« Saint-Omer », « Licorice Pizza », « la Conspiration du Caire », « les Enfants des autres », « Armageddon Time »… et bien d’autres ! « L’Obs » organise la séance de rattrapage de l’année cinématographique qui s’achève.
Les sorties se succèdent chaque mercredi, les films défilent sur les écrans et, si certains peuvent être oubliés, d’autres méritent de rester dans la mémoire du cinéma. Voici la liste des 22 films de l’année 2022 sélectionnés par le service culture de « l’Obs ».
Armageddon Time, de James Gray
Drame autobiographique américain, par James Gray, avec Banks Repeta, Anne Hathaway, Jeremy Strong, Anthony Hopkins (1h54).
James Gray se raconte. Comme dans tous ses films, mais, cette fois, débarrassé des oripeaux du polar (« Little Odessa ») ou du mélo (« The Immigrant ») et à la première personne. Le voilà en 1980, l’année de ses 11 ans, quand il quitta le collège public pour intégrer une école privée de Manhattan, tenue par le clan Trump. Un sacrifice financier pour ses parents, modestes juifs du Queens, inquiets de le voir faire les quatre cents coups avec un camarade de classe noir et d’affirmer avec l’insolence de son âge qu’il sera « un artiste célèbre ». 1980, c’est aussi la mort des deux héros de son enfance : John Lennon et son grand-père, un immigré ashkénaze, rescapé des pogroms d’Odessa, qui lui enjoignit d’être un mensch. Que devenir sans ces boussoles ? Adulte, peut-être. La faillite du rêve américain, le déterminisme social, les ravages de l’élite conservatrice pour la démocratie… « Armageddon Time » en affiche les stigmates. Tout y est vu à travers le regard de l’enfant qu’était Gray, renommé Paul Graff (étonnant Banks Repeta), mais avec le recul baigné de nostalgie de l’homme qu’il est. D’où un mélange inattendu de candeur et de mélancolie, de discours sentencieux et de non-dits. Ils placent le film à mi-chemin entre le récit d’apprentissage et la chronique familiale, auxquels l’image ocre et douce de Darius Khondji, la mélodie des « Noces de Figaro », reprise à la guitare slave par Christopher Spelman, et de parcimonieux effets de ralenti offrent de poignants accents lyriques. Voiles de pudeur sur des souvenirs que le réalisateur de « Two Lovers » s’applique autant que possible à ne pas dénaturer.
Sa démarche est, à cet égard, opposée à celle de Steven Spielberg dans « The Fabelmans », autre film sur l’enfance de son auteur (en salle le 25 janvier prochain). Plus on est personnel, honnête vis-à-vis de ses échecs – Gray rêvait alors de devenir peintre –, plus on touche à l’universel. Plus on est historique, plus on parle d’aujourd’hui. A l’élection de Reagan, à la peur du nucléaire et au racisme endémique, Gray oppose la mixité sociale, l’ouverture d’esprit par l’art, le métissage culturel (on entend le reggae des Clash, l’éclosion du rap par le disco). Sans angélisme (chaque génération d’immigrés, montre-t-il, porte en elle la tentation du repli réactionnaire), dans un drame feutré, comme murmuré à l’oreille du spectateur, peuplé d’acteurs admirables (Anne Hathaway, Jeremy Strong). Où, sublime détail, la respiration d’un grand-père mourant (Anthony Hopkins, bouleversant) devient le souffle du vent à son enterrement. A chacun de rendre l’air respirable à ceux qui lui succéderont. Nicolas Schaller
Leïla et ses frères, de Saeed Roustaee
Drame iranien, par Saeed Roustaee, avec Taraneh Alidoosti, Navid Mohammadzadeh, Payman Maadi (2h49).
Il y a Manouchehr, fraudeur invétéré, Parvis, père obèse de six gamins, Farhad, « des abdos à la place du cerveau », Alireza, que sa lâcheté a poussé à fuir l’usine dont il vient d’être licencié et à planter ses collègues, réprimés par la police pour avoir réclamé leurs paies. Et il y a Leila, leur sœur, décidée à réunir ses bons à rien de frères pour acheter des toilettes publiques et les transformer en boutique afin de se sortir de la misère. C’est compter sans leur père, Esmail, 80 ans et plus de dents, qui vendrait femme, enfants et leurs économies pour accéder au rang de parrain de la communauté, statut qui se monnaie en courbettes et pièces d’or.
On retrouve dès l’ouverture, ample montage alterné entre une manifestation ouvrière, une réunion de patriarches et une séance de kiné où Leila tente de se libérer de ses douleurs (comprenez : le poids du patriarcat), le talent à planter un décor, le sens de l’espace, le style frontal du réalisateur de « la Loi de Téhéran ». Et ce plan devenu signature d’une foule d’hommes entassés, moutons d’un système liberticide et sclérosant qu’ils renverseraient en moins de deux s’ils faisaient front et fi de leur individualisme.
La comparaison entre les deux films s’arrête là, Saeed Roustaee jouant le contre-pied de son polar à ciel ouvert : « Leila et ses frères » est un film de dialogues, un dédale de conversations, engueulades, confessions et règlements de comptes familiaux dans des lieux clos et appartements trop exigus, signes extérieurs de prison sociale. Une fresque domestique de deux heures quarante-neuf que l’on rapprocherait d’Asghar Farhadi – la présence de Taraneh Alidoosti, remarquable actrice d’« A propos d’Elly » et du « Client », aidant – si Roustaee ne substituait aux coups de force scénaristiques de son confrère une approche satirique et pittoresque mêlée d’empathie pour ses personnages, saisis dans leurs ridicules mais terriblement humains. A l’image du vieux père, sosie d’Agecanonix dans « Astérix », pathétique d’orgueil et d’hypocrisie phallocrates, dont les moues enfantines retournent le cœur. Ou de Leila, dont la franchise cinglante est aussi l’expression de sa douleur face à la misogynie qui la bride et à sa non-existence sociale.
