La mort, en particulier celle des pères, est un fait majeur de la guerre. Pour les enfants, perdre un membre de sa famille devient ordinaire, dans un contexte où Algériens et Algériennes sont systématiquement suspectés, arrêtés, détenus, torturés. Même quand leur famille est épargnée, les enfants sont les témoins de la violence qui s’abat sur les adultes qui les entourent.
« Papa est mort, maman pleure… », une fille avec les chèvres » : ce sont là les quelques mots recueillis à la maison d’enfants Djamila Bouhired à Sidi-Bou-Saïd, auprès de Zohra Mayouf, une petite Algérienne de 9 ans qui a été contrainte de fuir sa région d’origine, frontalière avec la Tunisie. Elle commente son dessin où un homme git dans une maison qui n’a ni portes, ni fenêtres, ni toit, et qui se situe au milieu de pâturages1..
Comme Zohra, de nombreux enfants algériens ont fait l’expérience de la mort d’un ou plusieurs membres de leur famille. La mort des pères, en particulier de ceux qui se sont engagés dans le combat pour l’indépendance, prend une ampleur considérable, bien qu’aucune statistique sur le nombre d’orphelins algériens ne soit connue. La plupart de ces enfants vivent dans des espaces durablement exposés aux violences de la guerre. C’est vrai tout d’abord pour ceux qui vivent dans des villages situés à proximité des maquis et des zones opérationnelles de l’armée française. Ces espaces ruraux sont les plus précocement et durablement exposés aux violences de la guerre, qui redouble d’intensité entre 1957 et 1959, au moment où déplacements forcés des familles et présence militaire française s’intensifient. En Grande Kabylie, dans la région de Palestro, où l’opération Challe détruit depuis 1959 la plupart des maquis, un appelé faisant fonction d’instituteur dans un camp de regroupement écrit que, parmi ses élèves, « beaucoup d’enfants ont perdu leur père (fellaghas) », et que « beaucoup sont orphelins de pères (rebelles)2 ».
Dans les zones plus urbaines, c’est aussi le règne de l’ordinaire de la suspicion et de la répression généralisées. À partir des années 1961-1962, les familles sont exposées à un regain de la violence, au moment où sévissent les attentats de l’Organisation armée secrète (OAS). Cette guerre de guérilla, marquée par le règne de la clandestinité, le cloisonnement des informations et la difficulté à maintenir des liens, contribue parfois à faire de la mort du père, du frère ou de l’oncle un événement lointain ou irréel.
LA MORT DES SIENS, ENTRE FICTION ET RÉALITÉ
L’absence prolongée de nouvelles est le lot commun de la plupart des enfants et des familles de combattants nationalistes, entrés en clandestinité ou détenus. Un silence qui peut durer plusieurs années, entrecoupé parfois de rumeurs et d’informations fausses ou contradictoires. Dans ses mémoires, Rachid Oulebsir raconte ainsi que, jusqu’au cessez-le-feu, sa mère avait reçu à plusieurs reprises la nouvelle de la mort de son père, monté au maquis :
J’avais cinq ans. La seule chose dont j’étais sûr, c’était de la mort de mon père que les pleurs de Grand-Mère avaient certifiée sur le coup […]. Mon père était donc mort, la parole de Méziane ne pouvait être mise en doute, nous ne pouvions ni voir sa dépouille ni l’inhumer3.
À l’indépendance, le père revient finalement en vie, à la surprise générale. Mais les enfants n’ont pas toujours conscience de la mort de leur père, en l’absence du corps. De fait, la gestion des corps des « rebelles musulmans abattus » joue sans conteste un rôle dans la déréalisation de la mort des pères. Lors d’accrochages conduisant à la mort de combattants algériens, les militaires français inhument les corps sans nécessairement en informer les familles ni leur remettre la dépouille, contrairement aux dispositions de la Convention de Genève du 12 août 1949, censées s’appliquer en Algérie. Encore aujourd’hui, de nombreux pères et époux comptent parmi les « disparus de la guerre d’Algérie »4.
LE DEUIL ET LE SILENCE
Tassadit Yacine se souvient : « Mon père fut torturé pendant deux mois et exécuté pour l’exemple en février 1956. La Dépêche de Constantine consacra un titre en gros caractères à l’événement »5. L’ordre colonial alimente la fiction « d’opérations de maintien de l’ordre ». Il criminalise ces pères, ces frères, ces oncles ou ces cousins morts pour l’indépendance de l’Algérie et qualifiés de « rebelles », de « hors-la-loi », de « terroristes » ou de « fellaghas ». Faire le deuil d’un père ou d’un membre de sa famille pendant la guerre exige alors une discrétion forcée qui se construit dans l’intimité des familles, et contre l’ordre colonial.
