Trois mois après la disparition en mer de dix-sept candidats à la traversée de la Méditerranée, les habitants de cette commune du sud-est du pays soupçonnent une collision avec un bateau des gardes-côtes.
Des Tunisiens portent un faux cercueil et des photos des victimes lors d’une manifestation réclamant la vérité sur la disparition de douze jeunes en mer, en septembre. A Zarzis, en Tunisie, le 4 novembre 2022.
Un littoral de sable blanc léché par une mer opaline où mouillent, çà et là, des barques de pêcheur. Des palmiers qui épandent leurs flaques d’ombre, des coquillages pris dans les rets d’algues échouées. C’est de ce ruban de plages de Zarzis, en Tunisie, qu’ils sont partis le 21 septembre. Dix-sept jeunes, dont la moitié était mineure. Le soir tombé, ils ont sauté dans une coque de fibre de verre, équipée d’un moteur, et foncé vers le nord-est, en direction de l’île italienne de Lampedusa. Aucun n’est arrivé à destination, aucun n’est revenu à Zarzis. Tous ont disparu en mer.
Un nouveau drame de la migration au large de ces côtes du Sud-Est tunisien. De nouvelles victimes parmi les 2 000 noyés annuels lors des tentatives de traversée de la Méditerranée, toutes routes confondues. Mais, à Zarzis, commune de pêcheurs dans le sud de l’île de Djerba, non loin de la frontière avec la Libye, trois mois après le naufrage, l’émotion demeure incandescente.
Des tentes de toile ont été dressées à l’entrée de la sous-préfecture, bâtisse blanchâtre aux volets bleus. Pères, mères, tantes, frères ou cousins se relaient devant ce symbole de l’Etat pour entretenir la flamme, celle de la mémoire de leurs enfants engloutis dans les flots, victimes d’un naufrage aux circonstances mystérieuses à propos desquelles ils demandent la « vérité » et la « justice ».
Les familles maintiennent la pression
Après la grève générale du 18 octobre, qui a paralysé la commune, et les heurts du 18 novembre avec la police usant de gaz lacrymogène à l’entrée de Djerba où se tenait le Sommet de la francophonie, les grandes mobilisations marquent une pause.
Les familles n’en maintiennent pas moins la pression avec leurs tentes et leurs affiches. En attendant une nouvelle éruption ? « Si nous n’obtenons pas satisfaction, nous fermerons la ville », avertit le chef de file des pêcheurs de Zarzis, Chamseddine Bourassine, casquette vissée sur le crâne et poings serrés dans les poches de son sweat-shirt. Il est une figure locale iconique, sauveur infatigable des naufragés du grand large.
Des photos géantes des noyés sont accrochées aux grilles du bâtiment. Ils s’appelaient Ahmed Rayan Al-Aoudi, Omar Abdelkrim, Loaï Abdelkrim, Mahmoud Aziz Abdelkrim, Zaher Abdelkrim, Zaher Al-Ajimi… On les voit sur les clichés, visages imberbes et souriants, batifoler dans l’eau – cette eau qui les emportera – ou chevauchant une moto dans une pose bravache. Ils avaient entre 14 et 15 ans, s’arrachant à peine de l’enfance.
Devant une tente de toile, un homme aux tempes neigeuses fait les cent pas, l’air soucieux. Habib Kniss est le grand-père d’un des jeunes disparus, Omar Abdelkrim, gamin aux grands sourcils noirs coiffant un regard résolu, selon une photo puisée dans les archives familiales. « Nous demandons juste qu’on nous redonne nos fils, supplie-t-il. Nous n’avons plus la patience d’attendre. » Sur les dix-sept noyés, seuls sept cadavres ont été retrouvés, échoués sur les plages ou flottant au large. Omar fait partie des dix disparus. L’adolescent rêvait d’être électricien. L’été, il vendait des colliers de fleurs de jasmin aux touristes des hôtels du littoral pour améliorer l’ordinaire de sa famille aux modestes revenus.
