L’historien Marc André vient de publier une enquête passionnante sur la prison de Montluc (Lyon 3e), dans laquelle il montre comment différents chapitres de notre histoire peuvent se lier et se retrouver dans un « récit commun ». Une approche brillante et utile alors que la prison, où Jean Moulin fut enfermé et torturé par Klaus Barbie, devenue Mémorial national de la Seconde Guerre mondiale en 2010, est l’objet de discordes. L’exposition permanente doit, en effet, être repensée pour inclure l’ensemble de l’histoire du lieu, dont la période de la guerre d’Algérie. Mais certains redoutent une « dilution » de la mémoire.
 
image from tribunedelyon.fr

En 2016 a lieu la parution de Femmes dévoilées. Des Algériennes en France à l’heure de la décolonisation aux éditions ENS. © Susie Waroude
 

Vous nous avez donné rendez-vous dans un restaurant algérien à la Guillotière. Pourquoi avoir choisi ce lieu ?
Marc André : « Pour plusieurs raisons évidentes à mes yeux. J’ai vécu rue d’Aguesseau (Lyon 7e) et j’affectionne particulièrement ce quartier, son caractère cosmopolite. C’est aussi ici que tout est né : mon projet de thèse sur les femmes algériennes et l’idée d’un livre sur la prison de Montluc. Tout est parti de là, de mes rencontres avec les témoins. Et puis, j’ai aussi choisi ce restaurant car ça me faisait tout simplement plaisir de manger un couscous !

Comment est née l’idée d’un livre sur Montluc ?
Au début des années 2010, alors que j’étais prof au lycée international de Lyon et doctorant, je travaillais sur un champ très large : Lyon et l’Afrique du Nord. Pour trouver un sujet plus précis, j’ai décidé de faire du terrain, de rencontrer des gens. En allant manger un couscous à Vaulx-en-Velin, dans une réunion organisée pour les 50 ans du massacre du 17 octobre 1961 (répression par la police française d’une manifestation d’Algériens indépendantistes à Paris, NDLR) j’ai rencontré une dame algérienne dans la voiture sur le chemin du retour. C’était pur hasard. Elle m’a parlé d’elle, de sa vie qui était “un roman” : elle était arrivée en France en 1949, avait connu la guerre… J’ai cherché à la revoir pour échanger plus longuement mais à chaque fois elle a annulé le rendez-vous. Après notre troisième rencontre manquée, je suis allé, un peu par dépit, dans un café de chibanis. Et elle était là… Je lui ai dit “c’est mektoub !” (“c’était écrit !”, NDLR).

Et elle a accepté de témoigner ?
Oui ! De là est né mon sujet sur les femmes algériennes venues en France, à Lyon, avant l’indépendance. Il se trouve que la deuxième femme que j’ai interrogée avait été raflée et enfermée dans le fort de Montluc (actuel hôtel de police, distinct de la prison, NDLR). Assez rapidement, je découvre donc Montluc. La prison, fermée en 2009, venait tout juste de se transformer en mémorial. J’ai alors poursuivi ma thèse sur les femmes algériennes et j’ai enclenché, en parallèle, un autre projet sur Montluc. J’ai notamment interrogé une femme française, Jeannine Belhadj-Merzoug, qui a découvert, fin 1957, que trois criminels de guerre nazis y étaient enfermés à côté de son mari algérien indépendantiste. Je me suis dit qu’il y avait quelque chose de fort à comprendre à Montluc. 

Comme quoi ?
Les interconnexions du temps. Habituellement, les historiens séparent les événements : la Seconde Guerre mondiale, la guerre d’Algérie… De la même façon, en tant que prof dans le secondaire, j’avais le choix entre enseigner telle période ou telle autre. Mais, ce qui m’intéressait et qui a déclenché cette grande enquête, c’est l’idée de travailler sur les “nœuds de mémoire”, les interconnexions temporelles, sur la façon dont ces différentes périodes peuvent entrer en résonance. 

Par quoi se traduisent ces nœuds ?
Des exemples, il y en a plein comme quand, après 1944, des responsables nazis sont emprisonnés à côté d’anciens résistants hostiles à la colonisation ou quand un militant communiste est enfermé pour sa critique de la guerre d’Indochine dans la cellule même où il était détenu sous Vichy… Au-delà du concret et du matériel, au-delà des gens qui sont ensemble dans la même prison, il y a des analogies et des symboles, des mots. 

Le terme « rafle », par exemple ?
Oui. Quand on parle de rafle d’Algériens dans le quartier de la Guillotière (durant la guerre d’indépendance algérienne, NDLR) cela réactive les souvenirs des rafles de la Seconde Guerre mondiale, même si ce n’est pas la même chose. L’idée d’une “prison pour mémoire” c’est ça : Montluc réactive tout le temps des mémoires du passé.

Votre livre explique aussi que ces « collisions temporelles forgent des solidarités imprévues entre les victimes de différentes répressions ». Comment s’expriment ces solidarités ?
Ce sont des choses très importantes mais souvent très discrètes qu’on ne voit pas beaucoup dans les archives. Un exemple : après la libération de la prison en 1944 (elle a été occupée et dirigée par les nazis entre février 1943 et août 1944, NDLR), d’anciens prisonniers ayant souffert dans ces lieux vont écrire à des condamnés pour l’indépendance de l’Indochine ou de l’Algérie afin de leur témoigner leur soutien.

