Pour Patrick Bruel, un rêve s’est réalisé en Algérie. Pour Enrico Macias, l’Algérie reste une destination interdite. Le rapport de ces deux juifs d’origine algérienne avec leur pays natal illustre ce que les autorités algériennes pardonnent – et ne pardonnent pas.
La première dans sa ville natale, Tlemcen, où il n’est jamais revenu depuis qu’il l’a quittée en 1962, à l’âge de 3 ans, à la fin de la guerre pour l’indépendance.
Pour la seconde étape, il a fait un crochet à Oran, la grande métropole de l’ouest, capitale du raï et de l’insouciance, la ville natale d’Yves Saint-Laurent, et aussi la ville qu’Albert Camus a choisie comme théâtre pour son roman le plus dur, La Peste.
À Oran, selon l’écrivain Kamel Daoud, Patrick Bruel, qui était accompagné de sa mère, est allé voir la maison de son père (ses parents sont séparés) et a fait escale chez Disco-Maghreb, label mythique de la musique raï et destination devenue incontournable depuis que le président français Emmanuel Macron s’y est rendu lors de sa visite de réconciliation avec l’Algérie, en août 2022.
Enfin, pour clore ce périple, Patrick Bruel est passé à Alger, capitale du pays, un peu pour officialiser sa visite, et pour bien signifier que le séjour ne se passait pas en catimini, mais qu’il avait lieu au vu et au su de tous.
Car, toujours selon l’écrivain Kamel Daoud, cette visite était « soutenue par la présidence algérienne ». C’est l’ambassadeur d’Algérie en France, Saïd Moussi, qui l’a initiée.
Un vrai conte de fées
La visite de Patrick Bruel était surtout destinée à permettre à sa mère, Augusta, âgée de 87 ans, de voir, peut-être une dernière fois, la terre de ses ancêtres.
Juive originaire d’Algérie, d’origine plutôt modeste, sans ancrage politique précis, celle-ci avait quitté le pays en 1962.
Elle faisait partie de ces milliers de juifs qui, à la faveur du décret Crémieux (lequel a accordé, en 1870, la citoyenneté française aux juifs d’Algérie, tout en maintenant le statut de sujets français pour les musulmans), s’étaient francisés, et avec la guerre d’Algérie, avaient fini par se convaincre qu’ils avaient plus d’affinités avec les Français, catholiques, laïcs ou athées, qu’avec les musulmans avec lesquels ils avaient cohabité pendant des siècles.
La visite de Patrick Bruel s’est passée dans d’excellentes conditions, malgré une timide polémique qui l’a accompagnée.
L’artiste lui-même, qui a habilement romancé son séjour, l’a présenté comme un rêve qui se concrétisait : à l’été 2022, il avait composé une chanson, « Je reviens », où il parlait d’un rêve, accompagner sa mère à Tlemcen, et quelques mois plus tard, le rêve est devenu réalité.
Un vrai conte de fées, donc, que n’a pas réellement dérangé la protestation d’Abderrazak Makri, président du MSP (opposition, frères musulmans). Celui-ci a dénoncé la visite d’un personnage qui « soutient l’occupation israélienne » en Palestine, participe à des « collectes de fonds au profit de l’armée israélienne », défend les implantations de colonies israéliennes en Cisjordanie occupée, et s’affiche comme proche du « semeur de discorde » Bernard-Henry Lévy.
Tout ceci a poussé Abderrazak Makri « à dire et à répéter qu’il y a des lobbies puissants et influents au sein de l’État et de la société algérienne qui travaillent au profit de l’occupant [israélien] ».
Il a donc appelé « les autorités à mener une enquête » pour faire la lumière sur « ce scandale », et « punir ceux qui ont organisé cette visite et ceux qui ont fêté » l’artiste français.
Son appel n’a cependant pas eu d’écho. Sa protestation est restée circonscrite à quelques cercles d’initiés dans les réseaux sociaux, sans impact sur le reste de la société. Ce qui a permis à Patrick Bruel de faire un récit dithyrambique de son voyage.
Indésirable
Dans un registre totalement différent, Enrico Macias, lui aussi juif né en Algérie et star de la chanson française, répète depuis des décennies que l’un de ses plus grands souhaits serait de pouvoir se rendre dans le pays qui l’a vu naître.
