C’est une date méconnue mais capitale dans le mouvement vers l’indépendance : pour la première fois, un Algérien, Messali Hadj, un des pères fondateurs du nationalisme, va prendre la parole dans un stade plein et installer l’idée d’une souveraineté nationale algérienne. Récit en partenariat avec RetroNews, le site de presse de la BNF.
C’est une date méconnue mais capitale dans le mouvement vers l’indépendance : pour la première fois, un Algérien, Messali Hadj, un des pères fondateurs du nationalisme, va prendre la parole dans un stade plein et installer l’idée d’une souveraineté nationale algérienne. Récit en partenariat avec RetroNews, le site de presse de la BNF.
Régulièrement, en partenariat avec RetroNews, le site de presse de la Bibliothèque nationale de France (BNF), « l’Obs » revient sur un épisode de l’histoire coloniale en Afrique à travers les journaux de l’époque.
Alger, un dimanche d’été. La ville vient de sortir d’un mois et demi de grèves à la suite de la victoire électorale du Front populaire. Ce matin du 2 août 1936, dès 7 heures, plus de 15 000 personnes, la plupart d’origine musulmane, du jamais-vu depuis 1830 – date du début de la colonisation française –, se rassemblent au stade municipal de Belcourt, près du Jardin d’Essai, à l’appel du Congrès musulman algérien. Cette coalition inédite entre les réformistes religieux de l’Association des Oulémas musulmans algériens (AOMA), la Fédération des élus musulmans et des militants socialistes et communistes doit rendre compte des négociations à Paris avec le gouvernement de Léon Blum, arrivé au pouvoir en juin et dont le programme porte haut la lutte contre la misère.
Cette politique soulève l’enthousiasme dans les masses populaires et parmi les élites musulmanes. Tous espèrent que se concrétisent leurs rêves d’égalité. Tous espèrent l’assimilation promise par la République et au cœur de la « mission civilisatrice », politique qui en réalité n’a jamais concerné les « indigènes », comme l’expliquait à « l’Obs » l’historienne Sylvie Thenault.
Dans le stade, les journalistes de l’époque notent au milieu du terrain, sous de petits parasols, la présence, entre autres, des cheikhs El-Okbi, Ben Badis et El-Ibrahimi, représentants des Oulémas, de Ferhat Abbas, qui incarne alors la génération montante de leaders algériens, et du docteur Bendjelloul, chef des élus de la région de Constantine et président du Congrès musulman. Les orateurs se succèdent. Ils se félicitent des discussions avec le Front populaire dans lequel ils disent avoir toute confiance pour que leurs revendications aboutissent.
Messali Hadj qui, à la surprise générale, a débarqué le matin même à l’aube, et sans y être invité, est également présent. Chef de l’Etoile nord-africaine (ENA, fondée dix ans plus tôt), militant pour l’indépendance en métropole parmi les immigrés algériens, Messali Hadj est un parfait inconnu pour le plus grand nombre en Algérie. Lorsque son tour de prendre la parole arrive, il dit en arabe, puis en français, « sa joie de revenir sur sa terre natale après le long exil que lui a valu son activité politique à Paris », rapporte « l’Echo d’Alger ».
Il apporte son soutien aux principales revendications de la Charte adoptée par le Congrès musulman. Mais, rapidement, il va jouer les trouble-fêtes et s’opposer à une représentation des Algériens au Parlement français à Paris que défendait le Congrès musulman, y voyant là le rattachement de l’Algérie à la France. Il exige un Parlement algérien, à Alger, élu sans distinction de race et de religion, au suffrage universel et contrôlé par le seul peuple de l’Algérie. « Ce que veut donc l’orateur, c’est créer une “nation Algérie” », explique, lucide, « l’Echo d’Alger ».
« Cette terre n’est pas à vendre »
L’histoire retiendra de ce moment une scène dont on ne mesure pas encore aujourd’hui l’exactitude des faits. Une scène qui n’est pas mentionnée dans la presse, ni dans la retranscription des discours, ni dans les rapports de police, mais qui sera portée par le courant nationaliste qui la fera entrer dans la légende.
Ce 2 août 1936, Messali Hadj, après avoir ramassé une poignée de terre, aurait levé le bras devant le public, le poing fermé, et proclamé en arabe : « Cette terre n’est pas à vendre. » Il est alors littéralement porté en triomphe (des photos de presse existent de ce moment) et longuement ovationné. L’un des futurs fondateurs du nationalisme algérien a 38 ans et il est le seul à oser demander la souveraineté de l’Algérie. Sans prononcer le mot d’« indépendance », il donne le coup d’envoi de ce que sera le combat indépendantiste. Lorsqu’il monte à la tribune, le militant sait qu’il va déclencher une tempête en affirmant que la confiance en la gauche française ne suffit pas.
