Le massif et sa population (Ph. Leveau)
1A l’est de la Mitidja, le Chénoua est un petit massif de forme grossièrement ovale mesurant 13 km d’est en ouest, 8 km du nord au sud et baigné au nord par la mer. Un couloir de plateaux et la plaine alluviale de l’oued el-Hachem le séparent des montagnes telliennes du sud. C’est un massif original qui, comme le cap Tenès à l’ouest, appartient à la zone primaire kabyle (zone I de Glangeaud). Une chaîne calcaire formée de lias massif et culminant à 904 m en constitue l’épine dorsale qu’un abrupt souligne au sud. Le reste du massif est formé d’un complexe de grès, d’argile et de schistes donnant, dans l’ensemble de mauvaises terres.
2Le seul élément favorable à la vie agricole est constitué, en définitive, par des possibilités hydriques. Le massif est en effet bien arrosé : au-dessus de 400 m, à l’ouest et de 600 m à l’est, il reçoit plus d’un mètre d’eau et la calotte sommitale qui avoisine 900 m, près de 1,5 m d’eau par an. La nature calcaire de la partie centrale du massif favorise la constitution de réserves hydriques donnant, au nord, des sources importantes.
3La majeur partie du massif est occupée par une forêt pauvre et des zones de broussailles. Il existe un notable contraste entre le versant sud et le revers septentrional où le plateau littoral est extrêmement étroit et parfois inexistant. En revanche sur les marges, les vallées alluviales des oueds el Hachem et Nador, le plateau gréseux du Bou-Rouis sont beaucoup plus favorables à la vie agricole.
4La côte rocheuse dépourvue d’abris, sauf aux extrémités occidentales (Trois-ilôts) et oriental (Chenoua-plage) où peuvent aborder les barques de pêche.
5Cependant sur le plateau littoral qui ne dépasse pas quelques centaines de mètres existaient plusieurs villas romaines importantes, lieux de repos des riches habitants de Caesarae et centres agricoles. Deux d’entre elles comportaient des aménagements portuaires pour des barques.
6Aux Trois-Ilots, à l’ouest, une grande villa rustique semble avoir donné naissance à un petit centre vivant de l’industrie de la pêche (installations de salaisons et de production de garum) en concurrence avec le jardinage. A l’époque chrétienne l’agglomération était assez importante pour posséder une basilique à trois nefs ornée de mosaïques.
7Les nombreuses grottes et abris sous roche du littoral furent fréquentés à l’époque antique, en particulier la Grotte Roland à proximité du Cap Chenoua. Antérieurement ces sites avaient été occupés par les hommes néolithiques qui n’y ont laissé que de rares vestiges ; plus anciennement encore les hommes ibéromaurusiens habitaient en ces lieux : la grotte Rassel livra les restes d’un Homme de Mechta-el-Arbi particulièrement robuste. Mérite également d’être signalée la découverte, dans une brèche osseuse voisine du gisement, d’un poignard à languette en cuivre durci à l’arsenic, l’un des rares objets en cuivre appartenant indiscutablement en Chalcolithique qu’ait livré le Maghreb.
Le massif du Chenoua vu de l’Est (photo G. Camps).
Poignard chalcolithique trouvé au cap Chenoua (photo G. Camps).
8Le Chénoua est habité par une population qui constitue l’extrémité orientale d’un ensemble berbérophone s’étendant du Bissa à l’est de Ténès jusqu’à la Mitidja, entre le Chélif et la mer. A l’intérieur de cet ensemble original, nettement distinct de l’ensemble kabyle, les Chénouis se distinguent par un certain nombre de traits originaux, en particuliers linguistiques. Traditionnellement, ils étaient opposés aux tribus berbères du sud et de l’ouest, Beni-menad et Beni-Menasser, contre lesquels ils avaient recherché la protection des Turcs.
9Le premier témoignage un peu précis que nous ayons sur le Chénoua est celui du voyageur anglais Shaw qui a parcouru la région dans les années 1740 : « La haute montagne de Shennoah est à cinq milles au nord de cette forteresse et à un peu plus à l’est nord-est de Sherchel. Cette montagne s’étend sur plus de deux lieues le long de la mer et l’on y trouve jusqu’au sommet des terres labourables dont les haies sont formées d’arbres fruitiers. Sa partie orientale connue sous le nom de Ras el Amouche forme une grande baie qui s’appelle Mers el Amouche où les vaisseaux sont à couvert des vents d’ouest et du nord-ouest ». Cette impression d’une montagne bien cultivée est d’ailleurs confirmée par une remarque contenue dans un rapport relatif aux Chenouis lors des opérations du sénatus-consulte.
