En septembre 1998, le chef de l’État annonçait son départ et la tenue d’une élection présidentielle anticipée. Dix-huit ans après, Jeune Afrique a pu reconstituer les circonstances précises de ce tournant majeur dans l’histoire récente du pays.
Saluant ses partisans, le 13 novembre 1995, à Alger. © Reuters
En cette nuit du jeudi 3 septembre 1998, Liamine Zéroual, 57 ans, a du mal à trouver le sommeil. Seul dans le jardin d’une résidence de luxe, à Windhoek (Namibie), que son homologue namibien, Sam Nujoma, a mise à sa disposition, le président algérien fait les cent pas, grillant cigarette sur cigarette. On le sait couche-tard et gros fumeur, mais, cette nuit-là, quelque chose semble le hanter.
Une décision difficile
Encore un massacre perpétré par les GIA ? Des ennuis de santé ? Des soucis familiaux ? Un énième scandale médiatique éclaboussant le général Mohamed Betchine, son ami et conseiller à la présidence ? Rien de tout cela : Zéroual a une décision importante à prendre, et pèse le pour et le contre. Tard dans la nuit, après des heures passées à cogiter, il a enfin tranché.
Le lendemain, dans l’avion présidentiel qui le ramène à Alger, il invite les collaborateurs qui l’ont accompagné dans son périple africain à le rejoindre dans le petit salon. Il est serein mais grave. « Vous savez que je voulais partir il y a un an, leur dit-il. À l’époque, les décideurs n’étaient pas d’accord, arguant qu’il n’était pas opportun de quitter le pouvoir. Eh bien ce moment est venu. Il faut laisser la place à d’autres. Je pars. Je vais le faire savoir dès mon retour à Alger. » Vendredi 11 septembre, huit jours après cette confidence faite à 10 000 m d’altitude, Liamine Zéroual annonce la tenue d’une élection présidentielle anticipée.
La suite est connue. Adoubé par l’armée, Abdelaziz Bouteflika lui succédera en avril 1999. Depuis son départ, Zéroual ne s’est jamais exprimé sur les circonstances qui l’ont conduit à quitter le palais d’El-Mouradia. Discret et réservé de nature, il a toujours évité les journalistes et décliné les propositions d’entrevue. Mohamed Betchine cultive le même goût du silence. S’il soutient que son ami Zéroual a été poussé à la démission, il refuse d’en dire davantage. Dix-huit ans plus tard, JA revient sur cet événement qui a bouleversé le cours de l’histoire en Algérie. Récit inédit d’une démission forcée.
» Un désintérêt manifeste pour le pouvoir et ses privilèges »
Nous sommes en octobre 1997. Presque deux ans après avoir été élu à la présidence, Zéroual veut déjà céder sa place. À ses proches collaborateurs, ce général redevenu civil développe son principal argument : il a comblé le vide institutionnel consécutif à l’interruption du processus électoral et à la démission, en janvier 1992, du président Chadli Bendjedid.
L’Algérie a désormais à sa tête un chef de l’État démocratiquement élu, en dépit des menaces des GIA. Et une nouvelle Constitution consacrant l’alternance au pouvoir a été adoptée par référendum en novembre 1996. Le pays dispose d’une Assemblée nationale et d’un Conseil de la nation (Sénat) où siègent tous les courants politiques, y compris les islamistes. Des assemblées locales ont été élues pour assurer le transfert des pouvoirs de l’Administration vers les représentants choisis par la population. Le terrorisme a été ramené à un état résiduel, quand bien même une série de massacres effroyables, commis durant l’été 1997 aux portes d’Alger, viennent rappeler que la lutte antiterroriste n’est pas encore gagnée.
Dans le cadre de la réconciliation nationale, Zéroual a mené un dialogue avec les dirigeants du Front islamique du salut (FIS, dissous en février 1992), mais ces derniers ont refusé de condamner les violences. Pour dégarnir les maquis, il a promulgué, deux ans plus tôt, la loi sur la rahma (« clémence ») afin de permettre à des centaines de terroristes de déposer les armes et de répondre de leurs crimes devant les juges. Mission accomplie donc pour Zéroual, dont le désintérêt manifeste pour le pouvoir et ses privilèges est un secret de Polichinelle.
