Moi, Roberte Jacqueline Thuveny, je suis venue au monde à Oran le 1er octobre 1939, et je suis la fille unique de l'avocat Alphonse Auguste Thuveny, mort pour une certaine idée de la justice et de la liberté. Depuis ce jour fatidique du 28 novembre 1958 où mon père fut assassiné à Rabat, au Maroc, dans un attentat à la voiture piégée, revendiqué par l'organisation terroriste pro-Algérie française, la sinistre Main Rouge', je ne suis plus la même personne. Une existence est passée et jusqu'à mon dernier souffle, la plaie qui a coupé mon cœur en deux est restée béante. Dans ma tête, Alger est demeurée pourtant belle et, en ce printemps 1963, lorsque je remontais la rue Didouche Mourad (ex-rue Michelet) au volant de ma « coccinelle » Volkswagen bleue, les façades blanches des immeubles déposaient des flocons de lumière sur le pare-brise. Nous entamions alors, l'Algérie et moi, une nouvelle vie. Mon père n'était plus là, mais pour tous ceux qui l'ont connu, il était un héros. Pour moi, il était un serment que je ne voulais trahir à aucun prix. J'ai pleuré parfois, j'ai mis un genou à terre, mais j'ai toujours gardé l'espoir que les valeurs pour lesquelles il s'était sacrifié ne deviennent jamais, sur cette terre algérienne, des mots qui ne veulent plus rien dire.
Deux ans après l'indépendance de l'Algérie, les cendres de mon père ont été transférées, de Rabat à Alger, et inhumées au Carré des Martyrs du cimetière d'El-Alia. Le Président Ahmed Ben Bella assista à la cérémonie. Moi, je suis restée une inconsolable blessure. Né en Algérie, mon père avait fait ses études de Droit à Alger. Il n'a jamais supporté ni le malheur des autres ni l'injustice. Il a fait partie du Conseil des avocats qui ont défendu plusieurs membres de l'Organisation Secrète (l'OS), le bras armé clandestin du parti du PPA-MTLD du leader algérien Messali Hadj, lors de leur procès devant le tribunal d'Oran, en février 1951. Il a été aussi le défenseur, devant ce même tribunal, de Hadj Ben Alla, responsable de la wilaya V, pendant la guerre d'Algérie. Au début de l'année 1957, mon père a été arrêté puis détenu, pendant onze mois, par la police du préfet d'Oran, Pierre Lambert. Après sa mise en liberté provisoire, mon père a été expulsé vers la France. Et quelques mois plus tard, il trouva refuge au Maroc où il pensait, à tort, être en sécurité.
Le gouvernement a mis à notre disposition une petite maison dans le village côtier de la Pointe-Pescade (devenu Raïs Hamidou) après notre retour à Alger, quelques mois après juillet 1962 et l'indépendance de l'Algérie. Les cœurs étaient fébriles, les espoirs infinis. Le Président Ben Bella accorda à ma mère une subvention de cent mille anciens francs (la moitié de ce qu'il touchait lui-même) pour subvenir à nos besoins. En septembre 1963, je m'étais inscrite à la faculté de Droit d'Alger, peut-être pour reprendre le flambeau de mon père disparu. À cette époque, 10 % des étudiants inscrits à l'Université d'Alger étaient constitués de jeunes français restés avec leur famille en Algérie après 1962, ainsi que d'étudiants africains bénéficiant d'une bourse d'études allouée par les Autorités.
Nous ne manquions de rien, ma mère et moi, dans cette petite maison en bord de mer, à la Pointe-Pescade, que le visage de mon père hantait la nuit. Nous remplissions nos journées, du matin au soir, avec acharnement, pour ne pas trop réfléchir. Puis un jour nous nous sommes posées douloureusement la question : fallait-il partir, fallait-il rester ? L'automne 1965, dans l'avion qui nous emmenait à Montréal, au Canada, j'avais froid, je serrais ma mère contre moi et je savais que je disais adieu pour toujours à cette terre algérienne qu'avait aimée si profondément mon père. Je cherchais désespérément une berge, à l'autre bout du monde, où je pouvais enfin trouver l'oubli. Partout où je suis allée ensuite, le long de toutes mes routes, dans les yeux de chacun de mes enfants, dans chaque nouvelle qui me parvenait d'Algérie, je surprenais le visage de mon père qui essayait de me dire une parole que je devais peut-être apprendre par cœur et qui serait son testament. Le jour de ma mort, le 27 mars 2022, il a rempli ma dernière pensée. Et dans ce cimetière de La Grande-Motte, au sud de la France, où repose désormais mon corps, le rêve algérien de mon père m'accompagne pour l'éternité.
par Amine Bouali
Jeudi 26 janvier 2023
http://www.lequotidien-oran.com/?news=5318415
.
Les commentaires récents