En cela, c’est le cinéma italien des années 1960-1970, celui de Pietro Germi et d’Ettore Scola, qu’évoque la réussite de « Leila et ses frères », jusque dans le marasme économique que révèle son éruptif portrait de famille. Qu’il n’ait eu aucun prix au dernier Festival de Cannes est une des nombreuses aberrations du palmarès. Nicolas Schaller
La Conspiration du Caire, de Tarik Saleh
Thriller suédois, par Tarik Saleh, avec Tawfeek Barhom, Fares Fares, Mohammad Bakri (2h).
On le sait depuis « le Nom de la rose », où une abbaye bénédictine était le siège de meurtres inexpliqués à l’époque, le XIVe siècle, où le pape Jean XXII et l’empereur Louis IV du Saint-Empire se disputaient le gouvernement de la chrétienté, le suspense se marie très bien avec le sacré, et le pire, avec le pieux. Tarik Saleh, le réalisateur suédois d’origine égyptienne du film « Le Caire confidentiel » (2017), ne cache pas s’être inspiré du thriller d’Umberto Eco pour écrire « la Conspiration du Caire ». Il a seulement prié Dieu de laisser ici son trône à Allah. Et substitué, à l’abbaye italienne Saint-Michel-de-la-Cluse, l’université cairote Al-Azhar, haut lieu de l’islam sunnite, dont la fondation, en lieu et place d’une mosquée, remonte à l’an 988.
C’est là que, de nos jours, arrive, afin d’y faire ses études, Adam, un simple fils de pêcheur, qui ne se demande pas comment il a obtenu une bourse ni pourquoi son père, tyrannique, a accepté de voir partir celui qu’il avait pourtant désigné pour lui succéder. Adam a la candeur et la piété des proies idéales. Venu d’une province illettrée, il découvre en même temps la mégapole du Caire, dont la furieuse agitation et la modernité le fascinent, et l’université Al-Azhar, dont l’austérité et la rigueur l’intimident. Une université qui est sens dessus dessous depuis la mort de son directeur, le grand imam, élu par le conseil des ulémas. Adam croyait assister à des cours de théologie et de droit islamique, il va être témoin de la guerre larvée et sans merci que se livrent, dans l’Egypte du maréchal-président al-Sissi, les pouvoirs politique et religieux, l’un et l’autre voulant imposer son homme lige à la tête de la prestigieuse institution. Adam est embarqué, à son corps défendant, dans ce combat où tous les coups sont permis, dans ce polar sanglant, où s’affrontent, jusqu’au sommet du minaret d’Al-Azhar, les flics et les cheikhs, la Sûreté de l’Etat et les gardiens du Coran, le temporel et le spirituel.
Persona non grata en Egypte, Tarik Saleh a dû tourner en Turquie ce film haletant qui se déroule au Caire et réussit la prouesse de dénoncer à la fois des politiques corrompus et des religieux trompeurs, des sicaires et des tartufes. Le scénario, à juste titre primé à Cannes, est dédaléen : on croirait « le Nom de la rose » revu et augmenté par John le Carré, période guerre froide. On ajoutera une révélation : le jeune Tawfeek Barhom, qui joue Adam comme s’il jouait sa vie, et le méconnaissable Fares Fares, déjà policier dans « Le Caire confidentiel », ici vieux colonel de la Sûreté, qui sert le pouvoir avec un flegme démodé. Comme le spectateur, il est sans illusions sur l’abnégation des puissants. Jérôme Garcin
Licorice Pizza, de Paul Thomas Anderson
Comédie sentimentale américaine, par Paul Thomas Anderson, avec Alana Haim, Cooper Hoffman, Sean Penn, Bradley Cooper (2h13).
« L’amour vrai fleurit pour que le monde en soit témoin », chante Nina Simone dans « July Tree ». Mélopée gracile, charme entêtant, sentiment fugace de félicité, la chanson, une splendeur, ouvre « Licorice Pizza » et en donne d’emblée la clé. Lui, Gary Valentine, a 15 ans et en fait 20. Enfant acteur au visage poupin, il vit avec sa mère et son petit frère et démontre un fort esprit d’entreprise. Elle, Alana Kane, a 25 ans et en fait cinq de moins. Forte tête « au nez très juif », elle papillonne d’un job à l’autre au grand dam de ses parents et de ses deux sœurs. Gary drague Alana, Alana éconduit Gary, trop jeune pour elle. Mais ils ne se quittent plus, Gary ayant à cœur d’associer sa « future épouse » à son commerce naissant de waterbeds. On ne saurait trouver personnages, ton et décors plus différents de « Phantom Thread », le précédent chef-d’œuvre de Paul Thomas Anderson.
Pourtant, « Licorice Pizza » raconte la même chose : le duel d’un couple qui apprivoise ses névroses et la folie du monde alentour avant de pouvoir s’aimer. « Phantom Thread » convoquait les fantômes corsetés de Hitchcock et du roman gothique pour décoincer un grand couturier anglais, vieux garçon, et démêler les fils œdipiens de sa relation à sa muse. « Licorice Pizza » souffle un vent d’innocence et de légèreté, venu de la comédie romantique, dans une Cité des Anges où capitalisme et libération sexuelle font un drôle de ménage. Car la joute sentimentale de ces deux amoureux platoniques dans la San Fernando Valley de 1973, où le sexe est moteur de tout, dessine en creux, au fil de leurs rencontres, un portrait bien barré de Los Angeles. Entre le crépuscule du Hollywood classique (Sean Penn en ersatz de William Holden, has been alcoolo réduit à singer ses exploits passés) et l’égocentrisme cocaïné du Nouvel Hollywood (Bradley Cooper dans la peau du producteur libidineux Jon Peters). Entre la gueule de bois de l’ère Nixon et du choc pétrolier et l’espoir de lendemains meilleurs.