N’avait-il pas démissionné en 1990 de son poste de chef des forces terrestres ? Puis quitté l’ambassade algérienne à Bucarest, où il avait été affecté quelques mois plus tard, pour retourner dans sa maison de Batna, dans l’est du pays, arguant qu’il ne voulait pas être payé à ne rien faire ?+
Éradiquer le terrorisme
« Il faut maintenant prévoir une élection présidentielle anticipée », déclare Zéroual en ce mois d’octobre 1997. Mais quand ses collaborateurs, l’état-major de l’armée ainsi que les responsables des services de renseignements (DRS) apprennent qu’il veut écourter son mandat, ils manquent de s’étrangler. Pour eux, l’Algérie ne peut s’offrir le luxe de plonger dans une nouvelle période de turbulences et d’incertitude.
« Vous devez poursuivre votre mission », lui lance le général Mohamed Lamari, chef d’état-major de l’armée et farouche partisan de l’éradication du terrorisme. Zéroual se résout à temporiser. Mais un dossier explosif viendra le contrarier sérieusement et empoisonner ses relations avec les services secrets, à l’époque dirigés par Mohamed Mediène, dit Toufik. Au terme de plusieurs mois de négociations secrètes avec le numéro deux du DRS, l’Armée islamique du salut (AIS) avait décrété une trêve unilatérale des armes à partir du 1er octobre 1997.
Pour arracher cet accord au bras armé du FIS, le DRS et l’armée ont dû sécuriser les campements de l’AIS, ravitailler ses terroristes en vivres et mobiliser les moyens de l’État (avions et véhicules) pour permettre à ses émirs de se déplacer dans plusieurs régions du pays afin d’expliquer le bien-fondé de cet armistice. Quels sont les termes de ce fameux accord ? À ce jour, Madani Mezrag, ex-chef de l’AIS, refuse d’en divulguer le contenu dans sa totalité, mais il en a laissé filtrer les grandes lignes dans les années 2000.
On sait donc que les deux parties avaient négocié une amnistie pour les combattants de l’AIS, l’intégration de certains d’entre eux dans les rangs de l’armée nationale pour combattre les résidus des GIA et la levée des contraintes administratives frappant les dirigeants du FIS.
Les termes de cet accord, négocié par le numéro deux du DRS au nom de son supérieur hiérarchique, révulsent Zéroual. Comme le rapporte l’un de ses ex-conseillers, « les positions des uns et des autres étaient devenues presque inconciliables. »
Si le DRS et une partie de l’establishment militaire sont favorables à un tel prolongement politique de la trêve, c’est parce que celui-ci neutraliserait de fait des milliers de terroristes et permettrait aux services de sécurité de se concentrer sur la traque et l’élimination des GIA. Washington n’est pas insensible à cet argument. Cameron Hume, ambassadeur des États-Unis à Alger, se fait l’avocat de cette option directement auprès de Zéroual, qui le reçoit pendant quarante minutes en décembre 1997.
Lorsque Hume lui explique, en prenant un luxe de précautions, que cet accord AIS-armée peut préfigurer un dialogue mettant définitivement fin aux violences qui ensanglantent l’Algérie, le sang du chef de l’État algérien ne fait qu’un tour. « La réponse de Zéroual ne laissait pas la moindre chance à la poursuite de la discussion sur le sujet », écrira l’ambassadeur américain.
Une opposition résolue à l’amnistie
« Le président pensait qu’on négociait les conditions d’une reddition, confie l’un de ses proches. Et voilà qu’il découvre qu’il est question d’amnistie. » Ancien maquisard de la guerre de la libération, Zéroual refuse catégoriquement de reconnaître à l’AIS le statut de belligérant. « Je ne reconnais qu’une seule armée : l’Armée nationale populaire, martèle-t‑il. Je ne peux pas négocier avec les mercenaires que j’ai combattus et vaincus. La seule négociation, c’est le dépôt des armes. »
Voir des terroristes devenir les supplétifs des forces de sécurité ? Cette perspective horripile Zéroual, qui rappelle qu’il a « toujours haï les harkis » et qu’il ne veut pas voir « au sein de l’APN une nouvelle forme de harkis ». L’amnistie pour les terroristes de l’AIS ? L’idée même le fait bouillonner de rage. Pour lui, ils doivent se rendre aux autorités, déposer les armes dans les casernes, être traduits en justice pour rendre compte de leurs crimes et condamnés, pour ceux qui ont du sang sur les mains.