« Il existe une manière de croiser les mémoires, qui permet de rendre justice à tout le monde sans négliger personne »

La parution de votre ouvrage arrive à un moment particulier : le projet de refonte du mémorial national suscite un vif débat. L’exposition permanente aujourd’hui axée sur l’époque de la Seconde Guerre mondiale devrait s’étoffer pour embrasser l’ensemble de l’histoire de la prison. Et cela ne plaît pas à tout le monde !
C’est vrai que l’année a été ponctuée de controverses. Aujourd’hui, une fenêtre s’ouvre pour faire autre chose, une nouvelle exposition, une nouvelle scénographie. J’espère que ce livre pourra être une source d’inspiration. Il existe une manière de croiser les mémoires, qui permet de rendre justice à tout le monde sans négliger personne. Pour moi, Montluc, c’est un microcosme pour comprendre l’Histoire de France et ses violences de 1921 à aujourd’hui. C’est à la fois l’histoire des violences de guerre, de la prison, de l’antimilitarisme, des conflits mémoriels… C’est un prisme incroyable pour comprendre bon nombre d’enjeux.

L’association des rescapés de Montluc redoute pourtant une dilution du message. Qu’en pensez-vous ?
C’est un problème qui n’a même pas lieu d’être ! Qu’est-ce que cela veut dire “diluer” l’Histoire ? L’Histoire n’est pas soluble ! Il n’y a pas de mélange, pas de dilution : il y a un processus historique dont on doit tenir compte avec des étapes fortes et des interconnexions temporelles. Une histoire n’en chasse pas une autre. Dire qu’il y a des places comptées dans le mémorial et qu’à chaque fois qu’on cite un Algérien, on enlève un résistant, c’est vraiment inapproprié.

Le président de la Région Auvergne-Rhône-Alpes Laurent Wauquiez (LR) a lui-même déploré « un grand méli-mélo de la mémoire »
Il a fait beaucoup de mal en prenant ainsi parti. Je pense qu’il ne connaît, ni de près ni de loin, le sujet. Je ne sais même pas s’il a visité Montluc ! Ce sont des sujets graves : doit-on vraiment faire de la récupération politique avec des propos à l’emporte-pièce ?

Au final, si on devait retenir un message de votre livre, quel serait-il ?
Je pense que ce serait le suivant : la société française est plurielle. Montluc n’est pas simplement un lieu lyonnais, c’est un concentré de l’Histoire de France. Il y a eu le criminel nazi Klaus Barbie (il dirigea la prison sous l’occupation avant d’y être lui-même enfermé, NDLR), le résistant Jean Moulin, l’historien Marc Bloch, les enfants d’Izieu, la guillotine pour les Algériens… Ce livre montre aussi qu’il est nécessaire de retrouver le message porté par les détenus de la Gestapo : un message de solidarité, d’entraide entre les victimes de répression et non d’opposition ou de concurrence. Regardons la France d’aujourd’hui : dans les salles de classe, il y a des Français — avec peut-être des descendants de résistants ou de collaborateurs — mais aussi des Algériens, des Tunisiens, des Marocains, des Chinois, des Vietnamiens, etc. Avec Montluc, on peut parler à tout le monde. Et tout le monde peut se dire : j’ai ma part d’histoire ici. » 

Mon déjeuner avec Marc André

image from tribunedelyon.fr

© Susie Waroude

Il a fait le déplacement rien que pour nous. Enseignant en histoire contemporaine à l’université de Rouen, Marc André vit à Paris mais garde un lien chaleureux avec Lyon, où il a été prof et où sont nées toutes ses interrogations. Bien entendu, il a profité de son petit voyage pour aller fouiller dans les archives départementales du Rhône ce matin et, après notre rencontre, il prendra la direction de Givors pour épauler une étudiante dans une enquête orale. « Quand j’ai reçu votre invitation à déjeuner, j’ai dit “oui” tout de suite, raconte l’historien. D’abord parce que vous avez l’air sympa, même par texto. Ensuite parce que, bien que je m’exprime rarement sur mon travail dans les médias, je me suis rendu compte que j’adore parler de ce livre. L’histoire de la prison de Montluc est tragique mais, en même temps, si on regarde bien, on peut y voir quelque chose de beau. »

572 pages et 930 g. Autour d’un couscous, Marc André s’exprime, le verbe facile, comme entraîné par les rythmes algériens diffusés en fond sonore. Il nous raconte avec une passion touchante ses années d’enquête dans le passé de la prison située rue Jeanne-Hachette dans le 3e arrondissement. « Je suis vraiment dans une démarche de recherche : je veux comprendre Montluc et je me laisse habiter par le lieu, s’enthousiasme notre invité. Je ne fais pas une histoire de Montluc, je fais une histoire dans Montluc. C’est comme les ethnologues : ils ne font pas une histoire du village, ils posent des questions à partir du lieu. Je me laisse donc habiter par Montluc et je laisse les questions qui se posent guider ma recherche. Et à partir de là, je les suis. » En se plongeant dans les archives et recueillant des témoignages pendant des années, Marc André estime avoir mené une étude qui oblige à « recadrer » l’actuelle controverse autour du projet de rénovation du mémorial. « Avec des faits, des documents, une histoire, on ne peut plus faire des polémiques hors-sol, lance-t-il. Il y a une histoire de 572 pages, un livre de 930 grammes. Et cela oblige à repositionner le débat. »