C’est toute la beauté de « Licorice Pizza » que de chroniquer ainsi la ville en épousant les sautes d’humeur et poussées d’hormones de Gary et Alana. Et le génie du réalisateur de « Boogie Nights » que d’avoir choisi la chanteuse Alana Haim et Cooper Hoffman (fils de feu l’acteur fétiche d’Anderson, Philip Seymour Hoffman) pour les incarner. Ils n’avaient jamais joué dans un film, n’ont rien pour être ensemble. Vibrer à l’unisson de leurs personnages (et au rythme d’une bande-son à tomber) apparaît d’autant plus miraculeux. Nicolas Schaller
La Nuit du 12, de Dominik Moll
Thriller français, par Dominik Moll, avec Bouli Lanners, Bastien Bouillon, Pauline Serieys, Mounia Soualem, Théo Cholbi (1h54).
Comme souvent chez Dominik Moll (« Harry, un ami qui vous veut du bien », « Lemming », « Seules les bêtes »), un personnage fait intrusion, dans un univers déjà constitué : ici Yohan (Bastien Bouillon), flic taiseux promu chef de groupe à la PJ de Grenoble. Sa première affaire (elle va l’obséder des années) ? Le meurtre de Clara, brûlée vive par un type cagoulé alors qu’elle rentrait chez elle de nuit, après une fête, dans une zone pavillonnaire de la vallée de la Maurienne.
Un carton l’indique au début du film, l’assassinat de Clara ne sera jamais élucidé. Déceptif ? Non, tant cette impasse assumée donne sa singularité à ce polar sec aux accents post-#MeToo, filmé au sein de montagnes oppressantes dans un territoire industriel et pollué, qui bifurque vite sur les dysfonctionnements de la société et, plus précisément, sur la tension des rapports hommes-femmes.
Tandis que dans les bureaux, en bagnole ou au resto on parle heures sup non payées, vie privée en miettes et photocopieuse en panne, Yohan et Marceau (Bouli Lanners), son binôme sanguin – « C’est toujours les femmes qu’on fait brûler, c’est toujours les hommes qui mettent le feu » –, interrogent les proches de Clara, coups d’un soir désinvoltes, rappeur improbable, zonard mytho, sale type vite enclin à se servir de ses poings (dont rien ne dit qu’ils sont innocents) : ils dépeignent vite la victime en fille peu farouche attirée par les bad boys. Dans une scène intense, Nanie, une de ses amies, remet les pendules à l’heure : Clara a été tuée non parce qu’elle était une fille facile, mais parce qu’elle était une fille. Point barre.
Dominik Moll autopsie le mal que nous portons tous en nous – comme dans chacun de ses films –, multiplie les plans sur le vélodrome où Yohan, de jour comme de nuit, enchaîne jusqu’à l’épuisement les tours de piste – allégorie d’une enquête qui patine inexorablement et ne trouvera jamais sa porte de sortie –, joue avec les nerfs du spectateur, qui, en dépit de toute logique, se prend à penser que le cas trouvera sa résolution. Il convoque une juge d’instruction humaine (Anouk Grinberg) soucieuse de relancer l’enquête et une nouvelle arrivée dans la brigade qui enfonce encore le clou : « Les hommes tuent et les hommes font la police, curieux, non ? » Autant de femmes venues le souligner : dans ce beau film très maîtrisé, un des meilleurs de Moll, c’est bien la masculinité toxique qui est sur le banc des accusés. Sophie Grassin
Les Enfants des autres, de Rebecca Zlotowski
Comédie dramatique française, par Rebecca Zlotowski, avec Virginie Efira, Roschdy Zem, Callie Ferreira-Goncalves, Chiara Mastroianni (1h43).
C’est l’histoire simple de la femme d’à côté. Prof de français dans un lycée professionnel, Rachel s’éprend d’Ali (Roschdy Zem, idéal), père divorcé de la petite Leila, 4 ans, s’installe en couple avec lui et rêve de maternité à l’âge où tomber enceinte relève de l’hypothèse. D’autant plus que « c’est pas la folie-folie, niveau follicules », l’alerte son gynécologue (interprété par le cinéaste Frederick Wiseman). Violence de l’horloge biologique, « les mois, ajoute-t-il, comptent désormais comme des années ». Et si Rachel adopte spontanément Leila, elle reste sa belle-mère, condamnée au rôle secondaire.
Rachel, ce fut Rebecca Zlotowski, qui a écrit « les Enfants des autres » pour conjurer son envie inassouvie d’enfant, avant de tomber enceinte à quelques semaines du tournage. Est-ce de parler à la première personne qui lui permet de signer son plus beau film depuis le premier, « Belle Epine », affranchi du surplomb intellectuel et référentiel qui figeait « Grand Central » et « Une fille facile » dans des poses artificielles ? Ici, au contraire, Zlotowski traque les choses de la vie, les bonheurs et microtragédies intimes, et en libère la sève romanesque, sans renier sa fibre politique. Ainsi un week-end en Camargue, le premier « en famille » avec Leila, promesse de bonheur, vire-t-il à l’épreuve pour Rachel par une accumulation de détails insignifiants pour les autres qui en dit long sur les solitudes féminines. De même, les fermetures et ouvertures à l’iris qui chapitrent le récit suggèrent une suite d’extinctions et de renaissances.
Des petits deuils sur lesquels Zlotowski ne s’appesantit jamais, plus attentive aux gestes de sororité, à la bienveillance et à l’intelligence de chacun. En premier lieu, Rachel, dont les fêlures n’entament pas l’appétit de vivre. Peut-être le plus beau rôle de Virginie Efira, éblouissante de vérité, assumant ses désirs (ce regard quand elle observe Ali, nu, sous la douche) et intériorisant ses blessures jusqu’à n’en plus pouvoir. Elle est le phare de ce film, qui s’annonce truffaldien, dont l’élégance et la hauteur de vue nous tiennent d’abord à distance, et qui s’emplit au fur à mesure de tendresse et d’une mélancolie digne d’un Claude Sautet. Portrait d’une femme admirable, habitée par l’idée de transmettre, d’exister après elle, « les Enfants des autres », beau mélo moderne, ouvre le cinéma de Rebecca Zlotowski à l’émotion et à un possible succès populaire. Nicolas Schaller
R.M.N., de Cristian Mungiu
Drame roumain, par Cristian Mungiu, avec Marin Grigore, Judith State, Marina Bârlădeanu (2h05).