10Avant l’arrivée des Français le territoire de la tribu comprenait une partie montagneuse, le massif lui-même et ses bordures : la vallée alluviale de l’oued el Hachem, le plateau de Bou-Rouis au sud et, à l’est, le bassin de Tipasa et le revers nord-ouest du Sahel.
11Les Chénouis virent d’un bon œil l’installation des Français à Cherchel en 1840 et les opérations menées contre les Beni-Menacer les Beni Menad. Jusqu’en 1859, ils dépendirent à l’administration militaire de Blida ; en 1959, ils furent rattachés à la commune de Cherchel. Mais très rapidement ils éprouvèrent de rudes désillusions. En 1848, la fondation de la colonie agricole de Zurich leur enlève 334 ha dans la région de l’oued el Hachem, celle de Marengo 131 ha de bonnes terres. En 1854, 98 familles sont dépossédées de 2 673 ha attribués au village de Tipasa et pour lesquels ils reçoivent des dédommagements insuffisants.
La colonisation des bordures du Chenoua (d’après Ph. Leveau).
Villages du Chenoua, en haut Beldj, en bas constructions précaires de Sidi Moussa (photo M. Clavières).
12On comprend que, lors de la venue de l’Empereur Napoléon en Algérie, en 1866, les Chénouis lui aient adressé une supplique où ils se plaignent qu’on les ait réduits à la misère en leur enlevant la partie plane et fertile de leur territoire et en les limitant à leur montagne que, d’ailleurs, ils affirment ne pas vouloir quitter.
13L’application du sénatus-consulte de 1863 devait théoriquement résoudre ce problème. En fait il aboutit à une nouvelle perte pour les Chénouis : le domaine revendique la forêt de Bou-Rouis qui jouait un rôle fondamental dans leur équilibre économique : ils venaient y chercher les glands, le bois et le liège ; ils y faisaient pâturer leurs troupeaux. Cette belle forêt a aujourd’hui complètement disparu dans sa partie septentrionale.
14De la sorte, le territoire de la tribu, délimité en 1868, couvrait 11 444 sur lesquels 1656 appartenaient à l’État (forêts domaniales du Cap Chenoua, de la zone sommitale et surtout de Bou-Rouis), 190 ha étaient au domaine public : 8 411 ha étaient possédés par les Chénouis à titre de terre melk ; le reste appartenait à la communauté.
15Le sénatus-consulte de 1863 avait été conçu comme un moyen de protéger le territoire des tribus des ambitions de la colonisation. La victoire du régime civil et les craintes provoquées par la révolte de 1871 permirent une rapide contre-attaque des partisans de la limitation à outrance du territoire des tribus. Le Chénoua perd les derniers lambeaux de plaine qu’il contrôlait encore et ses habitants se voient transformés en prolétariat rural pour les grandes fermes de colonisation de la périphérie.
16L’habitat traditionnel était dispersé ; les Chénouis vivaient dans de petites fermes à proximité de leurs terres. Lorsque survint la guerre d’Indépendance, l’armée française procéda, au Chenoua, à des regroupements systématiques de la population dans une dizaine de villages créés de toutes pièces. Contrairement à ce qui s’est passé en d’autres régions d’Algérie presque tous ces villages ont subsisté à l’exception de Dar el Guenina, le plus élevé. Les autres dont les principaux sont Ouzakou, Beldj, Sidi Mimoun, constituent une ceinture de piémont ; la partie la plus élevée du massif est quasiment déserte. Au sommet se situe le sanctuaire rustique de Lalla-Taforalt, bâtisse de pierres sèches recouverte de chaume, dépourvue de kouba. La tombe de Lalla-Taforalt est jonchée de cadenas dont le dépôt serait une « précaution » magique prise par les hommes qui émigrent en laissant leur femme au pays.
L’habitat dans le Chenoua vers 1960 (d’après X. de Planhol).
17Les villages de regroupement devenus habitats définitifs ont permis une modernisation et une amélioration des conditions de vie, (suppression de la corvée d’eau, introduction de l’électricité) mais en éloignant les hommes de leurs terres, ils ont contribué à renforcer le phénomène de prolétarisation.
