfléchie, une prise de position et non une opposition, une mise en question d’habitudes et de traditions sacralisées ».
De l’ensemble de l’analyse critique d’Assia Djebar menée à différents stades (*L’homme à la dérive s’abrite à l’ombre des femmes, *Une vie squelettique à l’ombre d’un voile, *Parfois majeur à soixante ans,* La polygamie : un héritage plus vieux que l’Islam) ressort le regret d’un Islam en rupture avec ce qui a fait son essence première. Tout est synthétisé dans l’énoncé du titre de son roman de 1991, Loin de Médine, une litote pointant la disjonction entre les pratiques en cours et les prescriptions de l’Islam originel, élaboré à Médine ; point de vue développé et illustré au cours de la narration. Pour autant Assia Djebar garde en elle l’espérance. Son article s’achève sur une citation coranique : « Peut-être une partie de ce dont vous appelez la venue est-elle déjà en croupe derrière vous… »
Les filles d’Ismaël dans le vent et la tempête
Assia Djebar, dans sa démarche qui bouscule tous les interdits infondés infligés aux « fille(s) d’Ismaël » en vient à livrer l’intention qui la guide, celle précisément de « susciter un désir d’Islam ». C’est par ces mots que s’achève sa préface, publiée en 2001, qui accompagne le drame musical de 2000, Les filles d’Ismaël dans le vent et la tempête, dédié à Maria Nadotti (essayiste italienne spécialiste des questions culturelles,) qui après l’avoir traduit en italien, le fera jouer en 2005 au théâtre de Rome. C’est grâce à elle que je détiens l’intégralité du texte des Filles d’Ismaël. Il faut attendre 2010 pour découvrir un post d’Assia Djebar sur un site électronique algérien où elle s’exprime sur le pourquoi et le comment de cette pièce chantée. Entre la préface et le post, neuf ans, se sont écoulés. L’auteur introduit en chapeau du post, par souci pédagogique, l’histoire d’Agar, la servante d’Abraham, lequel la livra avec son fils Ismaël à l’aridité du désert et au désarroi, jusqu’à ce que jaillisse l’eau de la vie et qu’éclate alors la joie.
L’histoire tragique d’Agar et son dénouement heureux par la grâce de Dieu, habite la mémoire des musulmans. Cette histoire est sanctifiée par un rite observé par tout pèlerin à la Mecque parce qu’il compte parmi les choses sacrées de Dieu, dit une sourate. En rappelant ce rite, Assia Djebar s’interroge, « ne préfigure-t-il pas un théâtre de la passion féminine, une célébration de la Mère étrangère, que seul Dieu a protégée ». Et de poursuivre, quel sens donner à ce rite si ce n’est « exorciser la tentation permanente de l’expulsion de la première mère… oublier le dénuement de l’abandonnée Agar, pour se rapprocher avant tout d’Abraham prêt à sacrifier son fils Ismaël, leur père… au détriment de la mère ». Par la médiation du chant, la référence à l’histoire d’Agar entre en résonance avec l’image au présent des femmes en terre d’Islam, « vulnérables dans leur corps, dans leur mouvement, dans leur liberté individuelle, parce que prises dans la spirale de la violence. Elles sont devenues en fait un enjeu pour un islamisme politique s’opposant à la laïcité », comme le confirme entre autre « la décennie noire » en Algérie. Sur ce point précis relisons Le blanc de l’Algérie de 1996 et Oran langue morte de 1997.
Après l’évocation d’Agar dans la préface, le drame musical se voulant leçon d’histoire, embraye sur un autre drame, celui qui se joue lors des derniers jours du Prophète. Il s’agit de « la succession politique du Fondateur au cœur de laquelle surgit la figure emblématique de Fatima qui devient pour nous symbole de la dépossession féminine, de la révolte et de la lucidité amère ». La mort du prophète est le lieu-temps de la Rupture entre la famille du prophète et le calife Abou Bakr son successeur, désigné comme tel dans l’urgence avant même les funérailles, sans l’assentiment des plus proches de Mohammed notamment son épouse Aïcha, sa fille Fatima et son cousin et gendre Ali, le témoin direct et premier transcripteur de la parole révélée. L’Iranienne, Fariba Hachtroudi, a édité en 2022, Ali, la parole défendue. Tous refusent cette succession. Ce front du refus, dans un même mouvement, vient en soutien à Fatima qui se découvre privée de son droit à l’héritage, et dès lors entre en dissidence. Fatima conteste la décision des hommes politiques, elle n’a eu de cesse de rappeler les déclarations insistantes du Récepteur de la parole divine qui répétait que sa fille était une partie de lui-même et que ce qui la touchait le concernait directement et le blessait. Ce que confirment invariablement les Rawiya témoins-transmetteurs des dires du prophète, les scripteurs des hadiths. Devant l’intransigeance du calife, Fatima « notre Antigone » s’insurge et devient « pour nous symbole de la dépossession féminine, mais aussi de la révolte, et de la lucidité amère ». Ainsi c’est bien le pouvoir séculier, le pouvoir politique despotique qui, au gré des circonstances et conjonctures, entrave et fait fi de la parole du Guide suprême de l’Islam. Islam offensé parce que dénaturé, devenu aujourd’hui un outil de guerre et un moyen de légitimation de l’exclusion des femmes et de leur claustration. L’analyse, par Assia Djebar, du statut de mineures dévolu aux femmes de son pays, se fonde aussi bien sur une expérience vécue – et vécue douloureusement – que sur une connaissance d’historienne qui puise dans les sources premières fourni par Tabari par exemple. Une telle analyse trouve, par ailleurs, son illustration de nos jours dans la situation extrême des femmes afghanes ou iraniennes et dans les divers combats menés ici et là dans le monde musulman pour l’émancipation des femmes. Autant de situations évoquées, du reste, dans le chant d’ouverture de Filles d’Ismaël