Dans un petit village de Transylvanie, l’embauche à la boulangerie industrielle locale de trois ouvriers sri-lankais, dont nul ne convoitait le job sous-payé, met le feu aux poudres. Et les autochtones, issus de diverses ethnies (Roumains, Hongrois, Allemands, Roms), aussitôt d’accord sur un ennemi commun : l’étranger. Réalisateur puissant, Cristian Mungiu (palme d’or en 2007 pour « 4 mois, 3 semaines, 2 jours ») montre, en une succession de plans fixes, la montée de la peur, la flambée xénophobe, le ressentiment contre l’Europe, les ravages de la mondialisation et les dégâts de l’éducation viriliste. La portée de son film sombre, sensoriel, d’un réalisme ponctué d’onirisme (des chiens aboient, des ours rôdent, des chevaux suggèrent l’invasion des Huns et, dans la forêt, un gamin voit « quelque chose » qui lui fiche la trouille de sa vie), dépasse le microcosme roumain puisque ces pulsions primitives, ces tensions communautaires, cette paranoïa incontrôlable, nous pourrions bien les connaître aussi.
Matthias (Marin Grigore) revient au pays pour retrouver son fils (le gosse de la forêt), Papa Otto, son père malade, Csilla (Judith State), son ex-maîtresse, gestionnaire de la boulangerie, hongroise éduquée qui joue au violoncelle la musique d’« In the Mood for love », danse sur « Bella Ciao » et prend fait et cause pour les Sri-Lankais, parfaites victimes expiatoires. Attirance intime, opposition idéologique : Matthias, presque mutique au sein du groupe, n’émet pas la moindre opinion.
Hostile à toute simplification, Mungiu pose des questions éthiques mais ne juge pas. Au spectateur de se faire sa propre idée. Notamment grâce à un morceau de bravoure de dix-sept minutes, assemblée générale des villageois à la salle des fêtes, tourné en plan-séquence à deux caméras et filmé du point de vue de Csilla, où explosent la cacophonie des stéréotypes, les tambours de la folie identitaire mais aussi la petite musique de la lutte des classes. Y a-t-il, au sein de cet univers gouverné par la terreur, chauffé à blanc par son histoire, déboussolé par la passivité des institutions (église, mairie), une pointe d’optimisme ? Oui. Matthias entend que son garçon sache se battre, qu’il n’ait aucune pitié : « Si tu as pitié, tu meurs en premier, et je veux que tu meures en dernier ! » Plus tard, l’enfant laisse un animal pris au piège filer. Comme si Mungiu mettait toute sa confiance dans la génération d’après. Sophie Grassin
Decision to Leave, de Park Chan-wook
Policier sud-coréen, par Park Chan-wook, avec Tang Wei, Park Hae-il, Go Kyung-pyo (2h18).
Le réalisateur d’« Old Boy » se bonifie avec le temps. Après l’érotique « Mademoiselle », ce virtuose de la caméra camouflant son grand romantisme et son mépris du vernis social sous des mises en scène en trompe-l’œil accuse son âge et sa part sentimentale. Comment ne pas voir un autoportrait dans cette histoire d’amour impossible entre un détective sud-coréen, quinqua marié et consciencieux, et la jeune veuve chinoise et principale suspecte du meurtre sur lequel il enquête ? Passé et présent, vrai et faux s’entremêlent, le récit change de point de vue à mi-parcours : tout l’intérêt de ce « Basic Instinct » platonique – où partager un baume à lèvres incarne le summum de la tension sexuelle – est de travestir un fantasme de love story en puzzle ludique pour spectateurs en manque de purs défis de cinéma. « Decision to Leave » en est un, prix de la mise en scène mérité au Festival de Cannes. Nicolas Schaller
L’Innocent, de Louis Garrel
Comédie française, par Louis Garrel, avec Louis Garrel, Roschdy Zem, Noémie Merlant, Anouk Grinberg (1h39).
Une intrigue que ne renierait pas Claude Lelouch, un générique avec arrêt sur image digne d’un Georges Lautner des années 1980, « Pour le plaisir » d’Herbert Léonard à fond les ballons… Mais qu’est-il arrivé à Louis Garrel ? L’ex-jeune premier ténébreux de l’auteurisme parisien avait mué en savoureux acteur comique grâce à Maïwenn (« Mon roi ») puis en réalisateur talentueux (« les Deux Amis », « l’Homme fidèle »), post-Nouvelle Vague mais pas que. Le voici qui embrasse la comédie grand public. Pour le plaisir. Et sans se renier. Comme dans tous les films qu’il met en scène, Garrel interprète un anxieux prénommé Abel. Lequel voit d’un mauvais œil le nouveau mari de sa mère, Sylvie (Anouk Grinberg), une ex-actrice qui enseigne le théâtre en prison. L’élu s’appelle Michel (Roschdy Zem), sort de dix ans de taule pour braquage et ouvre avec sa dulcinée une boutique de fleurs dans le Vieux Lyon. Parole d’honneur, il s’est rangé. Ce dont Abel, flippé chronique depuis la mort accidentelle de son épouse, n’est pas convaincu. Alors, flanqué de sa meilleure amie, la fantasque Clémence (Noémie Merlant), Abel file Michel.
Passons sur le point de départ autobiographique – la mère de Garrel, Brigitte Sy, fut prof de théâtre en milieu carcéral et a épousé un détenu, décédé depuis. Il a sans nul doute nourri le rapport de Garrel au sujet et le dialogue mère-fils, où l’hystérie fabriquée de leur première scène laisse place à une tendresse vacharde particulièrement réjouissante – « Si t’étais pas mon fils, je te prendrais pour un sale con », répond Sylvie à Abel qui lui reproche de « ne pas faire les choses bourgeoisement ».