À bientôt 85 ans, il n’a jamais réussi à accomplir ce voyage ni à mettre les pieds dans sa ville natale, Constantine, depuis qu’il l’a quittée à l’indépendance de l’Algérie.
Faisant feu de tout bois, il a affirmé avoir été invité par le défunt président Abdelaziz Bouteflika.
Il avait même été annoncé comme membre de la délégation qui devait accompagner l’ancien président Nicolas Sarkozy lorsque celui-ci est venu en Algérie en 2007, faisant même escale à Constantine précisément. Mais Enrico Macias n’a pas fait partie du voyage.
Le chanteur, de son vrai nom Gaston Ghrenassia, a aussi soufflé le chaud et le froid. Parallèlement à sa volonté de se rendre en Algérie, ce qu’il considère comme un droit naturel, il a multiplié les déclarations controversées et les provocations.
Il a ainsi déclaré que des « caciques » du Front de libération nationale (FLN, ex-parti du pouvoir), des islamistes et des conservateurs refusaient son retour en Algérie alors que de larges franges de la population algérienne souhaitaient le voir en concert en Algérie. Il a attribué cette décision des autorités algériennes tantôt au fait qu’il était juif, tantôt à son soutien à Israël.
Il a notamment défendu cette thèse dans une vidéo célèbre, face à l’avocate Gisèle Halimi, laquelle a réfuté l’idée qu’il était considéré indésirable en Algérie parce que juif.
L’avocate a affirmé « qu’aucun juif n’avait été refoulé d’un pays du Maghreb parce que juif » et a parlé d’une décision « politique » prise à l’égard d’Enrico Macias, sans donner davantage de précision. En fait, personne n’a brisé l’omerta entourant le chanteur.
Côté algérien, la ligne de conduite est simple : seules sont considérées indésirables les personnes qui ont volontairement pris les armes contre le FLN-ALN pendant la guerre d’Algérie
Celui-ci a le même profil que Patrick Bruel : Algérien d’origine juive, artiste célèbre ayant quitté l’Algérie à l’indépendance. Pourquoi l’un est-il accueilli chaleureusement tandis que l’autre est considéré comme indésirable, malgré « une invitation officielle » du président Bouteflika, selon les propos de M. Macias ?
En fait, côté algérien, la ligne de conduite est simple : seules sont considérées indésirables les personnes qui ont volontairement pris les armes contre le FLN et son armée l’ALN pendant la guerre d’Algérie et celles qui ont, de notoriété publique, participé à des exactions contre les populations algériennes, selon des propos recueillis auprès d’un ancien ministre des Moudjahidine (anciens combattants).
Dans cette logique, des anciens colons, des agents de l’administration, des appelés du contingent et mêmes des anciens militaires non mêlés à des actes considérés comme répréhensibles ont ainsi pu séjourner en Algérie, indépendamment de leur confession ou de leur statut.
Patrick Bruel est un partisan résolu de l’État d’Israël. Il l’affiche publiquement, il participe régulièrement aux manifestations de soutien à l’armée israélienne, et ne s’en cache pas.
En revanche, il n’a pas d’histoire avec la guerre d’Algérie. Ni lui, ni sa mère. Ce qui tend à prouver que ni la confession ni l’opinion politique ne comptent pour les autorités algériennes quand il s’agit d’autoriser un pied-noir à se rendre en Algérie.
À l’inverse, Enrico Macias s’était volontairement enrôlé, selon des témoignages que j’ai pu recueillir, dans une milice coloniale, les Unités territoriales, pendant la guerre d’Algérie.
Il s’agissait de détachements de volontaires réservés aux Européens, contrairement aux harkas (formations de supplétifs réservées aux miliciens d’origine algérienne), qui avaient pour mission de combattre leurs propres compatriotes du FLN.
Comme il était déjà connu comme chanteur, et qu’il était le gendre de la grande star de la chanson constantinoise Raymond Leyris, l’appartenance d’Enrico Macias aux Unités territoriales ne pouvait passer inaperçue.
Ce qui est étonnant, c’est que, 60 ans après, ce fait n’est presque jamais évoqué publiquement en France.
Pourquoi ce silence ? Peut-être pour une raison inavouable : les fameuses Unités territoriales, qui ont commis beaucoup d’exactions à l’encontre de la population algérienne, étaient placées sous l’autorité du préfet. Et à Constantine, au moment où ces milices ont été mises sur pied, le préfet s’appelait Maurice Papon.
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