Si l’arrivée d’un premier convoi de denrées alimentaires offertes par Tripoli peut soulager une partie de la population confrontée aux pénuries, de nombreux Tunisiens jugent que leur pays ne devrait pas avoir recours à ce qu’ils considèrent comme de la mendicité.
Des camions chargés de produits alimentaires passent la frontière entre la Libye et la Tunisie, à Ras Jedir, le 17 janvier 2023. © Libyan Government of National Unity / via AFP
Dans la nuit du 17 au 18 janvier, quatre-vingt-seize camions ont franchi le point frontière de Ras Jedir (Sud) entre la Libye et la Tunisie. Ce convoi extraordinaire – qui n’est que le premier puisqu’on annonce au total 170 véhicules – transporte 200 tonnes de sucre blanc, 28 000 cartons d’huile alimentaire, 5 000 tonnes de semoule et 1 040 tonnes de riz.
Pour ceux qui en doutaient, ce don du gouvernement d’union nationale libyen, conduit par Abdelhamid Dbeibah, dit toute la précarité de la Tunisie en matière alimentaire. L’exécutif tunisien s’est en outre gardé d’apporter un quelconque éclairage sur cette aide. Il a fallu attendre que le chargé de communication de l’ambassade libyenne à Tunis, Naïm Chaïbi, en fasse l’annonce pour que les Tunisiens soient informés de l’initiative. D’habitude la situation est inversée : la Tunisie a été pendant des décennies un fournisseur de premier plan de la Libye en matière agro-alimentaire.
La nouvelle a fait l’effet d’un électrochoc en Tunisie où les pénuries de denrées alimentaires de première nécessité s’accumulent depuis plusieurs mois. Le gouvernement de Najla Bouden a beau signifier que la guerre en Ukraine a fragilisé l’approvisionnement en céréales et fait grimper les coûts des matières premières, il peine à rassurer l’opinion publique. « La réalité est pourtant simple, les caisses de l’État sont vides », réagit un jeune économiste agacé par le déni des dirigeants. Lui et ses confrères signalent depuis de longs mois la détérioration de la situation économique et enjoignent le gouvernement de se préparer à affronter des difficultés sans précédent, mais ils ont le sentiment de ne pas avoir été entendus.
Blessure à l’orgueil national
« Ils ont préféré nous raconter des fadaises en imputant à la spéculation la raison de tous nos maux. Ils nous ont menti », commente Aïcha, une marchande ambulante de pois chiches. Et en l’absence de communication officielle, l’arrivée des premiers camions sur le territoire tunisien a été vécue par beaucoup comme un camouflet. « Jusqu’à présent c’est nous qui venions en aide à la Libye et non l’inverse », souligne une bénévole du Croissant Rouge, qui rappelle la mobilisation de la population tunisienne pour accueillir les réfugiés libyens pendant le conflit qui a suivi la chute du régime de Kadhafi.
La susceptibilité des Tunisiens n’a pas été ménagée et certains ont l’impression d’être réduits à la mendicité lorsqu’ils voient un pays, certes « frère et voisin », selon la formule consacrée, mais qui n’est pas non plus exempt de problèmes, leur venir en aide. Personne n’avait pourtant bronché quand, en novembre 2022, le gouvernement Dbeibah avait fait don de 30 000 tonnes d’essence à la Tunisie. « Cette livraison restait un peu abstraite : le carburant est certes nécessaire mais il est géré par l’État et paraît moins indispensable qu’un paquet de farine ou un litre de lait », résume un épicier, qui se demande comment son pays va retrouver la voie de l’autonomie.
En attendant, de nombreux Tunisiens restent sidérés par cette conjoncture inédite, et bien peu assument de remercier publiquement la Libye pour son aide, qui constitue certes une goutte d’eau dans un océan de besoins. « On ne peut en vouloir qu’à nous-mêmes », résume le chroniqueur Haythem El Mekki. Il n’empêche, le coup de pouce libyen est parfois perçu comme une blessure à l’orgueil national. Face aux esprits qui s’échauffent, certains temporisent. À l’image d’Anis Jaziri, président de Tunisia Africa Business Council (TABC), un réseau d’entrepreneurs, qui s’étonne que « le peuple soit choqué par l’aide alimentaire d’un pays frère ». Il faut néanmoins remonter à 1969 pour trouver un précédent – la seule fois où la Tunisie indépendante a sollicité l’aide internationale. Elle faisait alors face à des inondations dramatiques, un épisode qui a marqué les esprits. Certains n’hésitent pas à faire le parallèle, comparant la situation actuelle à une catastrophe naturelle.
Précarité et endettement
Au-delà de cet épisode cruel pour la fierté nationale, il est évident que la Tunisie n’a pas renforcé sa souveraineté en ayant un recours intensif à l’endettement extérieur : elle doit rembourser près de deux milliards d’euros en 2023, ce qu’elle peine à faire faute de pouvoir lever des fonds sur la scène internationale. Un cercle vicieux.
« Kaïs Saïed n’apparaît plus comme le sauveur mais comme celui qui légitime la mendicité et divise le pays », fulmine Lemjed Bchir, un ancien militant du Mouvement du 25-Juillet, qui avait soutenu le président lors de son offensive sur le pouvoir en 2021. « C’est douloureux quand on le ressent dans sa chair », poursuit le jeune homme, dont la mère est dans un état critique faute de médicaments.
La situation paraît insoluble et le gouvernement ne semble pas avoir prévu de plan B pour boucler sa loi de finances 2023. Tous les prêts au pays s’avèrent conditionnés par l’octroi, ou pas, du crédit sollicité auprès du Fonds monétaire international (FMI). Depuis quelques mois, la Tunisie n’a pu compter que sur le soutien de la Libye et sur celui de l’Algérie. Le gouvernement a reçu 300 millions de dollars d’aides, dont 100 sous forme de don, et s’est bien gardé de communiquer sur le sujet. Néanmoins il aura du mal à occulter la grogne qui agite le pays. Et à l’approche du mois de ramadan, qui débute le 22 mars, l’approvisionnement en denrées alimentaires devient plus critique que jamais. La moindre défaillance durant le mois saint pourrait porter un coup fatal à la relation entre l’État et ses administrés.
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