La surprise est totale face aux attentats du 1er novembre 1954. Pourtant, les services de sécurité étaient, eux, bien informés.
Dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954, une série d'attentats est déclenchée en Algérie, revendiquée par une organisation clandestine jusqu'alors inconnue de la police : le Front de libération nationale (FLN). La surprise est totale ; la police coloniale est accusée de défaillance. On sait pourtant aujourd'hui, grâce à des sources nouvelles (cf. p. 27), que les services de sécurité en savaient long sur la crise qui couvait à la veille de la « Toussaint rouge ».
En Algérie, le gouvernement français peut disposer de trois principales agences de renseignements. La première est la police des Renseignements généraux (PRG) chargées sur tout le territoire, de collecter les renseignements politiques. La deuxième est le Service des liaisons nord-africaines (SLNA) du colonel Schoen, spécialisé dans le renseignement arabo-musulman. Ces deux agences sont, pour le gouverneur général d'Algérie, les plus importantes sources de renseignement politique.
Il faut y ajouter la délégation algérienne de la Direction de la surveillance du territoire (DST), mais qui ne répond de ses actes que devant le directeur de la DST, à Paris, Roger Wybot. Chacun de ces services conserve jalousement ses sources comme ses analyses : le renseignement algérien se caractérise ainsi par son fort cloisonnement.
En 1953, le préfet Jean Vaujour est nommé directeur de la police algérienne, et lance une vaste enquête sur les forces nationalistes à l'oeuvre en Algérie. Terminée en mars 1954, elle conclut que, s'il existe un risque insurrectionnel, il vient de l'Organisation spéciale (OS). Fondée en 1947 et démantelée par la police en 1950, l'OS avait pour vocation de préparer l'action directe (armes, finances, commandos). Dans son rapport, Vaujour insiste sur l'organisation terroriste : des filières sont identifiées au Maghreb (Tunisie et Libye). Des renseignements affluent aussi sur les connexions politiques et les soutiens dont les nationalistes algériens peuvent bénéficier au sein du tout jeune gouvernement de Nasser en Égypte. En ce même mois de mars 1954, le SLNA découvre encore la création d'un mystérieux Comité révolutionnaire d'unité et d'action (CRUA), sans parvenir à en définir avec précision le projet politique.
D'août à octobre 1954, Vaujour n'arrive pas, malgré ses efforts, à attirer l'attention du ministre de l'Intérieur, François Mitterrand, sur la situation brûlante de l'Algérie. Le commissaire Carcenac, chef de la PRG pour l'Algérois, rédige pourtant le 23 octobre 1954 un rapport alarmiste sur un « groupe autonome d'action directe en Algérie », immédiatement adressé à Mitterrand : « Ces irrédentistes [...] sont tous des hommes de la clandestinité, anciens dirigeants de l'OS » ; les responsables ont demandé de « "pousser" l'activité du groupe pour "allumer la mèche" en Algérie ». Dans ses Mémoires, Vaujour affirme avoir présenté l'alternative suivante à son ministre : opérer un coup de filet immédiat - quitte à rater des membres de cellules non identifiées - ou attendre que tous soient identifiés pour lancer l'opération. Le cabinet du ministre ne s'inquiète pas outre mesure. Un ordre d'arrestation générale est finalement donné le 2 novembre - soit vingt-quatre heures trop tard.
Dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre, entre minuit et 3 heures du matin pour l'essentiel, quelque 30 attentats sont en effet perpétrés à Alger, dans le département d'Oran, en Kabylie ou encore dans le massif des Aurès. L'insurrection se solde par neuf morts, quatre blessés et d'importants dégâts matériels. Son déclenchement coïncide avec la diffusion d'un Manifeste qui, sous forme de tracts ronéotypés, annonce la naissance d'un « Front de libération nationale » (FLN) déterminé à conquérir l'indépendance de l'Algérie par la lutte armée. On découvre vite que les organisateurs de l'insurrection sont tous issus de l'OS. Quant au FLN, c'est en fait le nouveau nom du CRUA.
Les services de sécurité français étaient donc bien informés, à la veille de la Toussaint rouge, de ce qui se préparait en Algérie. C'est qu'ils disposaient d'une bonne source de renseignement : les informateurs. A Alger, la police des Renseignements généraux manipule un artificier du groupe CRUA de la Casbah : « Kobus ». Derrière ce nom de code se cache Abdelkader Belhadj Djillali, qui deviendra célèbre pour avoir constitué, entre 1957 et 1958, avec l'aide de l'armée française, un maquis nationaliste anti-FLN. Militant nationaliste, membre de l'équipe dirigeante de l'OS, Kobus avait été arrêté en 1950. « Retourné » par la police, il accepte de collaborer avec les Français. Après une (légère) peine de prison, il est « traité » par la PRG qui le manipule dans les rangs nationalistes. Kobus intègre le CRUA/FLN en 1954 : même s'il est parfois soupçonné dans les cercles nationalistes, il conserve une certaine aura pour son passé OS et sa formation militaire. Renseigné aux meilleures sources, dès les premiers jours d'octobre 1954, c'est donc lui qui informe la PRG de projets d'attentats. Dans l'attente, on l'a dit, de consignes venues du pouvoir politique, Vaujour prend alors sur lui de faire remplacer la poudre des bombes par du très inoffensif chlorate de potasse. Ceci explique la faible portée de plusieurs bombes artisanales (notamment confectionnées dans de petites boîtes Esso) qui exploseront à Alger lors de la Toussaint rouge. C'est encore une source humaine qui, le 31 octobre, remet au commissaire Lajeunesse, chef PRG du Constantinois, une bombe artisanale : un tuyau de fonte de 15 centimètres de hauteur et 10 centimètres de diamètre.
Décidément, les indices se multiplient. Toujours en attente de consignes depuis Paris, Vaujour convoque à Alger les chefs des RG pour la journée du 1er novembre. Trop tard ! Vers 1 heure du matin, le téléphone du chef de la police sonne : Alger est secoué par plusieurs attentats à la bombe.
Au lendemain de la Toussaint rouge, la PRG active tous ses informateurs. Vaujour dispose d'un certain « Ayoud », cadre haut placé des organisations nationalistes, grâce auquel il parvient à évaluer les forces du FLN : il peut ainsi annoncer au gouverneur général qu'aucune action terroriste n'est en mesure de survenir avant l'été 1955 - et, de fait, ce sont les attentats du 20 août 1955 qui relanceront la guerre. Roger Le Doussal, commissaire RG à Bône, reconnaît quant à lui dans ses Mémoires l'importance de sa source « Antoine », cadre nationaliste local, tout au long de sa mission dans ce secteur (1955-1960). Tandis que Roger Wybot affirme dans ses Mémoires avoir manipulé Bellounis et son maquis en wilaya 6 (zone saharienne et pétrolifère). La DST passera maître en matière de « retournement » d'agents algériens.
On comprend la dépendance étroite des services de police vis-à-vis de leurs sources humaines, et les problèmes que cela suppose dans la relation entre le policier et son informateur... Mais encore fallait-il pouvoir et savoir exploiter les renseignements ainsi fournis. Ceci nécessitait, en situation coloniale, d'une part de disposer d'un système de renseignements unifié et efficace, d'autre part que le pouvoir politique l'écoute à bon escient, alors qu'il subissait aussi la pression de certains lobbies coloniaux. Ce ne fut pas le cas lors de la Toussaint rouge.
1 NOVEMBRE 2014
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