Mais la réussite de « l’Innocent » est ailleurs, dans son envie partageuse de cinéma qui l’éloigne de cet ancrage personnel et voit Garrel jouer avec les artifices de la fiction. Quand s’arrête la comédie, le faux, la séduction ? Où se niche le vrai, le sentiment ? Des questions qui innervent les quatre films de Garrel et qu’il tire ici vers le pur divertissement. En plongeant ses personnages dans une mascarade criminelle qui les libérera de leurs névroses et mensonges, il s’amuse avec les codes du genre (un split-screen hitchcockien tourne à la blague par l’ajout d’un cadre sans intérêt) et s’offre, ainsi qu’à ses trois partenaires, un terrain de jeu riche en surprises, où chacun s’ébroue avec un entrain communicatif et pas mal d’autodérision. C’est drôle, enlevé, touchant jusqu’au dénouement d’un anticonformisme malicieux. Le Pierre Salvadori des meilleurs jours (celui des « Apprentis ») n’aurait pas fait mieux. Nicolas Schaller
Saint Omer, d’Alice Diop
Drame français, par Alice Diop, avec Kayije Kagame, Guslagie Malanda, Valérie Dréville, Aurélia Petit (2h02).
En 2013, une jeune femme d’origine sénégalaise, Fabienne Kabou, abandonne son bébé à la marée montante sur une plage de Berck, dans le Pas-de-Calais. Neuf ans plus tard, Alice Diop (documentariste estimée, « Vers la tendresse », « Nous ») passe à la fiction pour retracer le procès de cette femme, ici nommée Laurence Coly (Guslagie Malanda) à la cour d’assises de Saint-Omer. Depuis toujours, Diop exhume des récits qui méritent d’être racontés, déjoue les généralités, regarde ses protagonistes avec considération, les extirpe des places que la société leur assigne. Mère infanticide cultivée, bringuebalée entre deux identités (française et sénégalaise), s’exprimant dans un français lettré – une arme qui va se retourner contre elle, au même titre que sa froideur apparente –, Laurence Coly est un mystère qui, au fil des minutes du procès, ne va cesser de s’opacifier. D’autant qu’elle invoque un « maraboutage » pour motiver cet acte qu’elle ne s’explique pas.
Dans l’auditoire, Rama (Kayije Kagame), prof à l’université – on la voit donner un cours sur « Hiroshima mon amour », où elle évoque « le pouvoir de la narration propre à sublimer le réel » – vient suivre le procès afin d’écrire un roman. Future mère, Rama, miroir de Laurence Coly, est en conflit avec la sienne. De quelles souffrances tues, de quel legs maternel pesant, de quels non-dits, sommes-nous le produit ? La question de la maternité – c’en est même la clé – sous-tend ce film politique et radical récompensé par une flopée de prix. Avec Claire Mathon, sa cheffe opératrice, Alice Diop choisit de longs plans-séquences pour placer le spectateur dans une situation d’écoute maximale, préfère parfois scruter les réactions de l’auditoire à ce qui est dit, fait confiance à Bresson ou Depardon, convoque la peinture de Rembrandt et de Vinci, glisse, à la fin de « Saint-Omer », un extrait du mythe de « Médée » revu par Pasolini.
Aidée de comédiennes sensationnelles, auxquelles il faut ajouter Valérie Dréville, la présidente, qui, elle-même joua la Médée d’Heiner Müller, et Aurélia Petit en avocate, Alice Diop signe un film puissant où, soumise à la pression parentale, invisibilisée par son mari, en proie à un racisme insidieux (le témoignage de sa prof de philo prompte à se demander comment une femme comme elle peut s’intéresser au philosophe Wittgenstein), Laurence Coly n’est ni tout à fait coupable ni tout à fait victime. Plus qu’ému, on en sort terrassé par la façon magistrale dont Diop a su tenter de saisir l’insaisissable et de remettre en cause les idées reçues. Sophie Grassin
Un autre monde, de Stéphane Brizé
Drame social français, par Stéphane Brizé, avec Vincent Lindon, Sandrine Kiberlain, Anthony Bajon (1h36).
Ce film est un mystère – mais un mystère lumineux : comment le réalisateur réussit-il à nous scotcher à l’écran avec un récit où on voit des personnages qui dialoguent dans des bureaux, où on perçoit les silences qui ponctuent les moments clés, où on capte des visages d’hommes et de femmes marqués par la pression sociale ? Philippe Lemesle (Vincent Lindon, magnifique), cadre d’entreprise (il est à la tête d’un site industriel faisant partie d’un conglomérat international), est prié de licencier une cinquantaine d’employés. Il se rebiffe. Il discute. Il protège ses ouvriers. Il se bat pied à pied. Sa vie en souffre. Sa femme s’éloigne, son fils disjoncte. Sa direction, d’abord française puis américaine, l’invite à baisser pavillon, voire à trahir ses collaborateurs. Ecrasé par ces injonctions inhumaines, pris entre le désir de faire le job et l’envie de se comporter avec dignité, notre homme est la victime d’un capitalisme qui se lâche. Il n’y a plus de garde-fous, plus de lois protectrices, plus de libre arbitre. Il n’y a que l’âpreté de la prédation. Bienvenue dans la jungle. Marx, reviens !
Après « la Loi du marché » et « En guerre », Stéphane Brizé poursuit la dissection du corps social. Avec une puissance incroyable et un talent indéniable, il fait jaillir, à chaque image, l’iniquité agissante. On sent, tout au long du film, une conviction de ninja, une détermination sans faille. C’est un cinéaste aux poings serrés, exaspéré par cet « autre monde » qui se dessine, celui d’un libéralisme sauvage qui ne profite qu’aux actionnaires, aux populistes et aux fachos. Quand Brizé filme le visage de Vincent Lindon, quand il montre les réunions avec les syndicalistes, quand il constate le désarroi des parents face à un adolescent qui n’a plus de prise sur la réalité, le cinéaste détaille l’émiettement d’un univers. La dernière scène, dans la campagne, cadre Lindon, enfin à l’air libre, la tête haute. Il est avec sa famille. Puis la caméra l’isole, et le voici seul, face à un avenir incertain, fracassé mais pas humilié. Brizé, en quelques images, donne le contrepoint de cette France qui travaille, de ce cœur battant d’un pays : le prix à payer, c’est la casse sociale. Le secret de ce film passionnant, sans coups de feu, sans poursuites en voiture, sans bagarres chorégraphiées ? Juste l’essentiel, juste du cinéma et du cinéma juste. François Forestier
EO, de Jerzy Skolimowski
Drame polonais, par Jerzy Skolimowski, avec Sandra Drzymalska, Tomasz Organek, Isabelle Huppert (1h27).
