En Algérie, le Trésor public, incapable de prendre en charge les aides en tout genre qui s’accumulent au fil des ans, l’est aussi à supporter la charge du déficit. Contrecoup, l’État bricole en rejetant sur d’autres acteurs le financement des prestations sociales et de ses cadeaux comme celui du déficit global qui en résulte. Les subventions inscrites au budget et donc visibles par l’opinion publique — 6 000 milliards de dinars (environ 40 milliards d’euros) pour un PIB estimé en 2022 à environ 24 000 milliards de DA (162,53 milliards d’euros) — ne sont qu’une partie, minoritaire, du total. Il faut dire que le clientélisme règne en maître et que les candidats ne manquent pas, souvent à bon droit. Les mal-logés veulent être hébergés, les plus défavorisés nourris, les malades soignés, les agriculteurs, aux prises avec une nature ingrate épaulés, les retraités bénéficier d’une vraie retraite, les industriels soutenus dans leurs entreprises, les régions arriérées aidées à rattraper leur retard.
UN ÉTAT SOCIAL QUI REPOSE SUR TROIS INSTITUTIONS
L’État « social » tant vanté par les gouvernants qui en ont fait une marque de fabrique du régime, mais aussi par l’opinion qui le voit comme un dû, enfle d’année en année, mais le président Abdelmajid Tebboune qui fête au mois de décembre son troisième anniversaire au pouvoir, le répète à l’envi : « L’Algérie demeurera un État social ». En fait, son avenir repose sur trois institutions : le budget de l’État, la compagnie pétrolière nationale et le secteur bancaire. Plus une victime, la population, surtout hors des grandes métropoles, qui souffre des pénuries, des retards, des flambées de prix dus aux défaillances du système et, en prime, d’une paupérisation sans précédent.
L’État consacre autour de 2 000 milliards de DA (13,54 milliards d’euros) aux « transferts sociaux budgétisés », selon la terminologie officielle, qui s’inscrivent dans les comptes officiels. Les trois quarts vont d’abord à l’habitat, à la santé et à la famille. Contrairement à une idée très répandue, les produits de base (semoule, pain, sucre, huile, lait) occupent une place modeste (à peine 1 % du PIB). Et pour cause, le prix du pain est bloqué depuis 20 ans et les boulangeries asphyxiées. Les retraites (1,45 % du PIB en 2022) ont une répartition très peu sociale. Le Fonds social des cadres en absorbe plus de 80 %. Les plus bas revenus se débrouillent avec le reste, 900 000 retraités bénéficient de moins de 40 euros par mois. Cette parcimonie extrême n’empêche pas le déficit annuel de la Caisse nationale des retraites (CNR) de battre des records et d’approcher 7 milliards d’euros.
Seconde institution mise à contribution, la compagnie nationale Sonatrach qui écoule sur le marché intérieur au moins 40 % de sa production à des prix bradés. Au total, son chiffre d’affaires « national » représente à peine 6 % de ses ventes à l’exportation. Qui profite de ce gigantesque manque à gagner estimé par un ancien ministre de l’énergie, Sadek Boussena, à 12 milliards d’euros par an ?1 Les automobilistes, les détenteurs de climatiseurs et les plus gros consommateurs d’électricité qui appartiennent, pour l’essentiel, aux classes moyennes et supérieures urbaines. Le projet de relever les tarifs revient chaque année sans qu’il ne se passe jamais rien. Les carburants et le gaz naturel qui alimente les centrales électriques de Sonelgaz continuent à être cédés gratuitement ou presque. Enfin, les rares exportations hors hydrocarbures dont se glorifie le régime bénéficient d’un accès à l’énergie tellement bon marché qu’on peut légitimement s’interroger : ne vaudrait-il pas mieux exporter directement le combustible ?
LA GÉNÉROSITÉ DU SECTEUR BANCAIRE
Le secteur bancaire, lui, finance un autre type de cadeau : les bonifications de taux d’intérêt déjà négatifs en temps ordinaire. La hausse des prix est deux à trois fois plus élevée que le loyer de l’argent, ce qui revient à alléger sensiblement la charge de l’emprunteur. Actuellement, l’inflation frôle les 10 % par an et les taux de l’argent tournent autour de 3 %. C’est encore trop et le pouvoir accorde avec une grande générosité des facilités à peu près à tout le monde : entreprises publiques, industriels privés, promoteurs immobiliers, agriculteurs bien introduits, jeunes en quête de liquidités… Le Trésor est plutôt discret sur ces « dépenses fiscales » dont la dernière estimation rendue publique remonte à 2014 (954,4 milliards de DA, soit 6,46 milliards d’euros) et « oublie » tous ceux qui négligent de rembourser les échéances ou de régler les intérêts. S’y ajoutent les pertes annuelles des entreprises publiques (plus de 600 000 salariés selon le dernier rapport de la Cour des comptes), les garanties du Trésor à d’innombrables débiteurs (l’équivalent de 25 % du PIB en 2016) et enfin les distributions gratuites de terrains appartenant à l’État. Les deux premières charges cumulées dépassent de loin les ressources bancaires et excluent du crédit d’autres acteurs désireux d’investir.