18La vie économique est analogue dans tous ces villages : « A Ouzakou, les hommes travaillent dans des fermes ou de petites industries de Tipasa. Ils cultivent jardin et entretiennent des arbres fruitiers. Les femmes élèvent des lapins et des poules dans des cages grillagées ; toutes réalisent un peu de vannerie pour la vente aux touristes, mais une seule fait vendre ses poteries par ses enfants. Beldj réunit une population de pêcheurs qui a conservé son ancien métier et ces paysans recasés devenus ouvriers comme précédemment. Il n’y a pas de jardin mais des figuiers. Toutes les femmes fabriquent, pour la vente, des poteries et des vanneries... Salariat (ou chômage) agricole ou industriel, culture d’un petit lopin, pour les hommes, vente d’objets aux touristes (poteries, vannerie, produits de la basse cour) pour les femmes, telles sont les bases de l’économie de ces villages. Nous sommes bien loin du genre de vie traditionnel » (L. Lefebvre, 1967).
La poterie du Chenoua (G. Lefebvre)
19Malgré les bouleversements intervenus dans l’habitat, les femmes ont continué leur activité traditionnelle de potière. D’usage purement domestique à l’origine, la poterie est de plus en plus destinée à la vente effectuée par les enfants sur la route touristique du Chenoua ou à proximité des ruines romaines de Tipasa. La poterie du Chenoua, très reconnaissable par son décor strictement géométrique et rectilinéaire, est l’une des plus belles d’Algérie.
Les motifs de la décoration des poteries du Chenoua (dessin de Butler).
Fabrication de la poterie
20Pour préparer la terre, les femmes vont chercher l’argile dans la montagne, enlèvent les impuretés, brisent les mottes et font tremper la terre dans un bassin pour que se déposent les impuretés. Elles malaxent très longtemps cette pâte, puis ajoutent comme dégraissant de la poterie pilée, et la pétrissent de nouveau, avant de mettre la pâte en boule en la conservant sous une certaine humidité.
21Le modelage est effectué entièrement à la main. Tantôt on utilise la technique du colombin (qui est la plus répandue), tantôt on prépare pour les plus petits récipients une boule de terre qu’on creuse avec les mains. Dans les deux cas, le galbe est donné avec une spatule.
22Le lissage est effectué avec une feuille de laurier-rose alors que la poterie est encore humide. Le polissage se fait, après un léger séchage au soleil, avec un galet ou un coquillage.
23Pour la décoration, on engobe d’abord la poterie avec du kaolin ou une marne blanche mélangée à l’eau. Ce revêtement se fait avec un morceau de tissu. La préparation des peintures se fait à partir de deux minéraux que l’on trouve à l’état naturel au Chenoua : ocre (rouge) et bioxyde de manganèse (noir). La décoration est effectuée avec le doigt pour peindre le rebord des vases ; des barbes de plumes de poule sont utilisés pour tracer les gros traits et les poils de queue de chèvre, rassemblés en pinceau, pour les traits les plus fins. Les motifs sont tous à base de figures géométriques : lignes droites verticales, horizontales ou obliques, lignes brisées, rayons, résilles, damiers, triangles, losanges...
24La cuisson est effectuée soit au four domestique, soit en plein air. Utilisé également pour cuire le pain et la galette, le four est en terre, construit sur un socle de pierre avec une cheminée.
25Pendant que la poterie est encore chaude, on procède au vernissage en passant sur la surface décorée de la résine de pin, qui est aujourd’hui systématiquement remplacée par le vernis industriel.
Les poteries à usage domestique
26Fabriquées par chaque ménagère pour son usage personnel, les poteries à usage domestique changent peu d’un village à un autre et les espèces en sont limitées : plat à laver le linge, plats à pain, plats à servir les mets, marmites, jattes, cruches et cruchons, brazéros.
27La décoration est inexistante pour les objets domestiques qui vont au feu mais tous ces plats sont soigneusement polis à l’intérieur jusqu’à en être brillants alors que l’extérieur est simplement lissé. D’autres objets domestiques ont une décoration au tiers supérieur, tels sont les cruchons et les vases à bouillons. Seuls les plats creux servant à présenter des mets solides et en principe froids sont décorés intérieurement.
Les poteries fabriquées pour la vente
28Les poteries destinées à la vente présentent une bien plus grande diversité. Elles peuvent être inspirées :
- d’objets à usage ménager (assiettes et plats, cruches et cruchons, kanouns mais souvent réduits à des dimensions de cendriers...).
- de poteries traditionnelles, mais qui ne sont plus utilisées au Chenoua (plats doubles ou triples, plats à pied, cruches en forme de poule ou de calebasse...).
- de jouets que fabriquent les enfants (petits animaux tels que tortues, oiseaux, chiens, chats, chevaux..., imitations de postes de radio, de voitures automobiles...).
- d’objets du marché (vases, assiettes, plats, boîtes à bijoux, bonbonnières, cendriers, bougeoirs...).
- de poteries votives (bougeoirs et coupelles à parfum).