Beau film, hélas impossible à recommander. L’aventure silencieuse de l’âne Eo, qui regarde les humains se livrer à des actes amicaux, violents ou absurdes, avant de mourir peut-elle intéresser les spectateurs ? Aucun enjeu dramatique, sinon celui d’une vision amère du monde. Evidemment, comme Skolimowski est derrière la caméra, la mise en scène est superbe (comme dans « Travail au noir » ou « Essential Killing »), et les images sont composées de façon très graphique. Donc : beauté formelle, admiration esthétique, ovni cinématographique. Mais… Un âne ? On se pince. François Forestier
La Nature, d’Artavazd Pelechian
Documentaire poétique franco-germano-arménien, par Artavazd Pelechian (1h02).
Nous ne sommes rien face à la nature, ce chef-d’œuvre nous le rappelle de la plus sidérante manière : dévastatrice et belle. D’abord, des paysages, sublimes. Puis le chaos : tsunamis, éruptions volcaniques, typhons, ouragans, foudre, incendies, tremblements de terre, coulées de boue, nuées d’oiseaux… Aux plans solennels se substituent ceux tirés de caméscopes amateurs, le bruit vidéo nargue le grain HD, la « Missa solemnis » de Beethoven, le vacarme du monde (cris, sirènes, alarmes). La beauté se fait chaos, le réel, abstraction. Artavazd Pelechian n’a pas tourné une seule image, il les a glanées sur le web, montées, mises en sons et en musique. Emule de l’école Dziga Vertov, le poète arménien de 84 ans, chantre du combat de l’homme avec les éléments, n’avait pas fait de film depuis 1993. L’art, c’est aussi prendre son temps. Nicolas Schaller
Joyland, de Saim Sadiq
Drame pakistanais, par Saim Sadiq, avec Ali Junejo, Alina Khan (2h06)
Au chômage depuis longtemps, Haider est rabaissé par sa famille au rang de domestique. A l’exception de son épouse, toujours amoureuse de ce garçon sensible et discret. Jusqu’au jour où il trouve un emploi de danseur auprès d’une artiste de cabaret dont il tombe amoureux. Personne n’est dupe, et surtout pas Haider, cette chanteuse est née homme. Et alors ? Pour son premier film, le cinéaste pakistanais ose briser les tabous de sa très rigide société en racontant une histoire d’amour qui rêve d’être vécue au grand jour, loin des néons des nuits interlopes du quartier de Joyland. Avec de superbes personnages (en particulier la femme d’Haider, nullement sacrifiée) et une mise en scène impressionnante de maîtrise, ce coup d’essai est un coup de maître. Bouleversant et exaltant. Xavier Leherpeur
Les Passagers de la nuit, de Mikhaël Hers
Drame français, par Mikhaël Hers, avec Charlotte Gainsbourg, Emmanuelle Béart, Didier Sandre, Noée Abita (1h51).
La patte Mikhaël Hers (« Memory Lane », « Amanda ») ? Sonder le passage du temps tout en faisant des lieux filmés, ici l’architecture a priori revêche des tours de Beaugrenelle et de la Maison de la Radio, des personnages à part entière, puis porter l’émotion à un très haut degré d’intensité sans jamais sacrifier à l’esbroufe. Dans « les Passagers de la nuit », nocturama sensoriel et presque chuchoté, ce sismographe de la mémoire craque une allumette sur ses souvenirs de la décennie 1980 pour retracer par petites touches sept ans au sein d’un cocon familial. Liesse dans les rues de Paris – Mitterrand accède enfin à L’Elysée. Le chagrin, lui, joue à domicile : quittée par son mari, Elisabeth (Charlotte Gainsbourg), deux enfants bientôt adultes, les cicatrices d’un cancer du sein, doit chercher un boulot. Elle le trouve au standard d’un rendez-vous radiophonique nocturne, espace de tolérance, de bienveillance, animé, dans la fumée de cigarettes, par Vanda Dorval (Emmanuelle Béart, dans un rôle très court). Et recueille chez elle Talulah (Noée Abita), ado punk et double vocal de la Pascale Ogier des « Nuits de la pleine lune », d’Eric Rohmer, que la jeune fille va bientôt découvrir au cinéma avant de s’éclipser. Avec une patience amoureuse, Hers donne de l’ampleur et du souffle aux regards croisés, aux moments en suspension, mais aussi à l’infra-ordinaire de deux éducations sentimentales symétriques, celles d’Elisabeth et de son fils, et à un épanouissement – renaissance hertzienne et « hersienne » – sur fond de Joe Dassin, dont on avait oublié que les textes puissent émouvoir à ce point.
Elégantes nappes électro, sonorités de l’époque, extrait furtif du « Pont du Nord », de Jacques Rivette (montré dans le métro), grain doux de plans tournés en pellicule, beauté pudique de dialogues profonds distillent un charme qui ne rompt pas. La douceur mélancolique de Charlotte Gainsbourg – chêne du clan en dépit de sa timidité –, contrainte de faire le deuil d’une première vie (le deuil n’est jamais enfoui très loin chez Hers), y est aussi pour beaucoup : l’actrice accompagne de sa note très juste « les Passagers de la nuit », au sens musical du terme. Contribue à l’enrober dans sa gangue délicate et désenchantée. Laisse de la place aux silences, lui imprime son rythme secret. Trace du spleen d’une période où le pragmatisme aura eu la peau des idéaux, ce film sensible, saga de nos vies minuscules fondée sur l’imaginaire, ressemble à une étoile filante par ciel couvert. Sophie Grassin
Pacifiction, d’Albert Serra
Drame politique français, par Albert Serra, avec Benoît Magimel, Pahoa Mahagafanau, Matahi Pambrun (2h45).