« Pour la première fois, la perspective de la souveraineté nationale algérienne est exprimée de façon claire et explicite dans un rassemblement de masse de musulmans d’une ampleur sans précédent, en opposition avec la perspective jusque-là dominante d’une conquête des droits recherchées dans les limites de la cité française », nous explique Christian Phéline, auteur du livre « la Terre, l’étoile, le couteau » (Editions du Croquant, 2021) qui revient sur cette journée particulière. « Cette allocution est d’autant plus forte politiquement qu’elle se situe sur le terrain des droits démocratiques. C’est d’une grande maturité politique », note-t-il.
Ce jour-là fera connaître Messali Hadj dans tout Alger et marquera le début de la construction de son réseau de l’Etoile nord-africaine (qui deviendra le Parti du Peuple algérien en 1937) ouvertement indépendantiste en Algérie face au Parti communiste et aux Oulémas. « La perspective indépendantiste ne s’est pas nouée le 1er novembre 1954 [le Front de Libération nationale, nouvellement créé, déclenche une série d’attentats sur le territoire algérien dans la nuit, la « Toussaint rouge », qui marque le début de la guerre d’Algérie, NDLR]. Elle a derrière elle des décennies de maturation politique », explique Christian Phéline.
Assassinat du grand mufti d’Alger en pleine rue
Au même moment, à l’autre bout de la ville, dans la basse Casbah, au cœur du quartier juif et arabe, le grand mufti d’Alger, Bendali Amor Mahmoud, dit Kahoul, est poignardé en pleine rue alors qu’il sort de la mosquée et rejoint son domicile. « Le meurtrier a rapidement plongé son “boussaadi” [un type de poignard traditionnellement fabriqué dans la ville de Bou Saâda, NDLR] dans le dos du chef religieux, sans que sa victime ait eu le temps de crier », rapporte « le Journal » du 3 août. Un témoin (« une mauresque », précise l’article) croit avoir vu « un indigène musulman ». « Le mufti était un savant et un grand ami de la France. La nouvelle de son assassinat, aussitôt qu’elle a été connue, a causé un vif émoi dans les milieux indigènes », écrit encore « le Journal ».
Selon « l’Echo d’Alger » qui affiche à sa « une » les deux événements – le meeting du Congrès musulman et l’assassinat du dignitaire –, ce sont « deux indigènes, vêtus de costumes bleus de chauffe », qui seraient à l’origine du crime. L’un aurait fait diversion en saluant le septuagénaire, pendant que l’autre le poignardait dans la poitrine. Le quotidien indique que le religieux était « commandeur de la Légion d’honneur et rédacteur principal du journal “Mobacher” du gouvernement général ».
Quatre suspects sont arrêtés. Le 4 août, « l’Humanité » évoque des « tueurs à gages ». L’administration coloniale impute l’initiative de ce crime au cheikh El-Okbi. Ce dernier était un rival direct du grand imam d’Alger. Il est une des figures algéroises du mouvement des Oulémas, un courant réformiste algérien, l’Islah, qui émerge à la fin du XXe siècle et qui vise à rompre avec la vision traditionnelle confrérique de l’islam, faite de superstitions et de rituels mystiques tenus pour illicites d’un point de vue doctrinal et arriérés.
Il est le compagnon de route d’Abdelhamid Ben Badis, le président de l’Association des Oulémas musulmans algériens. Influencés par les mouvements du Proche-Orient – en particulier d’Egypte –, les Oulémas proposent un islam plus pur, proche de celui que pratiquaient les premiers disciples de Mahomet, les « pieux ancêtres », opposé au maraboutisme répandu dans les populations rurales, la grande majorité des Algériens.
Bendali Amor Mahmoud, lui, a été imposé par l’administration coloniale à la tête de la plus grande mosquée de rite malékite d’Alger. Il est le représentant d’un certain clergé officiel. Le religieux était en désaccord ouvert avec le Congrès musulman et était à l’origine d’une circulaire interdisant aux représentants des Oulémas de prêcher dans les mosquées officielles. Le pouvoir colonial s’était appuyé sur lui pour maintenir l’ordre en place.
Pour « l’Humanité », ce crime, perpétré le jour même du rassemblement du Congrès musulman, est une « provocation ». « Qu’on cherche les bénéficiaires de l’attentat, et la conviction est renforcée. Les musulmans partisans du progrès n’ont qu’à perdre dans l’affaire, les trublions fascistes n’ont qu’à gagner », lit-on.
Explosion de l’éphémère Congrès musulman
L’allocution de Messali Hadj et l’assassinat de l’imam Bendali vont renverser le cours de l’histoire et empoisonner le climat politique. Le docteur Bendjelloul s’empresse d’exprimer sa colère dans « la Dépêche algérienne » : « Après le discours de Messali, après l’assassinat du mufti Kahoul, les ponts sont rompus ! Tout ce qui n’est pas français sera par nous impitoyablement chassé et pourchassé. » Une prise de position qui le conduira à perdre la présidence du Congrès musulman.