La population ne croit guère à la thèse officielle
Son grand-père lève les yeux au ciel. « Les jeunes, dit-il, n’ont aujourd’hui qu’une seule idée : émigrer vers un paradis imaginaire sans savoir que la mort les attend. » De fait, les courbes accusent une hausse continue dans une Tunisie en proie au désenchantement social et à l’impasse politique. Selon les dernières statistiques du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, datant du 25 décembre, 18 169 Tunisiens sont arrivés, depuis le 1er janvier, en Italie, par voie maritime irrégulière, principalement à Lampedusa, l’île sicilienne située à 260 kilomètres de Zarzis à vol d’oiseau. En 2021, ils étaient 15 740. En 2020, 12 962. Le taux de progression annuel oscille entre 15 % et 20 %.
A Zarzis, chaque foyer compte en son sein des émigrés installés en France. Dans la famille d’Omar, le départ est une tradition. Son oncle, Ahmed Kniss, avait pris le large à bord d’un pneumatique à la faveur de la grande vague de migration de février 2011, un mois après l’effondrement du régime de Zine El-Abidine Ben Ali. Omar a grandi avec en tête le modèle de cet oncle, aujourd’hui livreur de canapés en Ile-de-France et marié à une Française. Il s’est pourtant bien gardé de l’informer de son projet. « Il ne m’a pas consulté, il devait craindre que je m’y oppose en cas de doute sur la météo », confie M. Kniss, ancien marin pêcheur et fin connaisseur des dangers de la mer.
Est-ce d’ailleurs le mauvais temps qui a fait chavirer l’esquif surchargé ? Ou un accident moins avouable ? Le doute a saisi les habitants après qu’ils ont découvert que quatre des noyés avaient été inhumés nuitamment et à la sauvette, sans identification aucune, dans le Jardin d’Afrique, un cimetière conçu par l’artiste algérien Rachid Koraïchi pour accueillir les cadavres de migrants anonymes échoués sur les plages de la région – en général des Subsahariens ayant embarqué en Libye. Il a fallu que les familles rouvrent les tombes les plus fraîches pour s’en rendre compte.
Que faisaient donc des noyés tunisiens dans un cimetière voué à des migrants étrangers ? Pourquoi leur ADN n’a pas été prélevé, alors que c’est normalement la règle ? La population ne croit guère à la thèse officielle selon laquelle l’état de décomposition avancé des cadavres aurait présenté un danger pour la santé publique, et donc justifié une telle précipitation. « On a l’impression que les autorités veulent cacher quelque chose », spécule M. Kniss.
« Crime d’Etat »
Les soupçons se nourrissent d’un faisceau d’autres d’anomalies : le peu d’entrain mis par les forces de sécurité à rechercher les corps au large – alors que la population mobilisait elle-même à cette fin une flottille de bateaux de pêche – ou des traces de coups retrouvées sur certains cadavres.
Ainsi s’est forgée la théorie selon laquelle le naufrage aurait été provoqué par une collision avec un navire de la marine nationale ou de la garde maritime. Des banderoles tendues devant la sous-préfecture le disent explicitement : « Crime d’Etat. » « S’il y a eu une collision accidentelle, que les autorités le disent clairement ! », imploreM. Kniss.
De fait, l’audace croissante des candidats au départ, conjuguée à la politique offensive d’interception des autorités tunisiennes, sous pression européenne, pour verrouiller leurs frontières maritimes, multiplie les risques. Sur les neuf premiers mois de l’année, 25 020 migrants ont ainsi été interpellés au large des côtes tunisiennes, un chiffre en hausse de 28 % par rapport à la même période de 2021.
Si accident il y a eu au large de Zarzis, le grand-père éploré ne réclame qu’une chose : « La vérité, la simple vérité. » Faute de l’obtenir, Zarzis continuera de couver sa colère.
Les commentaires récents