Les enfants apprennent à se taire et à cloisonner ce qu’ils ont vu ou ce qu’ils ont vécu. Claude Cornu, instituteur pendant deux ans dans les Aurès en tant qu’appelé de l’armée française, s’étonne ainsi qu’un de ses élèves, Mohamed, dont le père a été exécuté sommairement la veille lors d’une « corvée de bois »6 continue à venir en classe comme si de rien n’était : « Ce qui m’étonnait, c’est que ce garçon qui venait à l’école y était à l’aise et semblait n’avoir aucune rancune contre les Français »7. Contrairement à d’autres conflits du XXe siècle, où les enfants sont invités à héroïser leurs pères morts au combat et à vivre un véritable deuil de guerre public et collectif, les enfants de la guerre d’indépendance algérienne sont contraints au silence et au repli sur la sphère intime. Il faut attendre les défilés du 5 juillet 1962 pour que le deuil de guerre des chouhada (les martyrs tombés pendant la guerre) puisse enfin s’exprimer publiquement et collectivement8.
Les enfants sont parfois les témoins de la mort donnée aux autres adultes qui les entourent. Des voisins, des instituteurs, des amis de la famille disparaissent parfois du jour au lendemain. La guerre fait alors effraction dans la trame du quotidien, en particulier lorsque l’armée française pratique les expositions publiques de cadavres d’Algériens, pour terroriser la population algérienne. Nourreddine*, né en 1951 et âgé de 5 ans lorsque son père prend le maquis, se souvient :
Et le jour où ils ont exposé le corps de notre voisin Abdelhaq, l’enfant que j’étais, je m’imaginais… c’était le tour de mon père que j’allais voir là ! Mon père, quand il est tombé au champ d’honneur, dans un combat acharné à Bouhlel, tellement les paras avaient la rage contre lui. Les paras l’ont même éventré ! Mort ! Éventré ! avec un poignard9.
Avec la guerre, des enfants sont confrontés pour la première fois à la vue d’un mort, comme ce fut le cas de Malik* :
En tant qu’enfant, ça s’est passé le mois d’avril 1956. […] On allait nous déplacer d’un village à un autre. […] On marchait, les moutons devant nous, sur un chemin muletier. J’ai vu que les moutons s’étaient arrêtés. J’ai regardé, j’ai vu que les moutons étaient en train de lécher les mains d’un homme allongé sur le dos. La première fois de ma vie où je voyais un mort ! C’était en 1956.
[…]
J’étais étonné ! « Aaaaaaah un mort ! » J’ai vu du sang qui coulait de son nez, il avait les yeux bien ouverts, des cheveux noir corbeau, maigre comme un clou. Il était étalé. Lorsque j’ai regardé ce bonhomme-là, j’avais peur ! J’ai rebroussé chemin, j’ai rencontré un bonhomme […], j’ai dit [il reprend une voix effrayée] : « écoute, viens voir ! J’ai vu un homme allongé, je crois qu’il est mort ! » Il m’a suivi, j’ai dit voilà, il m’a dit : « Oui, il est de chez nous ». Effectivement. C’est un jeune de chez nous qui a pris le maquis, ils l’ont capturé… Par la suite, lorsqu’il a été identifié, ils l’ont amené la nuit pour indiquer les maisons des gens qui sont au maquis.
[…]
J’avais même pas dix ans, c’était le mois d’avril, moi je suis né en novembre 46, donc j’avais 9 ans et demi. La première fois où je voyais un mort ! Donc ça m’a marqué. J’ai toujours cette image… qui défile10
Le souvenir de ces corps hante toujours ces enfants devenus adultes. Les dessins réalisés pendant la guerre révèlent que, lorsqu’ils le pouvaient, ils n’ont pas hésité à représenter de façon très réaliste ce qu’ils ont vu, avec l’utilisation de la couleur rouge pour figurer les blessures et le sang. Un dessin réalisé par un ou une élève de Claude Cornu représente a priori une scène de la vie quotidienne : un berger fait paître ses bêtes, probablement des moutons, dans un champ. Les couleurs sont très vives et rehaussées par l’usage de la gouache fournie par l’instituteur. L’enfant a maculé le berger et son troupeau de rouge, pour représenter les taches de sang qui éclaboussent même les arbres aux alentours. Ce dessin représente sans équivoque un cadavre, ou alors un homme grièvement blessé.
Dans un autre dessin, daté de 1960, Mohamed Lamara, alors âgé de 11 ans, dessine une scène d’une grande violence : la précision des traits, des vêtements et des expressions des personnages est saisissante. À travers un trait appuyé et des couleurs très vives, il représente une scène d’exécution : un jeune homme, muni d’un poignard, égorge une femme dont le sang jaillit des deux côtés. À droite, une autre femme, comme saisie d’effroi, assiste impuissante à la scène. Aucune légende ne permet de comprendre le contexte : cet enfant en a-t-il été le témoin direct de cette scène ? S’agit-il d’un assassinat ? D’un règlement de compte ? Ce jeune homme qui tue est-il français ou algérien ? Ce document nous révèle surtout que, même si les parents ont durablement tenté de cacher la vue de ces morts aux enfants, de les soustraire à cette violence, il leur est impossible de les tenir à distance de la violence de la guerre.
Illustration : Alger, 11 décembre 1960. Pendant le voyage en Algérie du général de Gaulle et avant le référendum d’autodétermination, de jeunes Algériens descendent vers les quartiers européens aux cris de « Yahia de Gaulle », « Algérie algérienne » et « Vive le FLN » (Robert Delvac/UPI/AFP)
LYDIA HADJ AHMED
https://orientxxi.info/magazine/algerie-la-guerre-d-independance-a-hauteur-d-enfant,6171
.
Les commentaires récents