CHRONIQUE DE LA BATAILLE CULTURELLE. Ils étaient 130 000 à l’indépendance, ils ne sont plus qu’une poignée, disséminés sur le territoire. L’incroyable diversité culturelle de l’Algérie n’a pas trouvé son récit.
De lourds nuages gris recouvrent le ciel d’El Biar. La pluie vient de passer. Mohammed me conduit à travers la foule de la place Kennedy. Nous allons chez Farouk, un ami de la famille. À deux pas du marché, une grande maison coloniale se cache derrière un portail rouillé. La sonnette ne fonctionne pas, alors Mohammed donne de la voix : « Farouk ! On est là ! ». Une voix embrumée lui répond : « marhaba bikoum (bienvenue à vous) ».
Farouk, c’est le surnom de Frédéric. Sa maison, c’est celle de son grand-père Marcel Bellaïche, qui fut une éminence politique algéroise et un ami du révolutionnaire Ferhat Abbas. Frédéric a 56 ans, les cheveux gris clair et la peau d’un Européen né sous le soleil. Nous prenons place dans son salon rempli de livres et de bibelots orientaux. Il termine une conversation téléphonique en mélangeant l’arabe et le français comme tout Algérien. Son projet du moment est la restauration d’une synagogue dans la capitale. Un petit lieu de culte, symbole de la présence juive en terre algérienne. Mais les choses n’avancent pas. Pourquoi l’Etat ferait-il ce geste ? Qui s’intéresse encore aux juifs d’Algérie ? Ils étaient 130 000 à l’indépendance, une vaste communauté qui avait traversé les siècles. Ils sont aujourd’hui quelques centaines, disséminés sur le territoire. Il en reste une poignée à Laghouat, en Kabylie, à Alger. Seuls les gens du quartier savent qu’ils sont juifs. Ils sont mêlés aux musulmans.
Dans un coin du salon, un imposant meuble en bois se tient debout. C’est un objet liturgique du XIXe siècle qui abrite une torah. « Il faut être dix pour la prière. Ça fait bien longtemps que ce n’est plus possible. » Frédéric est lucide, même résigné. « Nous allons disparaître. Nous sommes les vestiges d’une culture qui va s’éteindre avec nous. » Après 1962, un avenir était encore imaginable. Mais deux tragédies ont vaincu l’espoir. D’abord, la question palestinienne, essentielle à la géopolitique algérienne. L’Algérie n’entretient officiellement aucune relation avec l’Etat d’Israël, et défend la cause palestinienne comme un prolongement de son combat anticolonial contre la France.
Refuge au « Judo » pendant la guerre civile
Et puis il y a eu la décennie noire du terrorisme en Algérie. Le basculement du pays dans l’horreur, les assassinats, les attentats, les faux barrages, les massacres de villages entiers. Des crimes tantôt aveugles, tantôt ciblés, comme ce jour de janvier 1995, près du square Port Saïd, où un islamiste a tiré deux balles dans le dos de José Bellaïche. « Mon père a été assassiné comme 150 000 autres Algériens l’ont été, voilà tout. » Le terrorisme a fait fuir ceux qui le pouvaient, scellant ainsi le destin du judaïsme en Algérie. Mais Frédéric a décidé de rester. Pourquoi ce choix ? « Je ne me suis jamais senti seul. » Tout le monde sait qu’il est une cible idéale. L’armée lui donne alors des consignes : ne jamais sortir aux mêmes horaires, toujours changer d’itinéraire, et rester chez soi le moins longtemps possible pour éviter une intrusion.
Un lieu devient son abri. Un imposant immeuble qui domine El Biar, au 94 avenue Ali Khodja. Jusqu’à ce jour, rien n’indique au passant la valeur historique de cette adresse. On l’appelle « le judo », depuis que le rez-de-chaussée est devenu une salle d’arts martiaux. Dans cette salle, Henri Allegfut fut soumis à la « question », Maurice Audin fut assassiné, Ali Boumendjel fut torturé puis jeté du dernier étage de l’immeuble. Pendant la guerre civile, c’est dans ce bâtiment que Frédéric a trouvé refuge. « Je dînais chez les uns, dormais chez les autres. Si besoin, on m’escortait jusque chez moi. » Des années à vivre sous la protection des riverains. Jusqu’à ce que l’Algérie sorte du cauchemar.
Tourner la page
Très vite, un silence traumatique a pris la place de l’effroi. Il fallait tourner la page du terrorisme, juste revivre. Les plaisirs simples sont revenus, et Frédéric a cessé de se cacher. Plus que jamais, il se sent algérien : « Quand je quitte Alger pendant quelques semaines, je frémis d’y revenir, ça me manque trop ». Parmi tant d’effets irréparables, les années noires ont été fatales à sa communauté. Les enfants sont tous partis, et les anciens ne seront pas éternels. Frédéric veut sauver ce qui peut l’être. Mais il sait son combat perdu d’avance. Un jour, peut-être, il sera le dernier juif d’Algérie.
Le nationalisme a sanctifié l’image d’un pays exclusivement arabe et musulman. L’incroyable diversité culturelle de l’Algérie n’a pas trouvé son récit. Frédéric en a pris acte. Mais il continue malgré lui d’espérer. Un mot, un signe, un symbole qui unirait officiellement les deux termes de son identité : juif algérien. De quoi mettre fin à son exil intérieur. De quoi rendre à son pays un morceau de son histoire. De quoi faire une place à la mémoire d’un monde qui aura bientôt disparu.
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