Ils font partie de notre quotidien et pourtant, leurs origines ont été majoritairement oubliées. L’auteure Diana Darke explique l’impact significatif que la culture ottomane a eu sur l’Europe.
Le sultan ottoman et sa haseki, artiste anonyme (Wikimedia)
Un peu plus de 100 ans après la fin officielle de leur empire, le 1er novembre 1922, il est temps de porter un nouveau regard sur les Ottomans.
Durant six siècles – de 1299 à 1922 –, leur empire s’étendit sur trois continents – Europe, Asie et Afrique – et regroupa plus de 70 ethnies parlant plus d’une douzaine de langues différentes. Cet empire fut plus vaste que l’Empire byzantin et dura plus longtemps que l’Empire romain.
Et pourtant, on pourrait croire que les Ottomans en tant que peuple ont disparu, que leur héritage est négligé, parfois même volontairement ignoré.
Trop souvent, on déforme notre vision en se focalisant sur les dernières années catastrophiques de l’empire, au détriment d’un tableau plus large. Il est donc utile de se pencher sur les raisons de leur remarquable longévité, en particulier d’examiner les premières années, durant lesquelles leurs principes directeurs se sont formés.
La devise de l’empire – Devlet-i ebed müddet (L’État éternel) – révèle le niveau d’ambition des Ottomans.
Les stéréotypes sont difficiles à changer. Pourtant, la vérité qui dérange est que l’expression « homme malade de l’Europe », utilisée pour désigner des régions en difficulté qui n’étaient que partiellement européennes comme l’Empire ottoman, fut employée pour la première fois par un diplomate espagnol décrivant l’Angleterre au XVIe siècle.
Cosmopolite et inclusive
Lors du second siège de Vienne en 1683, quelque 100 000 chrétiens hongrois livrèrent bataille dans le camp ottoman, tout comme des milliers de Grecs, d’Arméniens, de Slaves et de protestants de Transylvanie, désenchantés par la ferveur catholique des Habsbourg et les impôts féodaux de leur propre aristocratie.
Aucun des deux camps n’était blanc comme neige, bien entendu, mais le récit d’une Europe chrétienne vaillante aux prises avec un Orient musulman despotique est une « version Disney » de l’histoire.
La nature égalitaire de la société ottomane, où musulmans, chrétiens et juifs vivaient et travaillaient côte-à-côte, où chacun était apprécié pour les compétences qu’il apportait à la communauté, fut l’un des facteurs clés de la longévité de l’Empire ottoman
Dès le début, les Ottomans attirèrent des populations diverses et leur offrirent une protection, suivant une philosophie aux antipodes de l’État-nation d’aujourd’hui.
Leur approche cosmopolite et inclusive est encore aujourd’hui clairement illustrée par le patrimoine architectural des centres-villes de l’ancien Empire ottoman.
Bursa, la première capitale ottomane, a été inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2014 (mieux vaut tard que jamais) pour son « processus de planification urbaine inédit » et « les valeurs de la société » qu’elle reflétait.
Elle devint le modèle de toutes les villes ottomanes ultérieures, conçu avant tout pour répondre aux besoins sociaux, commerciaux, religieux, éducatifs et sanitaires de la communauté à travers son système de külliye, où l’Ulu Camii (Grande Mosquée) était entourée de khans et de souks, ainsi que d’écoles, d’hôpitaux, de bains publics, de fontaines à eau potable et de soupes populaires.
Comme leur nom, kull (tout, dérivé de l’arabe) l’indique, ces installations étaient accessibles à tous, sans discrimination – tout le contraire du mot « collège », dérivé du latin lego (sélectionner), c’est-à-dire une institution réservée à ceux qui ont été sélectionnés.
La nature égalitaire de la société ottomane, où musulmans, chrétiens et juifs vivaient et travaillaient côte-à-côte, où chacun était apprécié pour les compétences qu’il apportait à la communauté, fut l’un des facteurs clés de la longévité de l’Empire ottoman. Le bazar de Bursa bouillonne toujours d’activité aujourd’hui et demeure le cœur commercial de la ville.
Dans l’ordre mondial ottoman, les marchands et les commerçants qualifiés étaient tenus en haute estime, puisque l’on reconnaissait leur valeur à la fois pour la société et pour les finances publiques à travers les revenus qu’ils généraient.
Le même schéma fut reproduit à Edirne, la deuxième capitale ottomane, puis à Constantinople (l’actuelle Istanbul, prise en 1453 par une armée mixte musulmane et chrétienne sous les ordres de Mehmet II le Conquérant), où le Grand Bazar compte encore plus de 4 000 échoppes réparties dans 61 rues couvertes.
Cette même approche communautaire se retrouvait dans l’attitude des Ottomans à l’égard des réfugiés. Dès le début – et jusqu’à la fin –, les réfugiés, qu’ils fussent musulmans, chrétiens, juifs ou issus de toute autre minorité persécutée, étaient invités à devenir des citoyens ottomans et à bénéficier de la protection de l’État ottoman.
On leur donnait de l’argent et des terres pour les aider à se remettre sur pied, en échange de quoi ils devenaient – à l’issue d’un délai de grâce – des contribuables, libres de pratiquer le culte de leur choix et d’utiliser leurs propres tribunaux.
L’équité était un principe de gouvernance directeur, fondé sur le système du « cercle de l’équité », où le sultan, l’armée et le peuple étaient interdépendants. L’État reconnaissait que sa survie dépendait de la prospérité de ses sujets.
Les taux d’imposition étaient ajustés de manière à refléter la prospérité relative : les villages riches situés le long de cours d’eau fertiles se voyaient appliquer un taux plus élevé que les villages plus pauvres situés à proximité des terres désertiques et des steppes.