Tous ces produits destinés à la vente sont décorés au maximum, car la potière pense que le touriste apprécie l’abondance, voire l’excès, de la décoration.
Chenoua (linguistique) (S. Chaker)
29L’ensemble berbérophone dit du « Chenoua » (dans lequel on inclura aussi les « Beni Menacer ») constitue la zone berbère la plus importante de l’Algérie centrale, entre le bloc kabyle et le Rif marocain. Cette région est l’une de celles qui a subi les mutations sociales les plus importantes depuis les années 1950 : exode rural important, urbanisation dans les villes de la région (Cherchell, Tipaza et Alger), brassage de populations... De ce fait, la situation socio-linguistique actuelle de la région est mal connue, d’autant qu’il s’agit d’une zone d’habitat traditionnel dispersé, donc relativement fragile et perméable aux influences linguistiques externes. Les travaux qui la concernent sont, à l’exception de la récente thèse de Djaouti (1984) sur le conte, très anciens ; la référence linguistique principale reste la monographie très incomplète de Laoust (1912).
La zone berbérophone du « Chenoua » (Tipaza, Cherchel, Ténès), (d’après A. Basset, Atlas linguistique des parlers berbères de l’Algérie du Nord).
30Au plan linguistique, cette région partage tous les traits caractéristiques des parlers de l’Algérie centrale (et de la plupart des parlers traditionnellement qualifiés de « zénètes ») :
- spirantisation poussée des occlusives simples (/b/ > [ḇ] ;/d/ > [ḏ] ;/ḍ/ > [ d] ; /K/> /ḵ/ :
ḇaw < (a)baw « fève » ;jiḏer < (i)gider « aigle » ; ayḏi « chien » ; ḵureḏ« puce » ;ṯiḵeḻṯ« fois » ; iḵerri » mouton »...
La dentale sourde pouvant atteindre le stade du souffle, voire s’amuire complètement : /t/ >[ṯ] > [h] > [ϕ] :
Hazeqqa < tazeqqa « maison en dur » ; hagmarṯ < tagmart « jument » ; hiḏi < tidi « sueur » ; hmirţ < tinirt « fronṯ » ; hafsuṯ < tafsut « printemps ».
Mais : tamemt > hamemṯou amemṯ« miel » ; iγarγart < tiγarγart « trou »...
31- les vélaires /g/ et /k/ évoluent fréquemment jusqu’aux palatales : /g/ > /z/ et /k/ > /s/ :
jiḏer < igider « aigle » ašfay < akfay « lait »
ajenna < agenna « ciel » šal < « terre »
anuziw < anbgi « invité » šem < kem « toi (fém.) »
jar < gar « entre »
En position inter-vocalique /g/ peut être vocalisé en /w/ : hawṯ < tagut « brume ».
32Sur ce plan du traitement des occlusives simples berbères, le Chenoua se rapproche donc plus de la situation qui prévaut dans de nombreux parlers chaouis que de celle du kabyle.
On notera cependant que ce dialecte est, avec le kabyle, l’un des rares à connaître le phénomène d’affriction des dentales sourdes tendues /tt/ > [ţţ] : ţţreggoal « fuir » (Aor. int.), ṯameţţant « mort », hazdmet, « fagot » ; ţţu « oublier », maţţa « quoi », iţţawi « emporter » (Aor. int.)...
33Parmi les traits d’affaiblissement des modes d’articulation, on relève également que la vélaire sourde tendue est assez régulièrement traitée en affriquée :
- nečč < nekk « moi »
- ččaṯ < kkaṯ« frapper » (AI)
34Le vocalisme, en revanche, est de type classique (trois voyelles pleines + schwa) et ne semble pas présenter d’évolutions remarquables.
Comme tous les parlers berbères « méditerranéens », le chenoua connaît la phrase nominale à auxiliaire de prédication d : γer-s yig warras ḏ ahgug = elle avait un garçon idiot.
35On signalera enfin que la tendance « zénète » à la chute de la syllabe initiale des nominaux est bien attestée dans les parlers de cette région :
jiḏer < igider « aigle » ;ḇaw < abaw « fève » ; fus < afus « mains » ; ziw < aziw « tige » ; fiγer < ifiγer « serpent » ; surifṯ < rasurift « pas »...
36Depuis une dizaine d’années, l’attachement à la langue et à la culture berbères se manifeste de manière sensible dans cette région à travers l’existence d’une chanson moderne en langue berbère (notamment le groupe Ichenwiyen) et une présence régulière dans le tissu associatif berbère algérien.
https://journals.openedition.org/encyclopedieberbere/2112
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