D’un point de vue strictement esthétique, en composant ce drame musical pour dire la tragédie de Fatima, Assia Djebar en vient à s’expliquer sur l’ensemble des éléments scéniques. D’abord, le choix de l’expression théâtrale est voulu comme pour l’inscrire dans une tradition culturelle : celle du théâtre de rue avec ses conteurs formant la halqa, une assemblée sur la place publique ouverte également aux bonimenteurs, aux expressions carnavalesques semblables aux scènes rabelaisiennes, un théâtre qui aujourd’hui encore se produit au Maroc sur la fameuse place de Marrakech (Djemâa el fena). Assia Djebar signale aussi le théâtre de marionnettes des garagouz, né en Turquie et adopté en Algérie lors de l’occupation ottomane. Toutes ces références attestent que les expressions théâtrales ne sont pas étrangères aux manifestations socio-culturelles en terre d’islam. Par ailleurs, A. Djebar bat en brèche le lieu commun de l’interdiction de figuration de la personne humaine en islam, en rappelant les miniatures persanes si précieuses qui reproduisent des portraits d’hommes et de femmes et même des scènes érotiques. Cependant cette figuration présente des limites par le recours à l’usage des masques et des paravents, ou d’une étincelle de lumière quand il s’agit du prophète. La fonction de la musique et du chant comme paramètres qui participent du narratif sont aussi là comme pour rappeler, dit-elle, le goût du prophète pour la fête. Elle rappelle à ce sujet une anecdote selon laquelle il invita son épouse Aïcha à dépêcher auprès de leur voisine la chanteuse Djamila la « Ancariya » pour animer les festivités d’une cérémonie de mariage. En outre, elle se réfère aux chants et danses jusqu’à la transe auxquels les dervich-tourneurs, à la suite de Jalal Eddine Rûmi, le soufi, s’adonnent dans leur recherche de l’extase qui consacre la fusion dans le divin.
L’ensemble de ces développements étaient nécessaires à l’auteure pour justifier le choix du drame musical en tant que genre qui n’altère d’aucune manière l’esprit et la lettre du Coran et de la Sunna. Se faisant, Assia Djebar par son audace, donne l’estocade aux esprits ténébreux qui mettent en berne l’Islam des Lumières. Dès lors, l’ensemble des paramètres scéniques qui participent de la composition de ce drame lyrique, plaident aussi, de manière adjacente, pour un Islam souple propice à l’innovation donc au progrès.
Women of islam et Les filles d’Ismaël dans le vent et la tempête si différents par leurs genres, si distants dans le temps, sont traversés par une même veine tramée par deux sujets conjoints : la femme et l’Islam. Ces paramètres sont ceux par lesquels Assia Djebar se définit explicitement. Pour être pleinement femme et pleinement musulmane, être et exister en tant que telle, elle le démontre aux moyens d’analyses socio-historiques, socio-culturelles et en se saisissant de l’expression artistique, symbiose de l’éloquence poétique, du chant et d’une dramaturgie qui emprunte tout à la fois à la culture traditionnelle et au théâtre à l’italienne, signe de son universalité. Assia Djebar a osé et a reconnu s’être risquée sur « un terrain dangereux parce que proche du religieux ». Elle a assumé son audace sans compromis.
En conclusion, citons le chant d’ouverture des Filles d’Ismaël qui résonne comme un énième appel à la raison pour que l’Islam émancipateur des origines retrouve sa vocation première :
Écoutez ô croyants et croyantes
O vous qui croyez en un Dieu unique
Et vous qui pensez ne pas croire
Ni en Mohammed
Ni en Jésus fils de Marie
Ni en Abraham l’Ami
Vous qui ne savez pas plus que nous
Quand arrivera votre Heure dernière
Mais proche ou lointaine,
Elle arrivera
Écoutez, vous tous, d’aujourd’hui et d’hier
Le chant des Filles d’Ismaël
Dans le vent et la tempête !
La tempête en Arabie dite Heureuse
Mais femmes ségréguées
Le vent à Téhéran,
La flamme de l’avenir
A peine préservée
La honte à Kaboul
Pour toute femme
Dressée
La peur hier à Alger
Par des fous désespérés
Femmes et enfants trop souvent
Massacrés
La longue solitude à Sarajevo
La folie de la haine au Kosovo
Les ruines du désastre
à effacer
Écoutez, vous tous, aujourd’hui et demain,
Le chant des Filles d’Ismaël
Dans le vent et la tempête
Allumons pour vous et pour nous
Allumons le vif du passé
Pour l’avenir
Éclairons le nid des premiers temps de l’Islam
Dans sa lumière et ses ombres
Ressuscitées !
https://diacritik.com/2023/03/30/assia-djebar-la-femme-au-miroir-dun-islam-biaise/
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