La coalition, qui n’obtiendra pas finalement la concrétisation des promesses du Front populaire, sera affaiblie jusqu’à son éclatement au profit des sympathisants de Messali Hadj, malgré la répression qu’ils subissent. « Messali Hadj est vu comme l’homme providentiel, le successeur de l’émir Abd el-Kader, des dirigeants des insurrections du XIXe siècle et une alternative politique », analyse Christian Phéline
Enfin, l’abandon du « plan Blum-Violette », du nom du président du Conseil et de son ministre d’Etat, qui visait à donner la citoyenneté française et le droit de vote à 20 000 musulmans (une minorité appartenant à l’élite : diplômés du secondaire et du supérieur, militaires décorés, fonctionnaires, ouvriers titulaires de la médaille du travail, élus…), auquel les forces politiques du Congrès avaient lié leur destin, aura raison de lui.
De leur côté, les autorités coloniales en Algérie instrumentalisent les événements. « L’administration algéroise du gouvernement général aura su exploiter avec habileté le meurtre de Kahoul pour faire exploser le Congrès musulman, explique Christian Phéline. Après la rupture fracassante de son président, le docteur Bendjelloul, qui renvoya dos à dos comme “anti-français” tant Messali que les assassins du mufti, le Congrès musulman perdra peu à peu le pouvoir de mobilisation dont il disposait à travers le front algérien à la fois pluraliste et unitaire qu’il avait réussi à former. »
Rendez-vous manqué avec le Front populaire
Quelques semaines plus tôt, l’heure était pourtant à l’unité et à l’effervescence. Le Congrès musulman, formé le 7 juin 1936 au cinéma Majestic (aujourd’hui Atlas) dans le quartier Bab-el-Oued, se voulait le prolongement en Algérie du Front populaire et un outil de négociation avec le nouveau gouvernement de gauche.
Conduite par le docteur Bendjelloul, une délégation est reçue en juillet 1936 à Paris avec tous les honneurs par le président du Conseil, Léon Blum, et le ministre d’Etat, Maurice Viollette. La presse rapporte une rencontre particulièrement chaleureuse. « Le président du Conseil a remercié les délégués de leurs déclarations et a dit sa joie que des Français servent d’autres Français, des démocrates d’autres démocrates », lit-on le 23 juillet dans « l’Œuvre », qui reprend un communiqué de la présidence du Conseil. Face à eux, « les délégués ont exprimé la joie que leur a causé cet accueil particulièrement bienveillant ».
Marcel Régis, député d’Alger (qui votera en 1940 les pleins pouvoirs au maréchal Pétain), écrit une tribune dans « le Populaire », titrée « Lumières sur l’Algérie », dans laquelle il exprime l’admiration qu’il porte à cette alliance algérienne représentant « l’unanimité de la population algérienne » : « J’ai partagé leur joie, compris leurs espoirs et je veux dire ici au parti tout entier, et aux représentants du Front populaire, la reconnaissance de ces hommes […]. Ils emportent la réconfortante certitude d’avoir été compris, d’avoir été traités comme des hommes libres, indépendants, sur un pied de totale égalité. »
L’élu y présente également les principales idées des demandes algériennes listées dans la Charte revendicative : suppression des lois d’exception, intégration dans la société française, citoyenneté à la place de la sujétion, développement de l’instruction pour les enfants, fusion des enseignements européen et « indigène »… Enthousiaste et favorable à ces revendications, il conclut : « L’enfant algérien […] veut des écoles et des maîtres. France, ne les lui refuse plus ! »
A leur retour, dès leur descente du bateau « Ville-d’Alger » les délégués du Congrès musulman sont acclamés. « L’Echo d’Alger », qui s’est entretenu avec Ferhat Abbas, alors conseiller général de Sétif, rapporte les propos du leader nationaliste, qui affiche son optimisme : « Une fois de plus, nous avons pu constater combien on est loin des choses de l’Algérie à Paris. Mais nous avons eu aussi le réconfort de constater, cette fois, la volonté sincère de compréhension du gouvernement à l’égard des musulmans d’Algérie. »
Les leaders nationalistes du Congrès musulman avaient-ils réellement cru que l’avènement d’un gouvernement de gauche suffirait à changer la donne de la situation coloniale ? Que celui-ci ferait fi du strict statu quo colonial souhaité et maintenu par l’administration algéroise, les maires européens en premier lieu ? L’attentisme du Front populaire, en tout cas, doucha très rapidement les enthousiasmes. Les « agitateurs », comme Messali Hadj, furent emprisonnés. Le printemps du Front populaire en Algérie a été éphémère, le rendez-vous, si tant est qu’il ait été réellement souhaité, manqué.
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