Quant aux repentis jugés non coupables de crimes de masse, ils seront placés sous surveillance pendant une période de dix ans. Et, en cas de violation de la probation, ils seront emprisonnés. « Je ne peux pas permettre à quelqu’un qui a brûlé vif un bébé de rentrer librement chez lui, lâche Zéroual devant l’un de ses ministres. Il est inconcevable que ces gens regagnent leurs foyers sans rendre de comptes. L’absolution et le pardon, c’est aux victimes de les accorder, pas à moi. »
La présidence et le DRS ne parvenant pas à trouver un compromis, le général Mohamed Mediène ouvre une piste : l’organisation d’un référendum populaire pour trancher la question. Réponse de Zéroual : « Allez-y si votre référendum est accepté par le peuple. Mais cet accord, vous le ferez sans moi… » Homme au caractère bien trempé, le président refuse de céder.
Son intransigeance se résume par son refus de l’idée même de consensus. Dès lors, comment sortir de cette impasse, alors que le terrorisme continue de faucher des dizaines de victimes ? que les demandes d’enquête internationale sur les massacres se font de plus en plus pressantes et nombreuses ? que les requêtes pour poursuivre les généraux algériens devant le TPI s’empilent ? et que l’AIS menace de reprendre les armes ? Comment lui faire entendre raison ? Faut-il le pousser à partir ou l’affaiblir au point de lui arracher un compromis ? On ne voit qu’un seul moyen : cibler son ami Mohamed Betchine.
Un ami gênant
Ex-patron de la sécurité militaire (SM) dans les années 1980, propriétaire d’un groupe de presse, riche homme d’affaires, Betchine est l’interface entre le chef de l’État et les grandes institutions (armée, DRS, classe politique et sphère économique). Sa puissance et son entregent ont décuplé avec la création du Rassemblement national démocratique (RND), dont il est l’un des éminents dirigeants. En moins de dix mois, ce parti né en février 1997 détient désormais la majorité à l’Assemblée nationale.
Durant l’été 1998, Betchine fait l’objet d’une campagne de presse d’une rare violence. Tortures durant les émeutes de 1988, affairisme rampant, emprisonnement de milliers de cadres innocents, ambitions présidentielles… Les accusations fusent et se multiplient. On réclame son limogeage, son jugement, son bannissement de la politique. Au-delà de Betchine, qu’on présente comme une sorte de Raspoutine à l’algérienne, c’est évidemment le procès de la présidence de Zéroual qui est conduit à coups de brûlots. Réputé pour sa droiture et son intégrité, le président est estomaqué par l’ampleur de l’affairisme et de la corruption.
Lui qui disait vouloir « des hommes loin des clans et des affaires », voilà qu’il découvre que certains sont empêtrés dans des scandales d’enrichissement douteux. « Je ne me considère pas en droit de parachever le développement de l’affairisme et de la corruption », soupire-t‑il devant l’un de ses collaborateurs au cours de l’été 1998. Sacrifier Betchine ? Si Zéroual se sent trahi par son ami, il refuse cependant de le faire. Dans un discours prononcé le 18 août 1998, il prend la défense de son conseiller sans jamais le nommer et dénonce la cabale qui le vise. Le message est clair : on ne force pas la main à Liamine Zéroual.
Mais certains membres du sérail ne l’entendent pas de cette oreille. Quelques heures après ce discours, Khaled Nezzar, ex-ministre de la Défense, reçoit un haut responsable proche du président à son domicile sur les hauteurs d’Alger. « Zéroual ne veut pas reconnaître l’accord que nos compagnons ont signé avec l’AIS », peste le général.
Nezzar retient les bienfaits de la trêve, loue le travail des militaires, s’agace des positions de son ancien camarade et ne fait pas mystère d’un consensus au sein des généraux décideurs contre Betchine. « Zéroual ne veut pas assumer ses responsabilités, maugrée l’ex-ministre de la Défense. » Au fil de la discussion, Nezzar évoque la fin de la légitimité révolutionnaire et glisse deux noms comme possibles successeurs de Zéroual.
« Que pensez-vous d’Ali Benflis et d’Ahmed Ouyahia ? demande-t‑il à son interlocuteur. Qui voyez-vous comme futur président ? » Nezzar parie-t‑il sur un prochain départ du chef de l’État ? Veut-il faire passer le message pour l’amener à faire des concessions, voire à se débarrasser de son éminence grise ?
Organiser une présidentielle en 40 jours
Au bout de quinze jours, loin du pays et de ses turbulences, Zéroual finit par trancher la question en son âme et conscience. De retour à Alger le 4 septembre, il demande à ses collaborateurs de préparer sa lettre de démission. Il reçoit les plus hauts dirigeants pour les informer de sa décision. L’entrevue à El-Mouradia avec Mohamed Lamari, chef d’état-major de l’armée, est houleuse.