A Tahiti, sur le territoire français, un homme politique roublard et sans scrupule doit gérer une crise inattendue. Un sous-marin aurait été aperçu au large, signifiant une éventuelle reprise des essais nucléaires. Une fois encore, Albert Serra filme dans une étouffante moiteur putride un monde qui feint d’ignorer qu’il a déjà sombré. Un requiem acerbe d’une classe politique recroquevillée jusqu’au ridicule sur ses passe-droits et ses privilèges autoproclamés, comme un vestige de l’héritage colonial. Dans le rôle de ce colosse de sable, Benoît Magimel, en auguste privé de trône, est au-delà de tous les éloges. Xavier Leherpeur
Et j’aime à la fureur, d’André Bonzel
Documentaire français, par André Bonzel (1h50).
C’est un film peuplé de visages inconnus, d’objets disparus et de lieux qui ne se ressemblent plus. Nulle nostalgie à la Modiano pour autant. En retraçant son histoire et en fantasmant (en partie) celle de ses ancêtres, piqués comme lui par le virus de la caméra, à l’aide de sa collection de films amateurs, André Bonzel, trente ans après « C’est arrivé près de chez vous », qu’il coréalisa, repousse à nouveau les limites entre documentaire et fiction. Autoportrait à travers les vies des autres d’un enfant du XXe siècle et des frères Lumière, cabinet de curiosités d’un voyeur généreux, « Et j’aime à la fureur », mis en musique avec malice par Benjamin Biolay, déborde d’amour pour le cinéma, ce mensonge qui dit vrai vingt-quatre fois par seconde. Nicolas Schaller
As Bestas, de Rodrigo Sorogoyen
Drame espagnol, par Rodrigo Sorogoyen, avec Denis Ménochet, Marina Foïs, Luis Zahera, Diego Anido (2h17).
Comment ne pas admirer le cinéaste madrilène Rodrigo Sorogoyen (« Madre », « Que Dios nos perdone »), son habileté inouïe à monter en puissance une tension toujours très bien bâtie et sa grande faculté à sonder les plaies de son pays ? Dans un village dépeuplé de Galice, un couple de Français, Antoine (Denis Ménochet) et Olga (Marina Foïs), tous deux impressionnants, travaille le bio et retape de vieilles baraques. Mais il signe aussi une pétition contre l’installation d’un champ d’éoliennes, déclenchant les foudres de deux frères qui comptaient sur l’argent pour changer de vie. Entre Antoine et eux, l’hostilité mâtinée de harcèlement atteint une telle intensité que « le Français », caméra cachée au poing, se met à filmer les exactions de ses bourreaux.
Entre xénophobie et maladresses – à tort ou à raison, les frangins décèlent dans l’attitude d’Antoine du mépris de classe –, Sorogoyen, élevé au lait du cinéma américain des années 1970, fait culminer cette terreur larvée dans un plan-séquence insensé (pure scène de western : tout y est, à commencer par l’étranger venu perturber l’ordre établi) dans un bar aux allures de saloon. Il leste surtout « As bestas » d’une réelle épaisseur humaine : corps abîmés par le travail, évidence de l’amour du couple, fête d’anniversaire d’un voisin. Ce n’est pas le seul tour de force de ce thriller social qui bascule sans crier gare sur Olga. Si nous devions retenir une poignée de longs-métrages montrés cette année à Cannes, il y aurait celui-là. Sophie Grassin
Les Banshees d’Inisherin, de Martin McDonagh
Drame irlandais, par Martin McDonagh, avec Colin Farrell, Brendan Gleeson, Kerry Condon (1h54).
C’est le meilleur film de l’année, haut la main. Drôle, tragique, absurde, grinçant, pathétique, tendre, ce récit d’une amitié dévorée par le temps est un blues celte, mâtiné de mélancolie nordique. Sur une île de la Mer d’Irlande, Inisherin, deux hommes boivent ensemble, depuis la nuit des temps. Colm, le plus ancien, est musicien. Padraic, trentenaire, n’est rien. Ils parlent, dans des flots de Guinness, face à la mer, dans la rumeur lointaine d’une guerre d’indépendance – nous sommes en 1920. Un jour, Colm ne vient pas : « Je ne t’aime plus », dit-il. Il ne veut plus perdre son temps. Il lui reste peu d’années, il ne veut plus les gaspiller. L’amitié est fracassée, Padraic est dévasté, la douleur se répand comme un incendie de tourbière. Il essaie de recoller les morceaux. Rien à faire : à chaque tentative, Colm se coupera un doigt, à la cisaille de berger. Il tient parole… Le film est né de l’angoisse du réalisateur, incertain de ce qui lui reste d’années pour s’accomplir : Martin McDonagh, 52 ans, auteur de pièces de théâtre incongrues et de films fous (dont le merveilleux « Bons Baisers de Bruges », avec les mêmes acteurs, Colin Farell et Brendan Gleeson) est un hors-venu. Il exige que ses textes ne soient pas altérés d’une virgule, ni ses scénarios annotés. Intransigeant, chaleureux, férocement irlandais, végétarien, acerbe, il est l’un des auteurs les plus cotés du théâtre anglo-saxon, et, dans un moment de défi, a déclaré, le menton haut : « Je suis meilleur que cet enculé de Shakespeare ! », ce qui lui a valu quelques sarcasmes. N’empêche, ce fils de Galway a le talent de l’incongruité et le don de poésie. Il a imaginé un spectacle avec Tom Waits et Robert Wilson (dingue, non ?), a écrit une pièce où un homme cherche sa main gauche, et a signé un film où un gangster est amoureux d’un Shih Tzu (dans « Sept psychopathes »). Dans « Les Banshees d’Inisherin », il n’y a pas de banshees (des sorcières) et Inisherin n’existe pas. On est au pays des songes, avec des collines d’une beauté poignante, des visages crevassés par le vent, une mer qui ressemble à un chaudron de cuivre en fusion. Ces moutons, ces gens, ces murs blanchis à la chaux forment le décor d’une tragédie qui ne ressemble à rien ni à personne. C’est gai, c’est triste, c’est humain, profondément. Et c’est un chef-d’œuvre. François Forestier
Le Serment de Pamfir, de Dmytro Soukholytky-Sobtchouk
Drame ukrainien, par Dmytro Sukholytkyy-Sobchuk, avec Oleksandr Yatsentyuk, Stanislav Potiak, Solomiya Kyrylova (1h40).
