Dans son livre « Récits d’Algérie » et sur son site, la jeune juriste franco-algérienne recueille la parole des témoins du conflit comme celle de leurs descendants.
Les basses rues de la Casbah à Alger durant la guerre d’Algérie, en septembre 1961. © Marc Garanger/Aurimages via AFP
Des témoins directs, hommes ou femmes, de la guerre d’Algérie et des descendants de ceux qui l’ont vécue et de ceux qui ont combattu, dans les deux camps. Témoignages, poèmes, lettres… Farah Khodja poursuit un ambitieux projet de recueil des mémoires. La jeune juriste de 25 ans, d’origine algérienne par sa mère, a d’abord fondé un site internet, « plateforme collaborative et intergénérationnelle visant à collecter les récits de la guerre d’indépendance algérienne ».
Son livre, Récits d’Algérie. Témoignages de nos aînés, de la colonisation à l’indépendance, paraît aux éditions Faces Cachées, qui n’ont jamais mieux porté leur nom : ce sont des paroles en voie d’extinction que ce bel ouvrage, illustré par des photos, donnent à lire. Les rappels historiques, des massacres de Sétif, Guelma et Kherrata le 8 mai 1945, au jour de l’indépendance le 5 juillet 1962, insufflent un supplément de sens à l’ouvrage. Émotion et intelligence caractérisent ce kaléidoscope de fragments de vies où se reflète la complexité des hommes et des époques. Un hommage incarné et essentiel.
Jeune Afrique : Pourquoi avoir lancé le site internet et pourquoi le livre ?
Farah Khodja : J’ai lancé le site internet recitsdalgerie.com en février 2020 afin de faire vivre les mémoires de nos aînés au sujet de la guerre d’indépendance algérienne. Étant moi-même d’origine algérienne, j’ai réalisé assez tardivement, à l’âge de 19 ans, que mon grand-père ne nous parlait jamais de cette partie de sa vie. J’ai alors souhaité apprendre cette histoire à travers ceux qui l’avaient vécue, la génération de mon grand-père. Et j’ai surtout voulu archiver leurs récits avant qu’ils ne disparaissent. Nos aînés s’éteignent trop souvent en emportant notre histoire avec eux. Ne pas collecter leurs mémoires, c’était prendre le risque de les voir disparaitre. Le livre s’inscrit dans cette démarche, il permet de rendre hommage à ces récits précieux et aux témoins qui ont accepté de nous confier leurs mémoires.
Comment avez-vous sélectionné les témoignages ?
Les témoignages sont venus à nous au gré des rencontres et de l’évolution du projet Récits d’Algérie. Dès le lancement, il y a très vite eu un fort engouement autour du projet, ce qui a grandement facilité ce travail de mémoire. J’ai ensuite volontairement fait le choix de ne pas aller à la recherche de témoignages avec des idées préconstruites, en me disant par exemple qu’il faudrait représenter toutes les mémoires de façon exhaustive. J’ai simplement décidé d’écouter les personnes qui acceptaient de nous rencontrer et de témoigner, le seul critère étant celui d’être un témoin direct de la guerre.
Puis au fur et à mesure que le projet avançait, il y avait ce lien intergénérationnel, qui est d’ailleurs l’essence même de Récits d’Algérie, et qui nous a menés à collecter également les souvenirs des enfants et petits-enfants à propos des récits transmis par leurs parents ou grands-parents. Au final, toutes ces rencontres composent une réelle mosaïque de « récits d’Algérie », que l’on retrouve aujourd’hui dans le livre.
Les témoignages, directs ou indirects, prennent plusieurs formes : poèmes, lettres fictives, interviews, récits… Cette liberté dans la forme était-elle prévue ?
Il faut avouer qu’avec Récits d’Algérie, rien n’est jamais prévu ni anticipé ! Nous nous adaptons toujours au format privilégié par les témoins et/ou leurs descendants, à la façon dont ils souhaiteraient transmettre leurs récits. Avant de penser au livre, nous avions déjà énormément de matière, beaucoup de récits qui se baladaient dans nos disques durs, que nous avions archivés sous différentes formes : écrits, audios, vidéos, poèmes… Le livre reflète tout cela.