Après des épisodes de sécheresse, des famines ou des guerres, les impôts étaient réduits voire supprimés afin d’encourager la reprise économique.
« Aucune nourriture du monde chrétien n’est digne d’intérêt »
À ma connaissance, cette approche n’a pas survécu ou n’a pas été transposée au XXIe siècle. Mais l’héritage ottoman se traduit de nombreuses autres manières, souvent à l’insu de la plupart d’entre nous.
La cuisine ottomane, par exemple, est la base de ce que l’on présente souvent comme un régime méditerranéen sain. Des mots tels que yaourt, baklava et kebab témoignent ainsi de leurs origines turques.
Le voyageur du XVIIe siècle Evliya Çelebi affirmait ainsi : « La cuisine n’existe que dans l’Empire ottoman […] Aucune nourriture du monde chrétien n’est digne d’intérêt. »
Les immenses cuisines du palais de Topkapı employaient 60 cuisiniers, recrutés dans tout l’empire à l’issue de tests rigoureux.
Les recettes très sophistiquées à base d’ingrédients frais étaient tenues secrètes et n’étaient jamais écrites.
Popularisés aux quatre coins de l’empire, les cafés arrivèrent dans la capitale ottomane dans les années 1550, via la Syrie, après avoir vu le jour dans le port de Mokha au Yémen.
Soliman le Magnifique, lui-même grand amateur de café, institua les rituels supervisés par un « chef cafetier », notamment l’usage de tasses spéciales en céramique délicatement fabriquées dans les fours d’İznik et de Kütahya.
Depuis Constantinople, la consommation de café se répandit dans toute l’Europe après l’échec du second siège de Vienne, à l’issue duquel l’armée ottomane abandonna d’énormes quantités de provisions, dont un sac de grains de café.
Du côté des Habsbourg, personne ne savait quoi en faire, à l’exception d’un officier polonais qui avait été prisonnier des Ottomans pendant deux ans. C’est à lui que l’on doit d’avoir converti Vienne à cette boisson. Encore aujourd’hui, le café viennois est servi avec un verre d’eau, exactement comme... à l’époque ottomane.
En 1700, Londres comptait environ 500 cafés appelés penny universities, puisqu’une tasse de café ne coûtait qu’un penny et donnait accès aux grands esprits de l’époque qui y discutaient de sujets importants.
Le café turc est aujourd’hui revendiqué par pratiquement tous les pays des Balkans ainsi que par les provinces arabes. Réincarné en café arabe, grec, bulgare, albanais, etc., il s’accompagne de rituels familiers d’hospitalité et d’amitié.
Les Ottomans nous léguèrent également de magnifiques tentes, ancêtres des chapiteaux actuels, qui furent perfectionnées au cours des siècles de migrations nomades pour devenir des espaces multifonctionnels d’une grande flexibilité.
Les plus belles d’entre elles étaient couvertes de broderies en soie, en argent et en fil d’or d’une splendeur presque théâtrale, représentant sous forme de carreaux des jardins paradisiaques remplis de tulipes, le symbole des Ottomans.
Les souverains européens, y compris le roi de France Louis XIV, étaient de grands amateurs de tentes ottomanes : les tentes « à la turque » devinrent ainsi des lieux à la mode pour des fêtes majestueuses. Le mot turc köşk (qui donnera « kiosque ») est une extension naturelle de la culture des tentes, qui prirent progressivement la forme d’une sorte de pavillon de jardin où l’on servait du café et d’autres boissons, à la manière des vérandas modernes.
Héritage de la vie nomade
Le canapé rembourré doté d’un rangement, encore appelé « ottomane » aujourd’hui, était un meuble très polyvalent et traditionnellement garni de coussins. Il s’agit d’un autre héritage de la vie nomade où le mobilier devait avoir plusieurs fonctions.
Les vêtements étaient également conçus pour être confortables et flexibles. Alix de Hesse-Darmstadt, petite-fille de la reine Victoria et dernière impératrice de Russie, portait un caftan ample lors de son couronnement en 1896, ce qui contrastait fortement avec les robes à corset de ses invitées issues de la haute société.
Les caftans sont ensuite devenus populaires à l’époque du hippie trail (utilisée pour décrire le trajet parcouru par les hippies dans les années 1960 et 1970, de l’Europe vers l’Asie et inversement) dans les années 1960.
Sous leurs robes colorées, les femmes turkmènes portaient le même şalvar – pantalon ample – que les hommes afin de pouvoir combattre à leurs côtés à cheval, même avec des bébés attachés à leur dos.
Après avoir découvert ce pantalon dans les pays ottomans, les premières féministes l’importèrent en Angleterre. Il se répandit ensuite en Amérique, où il fut rebaptisé bloomer en hommage à la militante féministe Amelia Bloomer. Ses origines ottomanes furent ainsi oubliées.
Les serviettes, nées dans les bains turcs sous la forme de bandes de coton absorbantes munies de boucles – en turc, serviette se dit havlu (avec des boucles), ne devinrent largement abordables en Occident que lorsque l’entreprise anglaise Christy & Sons industrialisa leur production dans les années 1850 après les avoir découvertes par hasard dans le grand bazar d’Istanbul.
La cuisine et le café, les serviettes et les tulipes sont toujours parmi nous et enrichissent notre quotidien. Mais de moins en moins de personnes encore en vie portent le souvenir de cet autre héritage culturel unique des Ottomans : la vie dans ces villes multiethniques et multireligieuses caractéristiques de l’empire, d’İzmir à Thessalonique, en passant par Jérusalem, Damas, Alep et Istanbul même.
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