Dans le bureau présidentiel, on pouvait entendre des éclats de voix. Zéroual demande à Lamari de convoquer les cadres de l’état-major pour leur annoncer la nouvelle. « Faites-le vous-même », lui rétorque l’ombrageux général, qui considère ce départ comme un lâchage. Malgré l’insistance de nombreux hauts responsables, rien ne le fera reculer. Fatiguée par le déballage médiatique et inquiète pour la santé du chef de l’État (il a été hospitalisé à deux reprises, en Espagne et en Suisse), la famille de Zéroual ne tente rien pour le faire changer d’avis. Pour hâter la procédure, ce dernier souhaite la tenue d’une présidentielle dans les quarante jours qui suivront l’annonce de sa démission.
Ses conseillers l’en dissuadent et le convainquent d’opter pour une présidentielle anticipée. L’épisode de la démission de Chadli en janvier 1992, qualifiée de coup d’État par certains, est encore dans tous les esprits. Il ne faut en aucun cas parler de démission. « Monsieur le président, quarante jours, c’est trop court pour préparer une succession apaisée », plaide un conseiller.
Un autre estime que confier l’intérim du pouvoir au président du Sénat, Bachir Boumaza, pendant soixante jours, comme le dispose la Constitution, est potentiellement risqué. « Boumaza est un patriote, mais il est caractériel et ingérable, ajoute un autre collaborateur. Avec lui, la transition serait tout sauf sereine. Il faut contrôler le transfert du pouvoir. » Sensible à ces arguments, le président se laisse convaincre. On consulte juristes et constitutionnalistes pour éviter la moindre faille juridique. Une première mouture du discours atterrit sur le bureau de Zéroual.
Il demande des corrections. « Le texte de son intervention a été écrit en une journée », explique l’un de ses rédacteurs. Le 11 septembre, Zéroual annonce dans un discours télévisé la tenue d’une présidentielle anticipée. À El-Mouradia, l’atmosphère est lourde. C’est la fin d’une époque et le début d’une autre, aux contours incertains. « Le président, lui, était serein, se rappelle l’un de ses amis. Comme s’il s’était libéré d’un poids. » Quelques heures après cette annonce, Abdelaziz Bouteflika reçoit un coup de fil de son amie Fatiha Boudiaf depuis le Canada. « Le président vient de démissionner, lui annonce-t‑elle. Le moment est peut-être venu pour toi. »
Cadeau d’arrivée
Le lendemain de l’annonce de son départ, Liamine Zéroual instruit ses conseillers pour rédiger des notes à l’intention de son successeur. Rangées dans des classeurs, celles-ci seront remises en avril 1999 à Abdelaziz Bouteflika lors de la cérémonie de passation de pouvoir. Parmi ces notes figure une mesure touchant des centaines de milliers d’Algériens qui avaient refusé d’effectuer le service militaire.
« Vous laisserez au futur président la possibilité de décréter une amnistie pour les jeunes insoumis du service national », demande Zéroual. « Le décret d’amnistie pour les insoumis était sur le bureau de Zéroual, confie l’un de ses ministres. Il a refusé de le signer. Il a voulu en faire cadeau à Bouteflika afin qu’il commence sa présidence sous de bons auspices. » Dès juin 1999, la présidence annonce une vaste amnistie au profit de ces insoumis.
Bouteflika dit « niet »
L’épisode a été rapporté par Liamine Zéroual lui-même à l’un de ses amis. Après des semaines de négociation avec les généraux, Abdelaziz Bouteflika donne son accord de principe pour prendre la présidence de l’État, succédant au Haut Comité d’État (HCE), mis en place en 1992 après la démission de Chadli Bendjedid et dont le mandat arrivait à échéance le 30 janvier 1994. Le nom du nouveau président devait être annoncé officiellement le 25 janvier au Club des Pins, où se tenait la conférence de dialogue national, mais à minuit Bouteflika n’avait toujours pas donné sa réponse définitive.
Les généraux décident alors de dépêcher Zéroual, ministre de la Défense, au domicile de l’intéressé pour le convaincre de respecter son engagement. Au bout de dix minutes de discussion, Bouteflika refuse le poste. « Je ne veux pas être le pantin des militaires », tranche-t‑il. Zéroual tente de le rassurer : « Dans ce cas, prenez-moi comme ministre de la Défense, lui suggère-t‑il. Je vous donne ma garantie que personne ne vous gênera dans votre mission. » Refus catégorique. À l’aube du 25 janvier 1994, les généraux forcent la main à Zéroual pour qu’il prenne les clés du pouvoir. Quelques heures plus tard, Bouteflika quitte Alger pour Genève
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