Campé de 1922 à 1992, Au vent mauvais, cinquième roman de Kaouther Adimi, croise les destins de trois personnages pris dans la tourmente de l’Histoire et les subtilités morales de la littérature.
La Seconde Guerre mondiale, la guerre pour l’indépendance de l’Algérie, les années de guerre civile : à partir d’El Zahra, un village de l’est de l’Algérie, la romancière esquisse une fresque rapide et efficace — parfois un peu écartelée — en y injectant, après Nos richesses (Seuil, 2017), un peu de son histoire familiale en s’inspirant de l’histoire de ses grands-parents.
Frères de lait et amis d’enfance, Saïd et Tarek étaient inséparables. Le premier, fils d’imam, ira faire des études à Tunis, alors que le second est né pour être berger. Mais tous les deux sont sensibles à la beauté de Leïla qui, mariée contre son gré à quinze ans avec un ami de son père, quittera son mari après la naissance de son fils. À son retour de la guerre en 1944, Tarek va l’épouser et lui faire d’autres enfants. En 1957, on le retrouve docker au port d’Alger, rejoignant le FLN et le combat pour l’indépendance.
La roue du temps tourne et, quelques années plus tard, Tarek participe au tournage de La bataille d’Alger, le célèbre film de Gillo Pontecorvo. Puis, il se retrouve ouvrier dans une usine en France, le temps, se dit-il, de financer des travaux sur la maison, croyant qu’une « séparation temporaire du couple est préférable à la misère pour toute la famille ».
Pour sa part, Saïd, perdu de vue par Tarek et Leïla, devenu écrivain et animateur de radio, publiera en 1972 le « premier roman algérien de langue arabe ». Et c’est avec stupéfaction que Leïla va découvrir qu’elle est le personnage principal du roman. Tarek aussi s’y retrouve, sous son nom, en « berger rustre mais attachant ». Tout comme le nom de leur petit village. Pour eux, c’est un drame, une trahison, l’équivalent d’un viol.
Pour Leïla, illettrée, le choc est brutal : « C’est donc ça être écrivain ? Couper, monter, imaginer des souvenirs ? Prendre les albums photos et fouiller dedans ? Créer une histoire à partir de petits bouts ? Changer les dates, mélanger des événements ? Créer à partir de rien ? »
Écrasés par la honte, Tarek et Leïla décideront de quitter le village pour aller s’enfouir dans la multitude de la capitale, Alger. Ils vont y vivre pendant vingt ans, loin de tous ceux qui risqueraient de confondre la fiction et la réalité.
Jusqu’à ce que les événements politiques les poussent à retourner dans leur village. À la fin de l’année 1991, les islamistes ayant remporté le premier tour des premières élections pluralistes en Algérie, le gouvernement stoppe le processus électoral, inaugurant une « décennie noire » de guerre civile : attentats, morts, disparitions, exils.
En mélangeant ces vies à la fois emblématiques et exceptionnelles, Kaouther Adimi, qui est née et a grandi à Alger en 1986, livre un portrait brûlant de l’Algérie du XXe siècle. Y passent en coup de vent la misère, l’émancipation coloniale, les guerres, l’émigration vers les villes et la montée de l’islamisme. En plus d’un questionnement sur la littérature, capable de sauver, mais qui « peut aussi être un vent mauvais ».
Christian Desmeules
Collaborateur
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