Au fin fond de la campagne ukrainienne, Pamfir s’arrange pour faire de la contrebande avec la Roumanie voisine. En toile de fond : le carnaval traditionnel, la mainmise de la mafia locale, et peut-être, au loin, une rumeur de guerre. Quand l’église du village est brûlée par son fils, Pamfir va devoir payer cette dette obligatoire… Ce premier film est un drame fiévreux narré en longs plans-séquences, avec une lumière de fin du monde. On a du mal, au début, à reconstituer le puzzle, mais, peu à peu, tout se met en place avec précision. Et la fin, tragique, donne une belle dimension, quasi liturgique, à un film qui s’inspire de Paradjanov et des contes et légendes de la Mitteleuropa. François Forestier
Peter Von Kant, de François Ozon
Drame français, par François Ozon, avec Denis Ménochet, Isabelle Adjani, Khalil Gharbia (1h25).
Glissements progressifs du plaisir et de la tyrannie. Chez Fassbinder, une femme, Petra von Kant, grande créatrice de mode, persécutait son assistante et s’éprenait d’une jeune fille modeste rêvant de devenir mannequin. Chez Ozon, qui adapte pour la deuxième fois, après « Gouttes d’eau sur pierre brûlante » (2000), le dramaturge et cinéaste allemand, Petra est désormais Peter.
Ce réalisateur à succès martyrise son assistant-majordome et tombe fou amoureux d’un jeune homme sans le sou, Amir (Khalil Gharbia), que lui a présenté, non sans perversité, son amie la diva cocaïnée Sidonie (Isabelle Adjani). Amir, qui veut être acteur, saisit sa chance et s’offre à Peter, tout en gardant la liberté d’aimer qui, quand et où bon lui semble. Son pygmalion, auquel la drogue et l’alcool donnent un air d’ogre halluciné, est désespéré. Comme sous emprise, il geint, hurle, pleure, menace, danse sur Cora Vaucaire, titube, tombe et se relève pour tomber encore. Dominant devenu dominé, il est à la fois poignant et grotesque.
Le film, qui se déroule en huis clos dans l’appartement berlinois seventies de Peter, est dramatique – au propre et au figuré. C’est du théâtre de boulevard et de la cruauté. Mis en scène par le fassbindérien François Ozon avec autant de culot que de finesse, d’empathie que de distanciation, « Peter von Kant » est porté à un haut niveau d’incandescence par un Denis Ménochet « hénaurme » et à poil, qui semble à la fois brûler les planches et s’immoler par le feu de la passion. Même les flots de larmes amères n’arrivent pas à l’éteindre. Jérôme Garcin
La Légende du roi crabe, de Matteo Zoppis & Alessio Rigo de Righi
Drame d’aventures italien, par Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis, avec Gabriele Silli, Maria Alexandra Lungu, Severino Sperandio (1h46).
C’est un film de gueules. Celles des chasseurs, des villageois, des biberonneurs de Vejano, petit village du Latium situé dans le genou de la botte italienne. Là, dans des tavernes traversées de lumière et d’ombres, des mythes circulent, parfois en musique, notamment celui de Luciano, ce vagabond bourré du matin au soir qui défiait jadis le seigneur du coin et que le vent a emporté au loin, dans les montagnes de la Terre de Feu. Les deux réalisateurs de « la Légende du roi crabe », qui collationnent ces histoires de la campagne aux frontières de la Toscane, écoutent les hommes : Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis sont des « chasseurs d’histoires », fascinés par la tradition orale (ils ont signé deux documentaires dans cette veine : « Il Solengo » et « Belva Nera »).
Dans la première partie du film, ils cadrent ces invraisemblables trognes de fermiers cuites au court-bouillon, ces yeux engoncés dans des réseaux de rides, ces bouches qui racontent des destins impossibles. Dans la deuxième partie, voici le héros, Luciano, incendiaire traqué par les carabiniers, amant déçu par l’infidélité de la belle Emma, qui se réinvente en chercheur d’or, dans le sud de l’Argentine. Tout a commencé en love story sous le soleil de la mer Tyrrhénienne, dans les hautes herbes des Marches, comme un poème pastoral d’Ermanno Olmi ; tout se termine en saga brutale, en western brûlé par la rapacité des hommes, tel un conte furieux de Blaise Cendrars. Luciano l’errant était un peu dingue en Italie ; il deviendra dément en Patagonie. Entre ces deux extrêmes, un guide-boussole : le crabe, crustacé magique qui indique toujours la route à suivre, d’instinct.
Entrecoupé de chants populaires, de récitatifs étranges proférés par des contadini
authentiques, joué par des non-professionnels issus de ces terres hirsutes, le film entrechoque deux styles, celui d’un présent lumineux, incandescent, et celui d’un avenir dessiné au charbon de bois, là-bas, au bout du bout. L’acteur principal, Gabriele Silli, les yeux mangés par une barbe envahissante, est plasticien ; c’est sa première apparition au cinéma. Jeté, avec l’équipe de tournage, à Ushuaïa, la ville la plus australe du monde, il donne une dimension épique à son personnage. Anarchiste de la campagne romaine, il devient, à la fin, l’ange noir du cap Horn, grâce au cinéma, un cinéma de souffle et de grâce. Ce film est, au fond, un beau salut aux aventuriers. François Forestier
Par Nicolas Schaller, Jérôme Garcin, Sophie Grassin, François Forestier et Xavier Leherpeur
Publié le 26 décembre 2022 à 12h02
https://www.nouvelobs.com/cinema/20221226.OBS67578/22-films-de-2022-a-ne-surtout-pas-oublier.html#
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