Originaires d'Afrique de l'Ouest ou d'Afrique centrale, ils ont combattu aux côtés des Français pendant les deux guerres mondiales. Qui étaient les tirailleurs sénégalais, à l'affiche du film "Tirailleurs" (2023) avec Omar Sy ?
"Pouvoir rappeler et reconnaître ce que ces hommes ont apporté dans cette histoire, notre génération en avait besoin.” L’émotion de l’acteur Omar Sy à l’affiche du film “Tirailleurs” (2022) est palpable lors de sa présentation en avant-première à Dakar, le 20 décembre avant sa sortie officielle le 4 janvier. Difficile tâche pour son réalisateur, Mathieu Vadepied, que de s'attaquer à ce pan de l’histoire longtemps méconnu du grand public, jusqu'à la sortie d’un autre film "Indigènes" (2006), réalisé par Rachid Bouchareb, sur des soldats oubliés de l'armée française recrutés en Afrique du Nord lors de la Seconde Guerre mondiale. Il avait lui-même poussé les autorités françaises à revaloriser des pensions accordées aux tirailleurs sénégalais. Six ans après, le film avec Omar Sy s’attaque cette fois-ci aux troupes coloniales venues combattre lors de la Première guerre mondiale, les premiers tirailleurs africains à avoir combattu sur le sol européen.
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Dans la fiction, Bakary Diallo décide de s’enrôler dans l'armée française en 1917 dans le seul but de rejoindre Thierno, son fils de 17 ans, recruté de force. Un destin “forcé”, partagé par de nombreux Africains. “On parle de 200 000 hommes pour la Première Guerre mondiale, rappelle l'historien Anthony Guyon, auteur de "Tirailleurs sénégalais, de l’indigène au soldat, de 1857 à nos jours." Parmi eux, plus de 160 000 sont venus en Europe et [à la bataille des] Dardanelles se battre contre l’empire Ottman”.
Ce corps militaire des tirailleurs sénégalais existe déjà depuis 1857. Ces soldats ne sont d’ailleurs pas tous sénégalais, même si c’est là que le premier régiment de tirailleurs africains s’est constitué. Ils viennent de l’ensemble des colonies françaises. Mais jamais, ils n'avaient été aussi nombreux. “Dans les années 1930, ce sont seulement 8000 et 12000 hommes qui étaient recrutés en Afrique française”, souligne Anthony Guyon de l'Université de Montpellier.
Le recrutement massif de "cultivateurs" en Afrique
Les soldats français essayent de recruter un maximum de volontaires. Mais peu d'arguments sont convaincants pour motiver les troupes. "La solde est assez faible et servir en Europe était souvent synonyme de mort”, rappelle Anthony Guyon. Le gouvernement français peut quand même compter sur les anciennes troupes coloniales, celles qui avaient été déjà envoyées à Madagascar à la fin du XIXe et au Maroc à la fin du XXe, pour contenir les rébellions contre le système colonial.
Dans les archives, on trouve souvent l'appellation “ cultivateurs”, pour montrer que ces hommes étaient d’assez basses conditions sociales.Anthony Guyon, auteur de Tirailleurs sénégalais, de l’indigène au soldat, de 1857 à nos jours
Pour la majeure partie des recrues, les autorités coloniales se tournent vers les campagnes : des territoires "pacifiés" et sédentarisés, du Sénégal et des pays de l’Afrique de l’Ouest ou équatoriale française. “Dans les archives, on trouve souvent l'appellation “ cultivateurs”, pour montrer que ces hommes étaient d’assez basses conditions sociales", explique Anthony Guyon.
Le photographe et cinéaste Julien Masson, auteur de l’ouvrage Mémoire en marche, sur les traces des tirailleurs sénégalais de 1939 à 1945, a recueilli des témoignages de tirailleurs de la Seconde Guerre mondiale recrutés sous un mode de fonctionnement basé sur la contrainte. “Les chefs de canton arrivent avec les militaires et réunissent les jeunes, explique-t-il. Le gouverneur a besoin de tant de personnes engagées. La pression se répercute dans les régions, puis sur les chefs de canton qui eux-mêmes mettent la pression sur les chefs de village”, ajoute le photographe. Une pression à laquelle ces chefs sont obligés de se soumettre, puisqu’ils ont eux-mêmes été choisis par l’État colonial. Pour les futurs tirailleurs, pas le choix, sinon leurs familles sont menacées.
Une expérimentation à grande échelle de l’État colonial français
Une fois engagés, ils sont formés en tant que corps militaire spécifique, dans chaque pays, où ils sont souvent chargés de faire la police et les militaires de l’État colonial.
Très vite, les Français vont les envoyer en Europe. Une volonté née de la théorie du général Charles Mangin, dans son ouvrage La Force noire (1910). Il y présente les soldats africains comme "des hommes primitifs, mais de bons soldats." Des stéréotypes employés par Mangin, et dénoncés aujourd’hui comme racistes, mais qui poussent à l'époque les militaires à promouvoir le recrutement et la levée des hommes africains, “plus combatifs et sauvages” que les soldats français, pour compenser leur déficit militaire face aux Allemands.
Lors de la Première Guerre mondiale, les Français sont les seuls à les envoyer en Europe, il y a un côté “expérience”, je dirais.