Juin 2021. Pour remettre à flot les banquiers, un étrange montage se met en place : l’État paye les dettes des débiteurs de sept établissements publics créanciers de quelques 2 100 milliards de DA (14,22 milliards d’euros). Comment ? L’argent est créé par la banque centrale, la Banque d’Algérie. Dans sa dernière recension de l’économie algérienne en 2021, le FMI ne cache pas ses inquiétudes à propos de ce montage peu orthodoxe qui « menace la stabilité monétaire du pays, place les finances publiques en grand danger et compromet les capacités de la Banque d’Algérie à financer l’économie nationale ».
LES PRIVILÈGES DU MINISTÈRE DE LA DÉFENSE
Retombée de cette orgie de subventions, encore alourdie par des dépenses ordinaires en progression déraisonnable (+ 27 %), les dépenses de fonctionnement du ministère de la défense nationale progressent de plus de 90 % dans la Loi de finances 2023 par rapport à 2022. Nul ne sait dans l’opinion à quoi cela correspond, d’autant que la nouvelle présentation de la loi de finances a peut-être réintroduit dans le budget du ministère de la défense des dépenses autrefois dissimulées ailleurs. S’y ajoutent les achats d’armes dont le montant n’est jamais été rendu public, un gigantesque mais incomplet déficit budgétaire de 6 586,3 milliards de DA (44,58 milliards d’euros), soit 23,7 % du PIB ! Le ratio est gigantesque, sans précédent ou presque dans le monde en dehors des États faillis2 même si le mode de calcul de la fiscalité pétrolière sous-estime, par convention, le prix fiscal du baril et surestime quelque peu le déficit3.
L’Algérie s’était constituée entre 2002 et 2013 un trésor de guerre conséquent, logé au Fonds de régulation des recettes (FRR), qui a permis de financer quatre exercices lourdement déficitaires entre 2014 et 2018. Ensuite le financement baptisé « non conventionnel », en clair monétaire, lui a succédé, faute d’un marché financier capable de prendre le relais. L’emprunt obligataire lancé en 2016 par le Trésor et boudé par les épargnants rebutés par les taux d’intérêt négatifs proposés, a prouvé son inexistence. Les quelques établissements publics rentables (Banque d’Algérie, Sonatrach essentiellement) ne rapportent pas assez pour financer le déficit. Résultat, la création monétaire a remplacé le FRR comme moyen principal de financement du déficit public. Cette situation anormale interdit à l’État d’équiper le pays en écoles et en hôpitaux, à la compagnie nationale des hydrocarbures de prospecter pour remplacer des gisements qui s’épuisent et aux banques de financer les entrepreneurs porteurs d’avenir.
Une situation qui n’est pas durable. Sa conséquence la plus attendue, l’inflation, n’apparait pourtant pas, actuellement, dans les statistiques. La hausse des prix — même en 2022, année de forte inflation mondiale — s’est officiellement maintenue sous la barre des 10 %. À cela plusieurs explications. L’indice, vieillot, ne concerne que la ville d’Alger et sa structure n’a pas bougé depuis plus d’un demi-siècle ; le secteur informel, qui occupe de 30 à 40 % de l’économie, échappe par définition aux conjoncturistes de l’Organisation nationale des statistiques (ONS). Enfin, les pénuries chroniques font disparaitre le produit, et son prix qu’il est impossible de suivre. Avec un thermomètre aussi biaisé, toute mesure sérieuse est impossible. S’y ajoute une explication plus technique. Si les importations sont supérieures aux exportations comme entre 2014 et 2020, la sortie de devises pour financer le déficit commercial détruit leur contrepartie en dinars. La création monétaire pour financer le déficit budgétaire en est réduite d’autant ce qui allège la pression inflationniste. La création monétaire nette (création — destruction) est donc plus faible que la création brute.
PRÉPARER L’ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE DE 2024
« Les prix ont flambé au nom de la liberté du commerce, le revenu du citoyen a stagné et la valeur du dinar a chuté. Où allons-nous ? » a reconnu, sans donner de chiffre, le président de la République, Abdelmajid Tebboune, dans une de ses rares interviews télévisées, jeudi 22 décembre 2022. Trois jours plus tard, il annonce un train de hausses conséquent des traitements des 2,8 millions de fonctionnaires gelés depuis 2012, des retraites et de l’allocation chômage des 1,8 million de jeunes diplômés sans emploi. L’augmentation promise serait proche de 47 % sur 2022-2024, promet le président, mais sans annoncer une date précise pour l’application de ces mesures. Comme par hasard, l’année terminale retenue est aussi celle de la prochaine élection présidentielle où Tebboune fait figure, pour l’instant, de favori.
Les dépenses publiques, et avec elles les déficits, grimperont d’autant. Côté recettes, la Sonatrach est priée de doubler sa production de gaz en 2023, exploit hors d’atteinte pour la compagnie nationale qui met en général une bonne dizaine d’années pour commencer à exploiter un gisement. Aucun relèvement en vue des tarifs des carburants et du gaz naturel bradés sur le marché domestique, aucune tentative d’en freiner quelque peu la consommation. Le cancer continuera à proliférer dans l’indifférence des responsables du pays, si avares dans la gestion de leur matelas de dollars et si aveugles face à la tragédie de la monnaie nationale, le dinar.
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