IL ME PARAÎT ÊTRE ESSENTIEL DE SAVOIR REGARDER DERRIÈRE NOUS, COMPRENDRE NOTRE HISTOIRE, SAVOIR D’OÙ L’ON VIENT, POUR JUSTEMENT MIEUX AVANCER
Certains témoins acceptent d’être filmés, d’autres préfèrent seulement qu’on enregistre leur voix… De même, les auteurs de témoignages indirects (petits-enfants, enfants), ont laissé libre cours à leur créativité. Lina a par exemple souhaité écrire une lettre fictive à son grand-père, Younès a préféré s’exprimer en vers, Ismaël a dressé un portrait écrit de sa grand-mère… C’est vraiment propre à chacun. L’idée est de se dire que chacun peut contribuer à cette transmission mémorielle, à sa façon.
Vous avez commencé le livre par le témoignage de votre propre grand-père. Pourquoi était-ce important ?
C’était une recommandation de l’éditrice, Ouafae Mameche, et l’idée m’a évidemment tout de suite beaucoup parlé. Ce choix permet de donner très vite un sens à la lecture. C’est un moyen de dire au lecteur : « Voilà, on va commencer la lecture des récits avec le silence de mon grand-père. Car c’est le déclencheur de tout le travail de collecte qui va suivre, de tous les témoignages que vous allez lire. » Et puis, comme je le disais, mon grand-père parle très peu de cette période de sa vie. Il est extrêmement pudique sur cela, et c’est le cas de la grande majorité des témoins de la guerre d’indépendance algérienne.
En parlant de votre grand-père, vous écrivez : « À quoi bon avoir émigré et travaillé si dur toute sa vie si c’est pour vieillir et voir ses petits-enfants raviver les plaies du passé ? Pourquoi faudrait-il parler des horreurs de la guerre à des jeunes qui ont l’avenir devant eux ? N’est-il pas mieux de préserver nos enfants de cette histoire douloureuse ? » Est-ce un paradoxe de voir que certains aînés regardent devant eux quand leurs descendants regardent derrière eux ?
Cette volonté de nos aînés de voir de l’avant, est plutôt, à mon sens, une forme de résilience et de pudeur, par rapport à ce qu’ils ont pu vivre pendant la colonisation, la guerre et même après. Concernant leurs descendants, je pense qu’il en va justement de notre rôle de connaître notre histoire et de la transmettre. Il me parait être essentiel de savoir regarder derrière nous, comprendre notre histoire, savoir d’où l’on vient, pour justement mieux avancer et avoir toutes les clés de compréhension en mains, de notre société contemporaine et son passé.
Avez-vous vous-même appris des choses en faisant le podcast puis le livre ? Si oui, lesquelles ?
J’ai énormément appris, entre le lancement du site internet en 2020 et la sortie du livre en 2022, sur de nombreux plans. Autant pour la collecte de récits que le travail de transmission, les deux sont très humains et permettent de se sentir grandie à chaque rencontre !
Pensez-vous que votre livre sera lu de la même façon en Algérie et en France ?
Je pense plutôt que la façon dont le livre sera lu, c’est-à-dire la façon dont les récits seront reçus, dépendra du degré de sensibilité et de familiarité du lecteur avec cette période de l’histoire, qui est de toute évidence commune aux deux pays. Chaque lecture sera alors évidemment différente en fonction du lecteur, peu importe que ce dernier se situe en Algérie ou en France.
Farah Khodja publie « Récits d’Algérie.
Témoignages de nos aînés, de la colonisation à l’indépendance »,
aux éditions Faces cachées. © Editions Faces cachées
Pensez-vous que la chape de silence sur la guerre d’Algérie est définitivement levée et qu’aujourd’hui, on en parle suffisamment ?
On parle beaucoup plus aujourd’hui de la guerre d’Algérie en France, notamment « grâce » au soixantième anniversaire de l’indépendance qui était au cœur de l’actualité durant toute l’année 2022. Aujourd’hui, le tabou est levé. Mais la transmission des mémoires de la guerre et la connaissance de cette partie de l’histoire sont-elles réellement assurées ?
Récits d’Algérie. Témoignages de nos aînés, de la colonisation à l’indépendance, de Farah Khojda (éd. Faces cachées, 29,90 euros, 292 pages)
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