Anthony Guyon, auteur de Tirailleurs sénégalais, de l’indigène au soldat, de 1857 à nos jours
Dès fin août 1914, les tirailleurs sénégalais expérimentés, ayant déjà combattu au Maroc pour l’Empire colonial, partent en premier vers la France. Ceux recrutés ensuite arrivent en septembre de la même année. La France est la seule à utiliser les troupes coloniales à grande échelle. Ni les Anglais, ni les Allemands, ne rapatrient leurs troupes coloniales. Les Allemands, eux, jugent même indignes d’emploi de combattants “sauvages” par les Français sur le front européen. “Lors de la Première Guerre mondiale, les Français sont les seuls à les envoyer en Europe, il y a un côté “expérience”, je dirais”, explique Anthony Guyon.
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Un expérience militaire en Europe différente de celle des soldats Français
L'ensemble des troupes coloniales ont pour hiérarchie des Blancs. La vie des Blancs et des Noirs dans les casernes est séparée. Les tirailleurs sont souvent logés dans des camps dédiés, encadrés par des sous-officiers indigènes. Mais l’encadrement militaire est lui systématiquement français et blanc.
Beaucoup de tirailleurs sénégalais ne parlent pas français, parce qu'ils viennent de villages, ou qu’ils n’ont pas été scolarisés. “D’ailleurs, le parti-pris du film, notamment de les faire parler dans leur langue d’origine, le Peul, est intéressant. Cela correspond à une réalité importante”, commente Julien Fargettas, docteur en histoire, ancien officier de l'armée de terre française, auteur de Les Tirailleurs sénégalais. Les soldats noirs entre légendes et réalités (1939-1945), paru chez Tallandier en 2012.
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Autre spécificité de ce corps militaire. D’octobre à avril, la période hivernale, ils ne combattent pas. “Ils avaient beaucoup de maladies pulmonaires, ils étaient vraiment inaptes au combat et les maladies étaient très nombreuses, les morts aussi”, développe Julien Fargettas. À ce moment-là, ils sont entassés dans des camps fabriqués à la hâte, mal isolés et mal encadrés, dans le sud de la France, sur la Côte d’Azur et en Gironde. Les conditions de vie n’en sont pas moins difficiles. Loin des champs de bataille, dans la forêt de La Teste de Buch en Gironde, 959 tirailleurs internés dans ces camps succombent à des maladies entre 1916 et 1917. Ils ont été inhumés dans la forêt de la Teste de Buch, où un mémorial est érigé pour leur rendre hommage.
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“Le tirailleur qui revient au pays est différent de celui qui part”
De retour au pays, ceux qui ont survécu ne sont plus les mêmes. “Ils ont forcément changé. Le fait d’avoir côtoyé la population française, d’avoir appris à lire, à écrire pour certains, modifie complètement leur perception des choses dans les colonies, poursuit Julien Fargettas. Le tirailleur qui revient au pays est différent de celui qui part.” Ce qui suscite des craintes parmi les officiers français. Pour cette raison, le gouverneur crée en 1917 dans chaque colonie des camps dédiés aux tirailleurs, “de manière à ce qu’ils soient absorbés par leur milieu d’origine”, développe Julien Fargettas.
Le rôle majeur qu'ils ont joué n’a jamais été réellement reconnu. Sans doutes, aussi, parce qu'il s'agit d'une des pages sombres de notre histoire : la colonisation.Julien Masson, photographe et cinéaste, auteur de l’ouvrage Mémoire en marche, sur les traces des tirailleurs sénégalais de 1939 à 1945
En 1944, après le retour des troupes de la Seconde Guerre mondiale, un drame survient à Thiaroye dans un camp militaire de la périphérie de Dakar au Sénégal le 1er décembre. “L’armée et la gendarmerie françaises massacrent des tirailleurs sénégalais, tout juste revenus de France où ils avaient fait la guerre, qui réclamaient le paiement de leurs arriérés et leur solde de captivité qui leur étaient dues”, explique Julien Masson. Les travaux récents de l’historienne Armelle Mabon, maitresse de conférence en histoire contemporaine à l'université Bretagne-Sud, démontrent qu’il y aurait eu environ 300 disparus.
Pour les autres, ceux qui sont rentrés chez eux reviennent à la vie civile sous domination coloniale. “La vie a repris son cours avec son lot d’injustices et d’inégalités, détaille Julien Masson. Certains ont poursuivi une carrière militaire. En général, ils ont combattu dans la guerre d'Indochine (1946 – 1954), ou plus tard dans la guerre d'Algérie (1954-1962), certains au Cameroun ou encore à Madagascar.”
À la fin de cette carrière, tous les tirailleurs, devenus anciens combattants, ont souffert d'un traitement inégal par rapport à leurs homologues français. "Ce qu’il faut imaginer aussi, c’est le nombre incalculable de ceux qui n’ont jamais eu leur pension. Confrontés à une administration coloniale complexe et à la mauvaise volonté de l’État français, nombreux sont les anciens combattants qui n’ont jamais touché ni soldes, ni pensions", insiste Julien Masson.
“Les tirailleurs sénégalais ont marqué un siècle de l’histoire de France. Le rôle majeur qu’ils ont joué n’a jamais été réellement reconnu. Sans doute aussi, parce qu’il s’agit d’une des pages sombres de notre histoire : la colonisation, commente cet auteur. J’espère que le travail des historiens, des associations, ou encore la réalisation de films comme "Tirailleurs" permettront petit à petit de leur donner la place qui leur est due dans la mémoire collective et dans l’histoire de notre pays.”
Mise à jour 02.01.2023 à 16:01
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