Si nous voulons empêcher le retour de cette honte, il faut la regarder en face. Il ne faut pas que les fils retrouvent un jour l’horreur sur leur chemin parce que leurs pères auront menti.
Ma première rencontre avec la torture au cours de la guerre d’Algérie fut en quelque sorte pédagogique. J’étais alors élève officier à l’école militaire de Cherchell, au titre de l’instruction militaire obligatoire (IMO) qui obligeait les élèves des grandes écoles - pour moi, l’Ecole normale supérieure - à faire leur service comme aspirants officiers, puis comme sous-lieutenants. En février 1960, nous fûmes envoyés à Arzew, petite ville côtière à l’est d’Oran, pour un stage de formation à la guérilla, au tir instinctif, aux actions commando.
C’est durant un cours sur le renseignement que l’incroyable se produisit et que l’innommable fut nommé. L’officier instructeur, un capitaine dans mon souvenir, se lança tout bonnement dans une leçon sur la torture devant quelque 150 élèves officiers médusés. Il y fallait un local discret, en sous-sol de préférence, propre à étouffer les bruits. L’équipement pouvait être sommaire : un générateur de campagne couramment appelé « gégène », l’eau courante, quelques solides gourdins. Cela suffisait. Il s’adressait à des garçons intelligents, ils comprendraient...
A la sortie, des groupes se formèrent. Nous avions beau être sans illusions, c’était trop, un pas supplémentaire venait d’être franchi. Je fis partie de la délégation qui demanda à être reçue par le colonel commandant le camp. Nous lui fîmes part de notre indignation : de telles instructions étaient contraires au code militaire et à l’honneur. Je me rappelle avoir ajouté que nous envisagions une lettre au « Monde », pour faire connaître l’incident. La lettre au « Monde » était alors une arme absolue.
Le colonel nous déclara immédiatement qu’il s’agissait d’un regrettable débordement, d’une initiative personnelle de l’instructeur. Le jour même, il réunit tous les élèves pour faire une mise au point qui prit la forme d’un désaveu et même d’excuses. De telles paroles étaient en effet contraires au code militaire et ne se renouvelleraient pas. Nous restâmes sceptiques sur ce dernier point mais c’était une victoire psychologique, y compris sur ceux parmi nous qui ne réprouvaient pas le capitaine, au nom de l’éternel argument qui veut que l’on ne fasse pas d’omelette sans casser des oeufs. Les oeufs étaient des hommes et, surtout, pour quelle omelette ?
Les discussions se poursuivirent les jours suivants, notamment avec le lieutenant qui dirigeait notre section depuis Cherchell. Beaucoup d’autorité et de stature, de la culture, le visage et le corps couturés de cicatrices reçues au combat, il jouissait chez nous d’un grand prestige. Ce baroudeur, qui était aussi un chrétien convaincu, nous déclara qu’il n’avait jamais pratiqué la torture, ne la pratiquerait jamais, et que l’on pouvait faire cette guerre sans se déshonorer. J’ai plaisir à citer le nom de cet officier qui est resté mon ami, et qui devait ensuite commander les forces de l’ONU au Liban, où il fut de nouveau blessé : c’est le général Jean Salvan. Les noms des autres, je les ai oubliés.
"L’histoire montre que la torture a existé
avant le terrorisme et qu’elle est inefficace
Ma seconde rencontre avec la torture fut infiniment plus dramatique. A quelques semaines de là, je rejoignis l’unité à laquelle j’étais affecté sur un piton éloigné de tout, dans la montagne kabyle. A l’issue du repas d’accueil, au cours duquel se déroulèrent les blagues habituelles en pareille circonstance (inversion des grades entre le capitaine et son ordonnance, incidents factices, récits effrayants de la guerre), on me demanda en guise de dessert si, comme dans « les Plaideurs », je ne voulais pas « voir donner la question ». On interrogeait une vieille femme soupçonnée d’en savoir long. Je refusai avec horreur. « Dommage, me répondit le capitaine, je pensais à vous comme officier de renseignement ! » Le soir, je rejoignis ma chambre, une soupente dans une mechta kabyle, à laquelle on accédait par une échelle. Au pied de celle-ci, il n’y avait pas d’électricité bien sûr, je trébuchai sur une masse informe. C’était, enveloppé dans des guenilles, le corps de la vieille femme que l’on avait abandonné là. Au matin, le cadavre avait disparu.
Toute ma vie, je me suis demandé si je n’aurais pas dû accepter d’assister à la séance. Peut-être la femme aurait-elle eu la vie sauve. Aux moralistes de trancher. Cette nuit-là, bouleversé, impuissant, je me fis à moi-même le serment absurde de ne jamais faire de politique. De la recherche, du syndicalisme, du journalisme, mais pas de politique ! Pour moi, c’était une évidence : les vrais auteurs de ce meurtre, ce n’étaient pas les bourreaux, c’étaient les hommes politiques qui nous avaient envoyés là, et notamment Guy Mollet et la SFIO. Depuis, j’ai eu beaucoup d’amis au Parti socialiste : il faut qu’ils sachent que jusqu’à mon dernier souffle, je ne serai jamais en paix avec leur parti ni avec François Mitterrand.
La torture, mais de façon « modérée » et contrôlée
Mon troisième contact avec la torture fut moins désespérant. A quelques mois de là, je fus envoyé, toujours en Kabylie mais sur la côte, dans une autre unité où je fus chargé de l’encadrement de chefs de villages ralliés. On était à l’automne 1960 et, à la suite de l’opération « Jumelles », la Kabylie était beaucoup plus calme. On ne dira jamais assez que dans la révolte d’une partie des officiers contre de Gaulle, l’année suivante, il y avait le sentiment qu’on leur avait volé leur victoire après leur avoir fait pratiquer une guerre sale et compromettre des milliers de harkis qui le paierait de leur vie. Eux aussi allaient connaître la torture.
A l’automne de 1960, il y avait quelques combats, quelques prisonniers aussi. Le commandant P. qui commandait l’unité où je venais d’être détaché, était un ancien déporté de Dachau, où il avait connu Edmond Michelet, auquel il vouait un véritable culte. Cela ne l’empêchait pas de faire ou de laisser pratiquer la torture mais de façon « modérée » et contrôlée. Nous en avons parlé des soirées entières, entre deux parties de tarot dont il était, autant que moi, un passionné. Un soir où nous avions fait deux prisonniers, je lui demandai : « Naturellement, vous allez les interroger ? - Il le faut bien... - Croyez-vous qu’Edmond Michelet approuverait cela ? » Le commandant P. ne me répondit pas mais changea de visage. Le lendemain, comme je le croisai au mess, il me jeta négligemment « Vous savez, vos deux fellaghas, on ne leur a rien fait ». Ce fut à mon tour de ne pas répondre. Je n’ai jamais revu le commandant P., mais je sus que c’était un homme honnête et si, par hasard, il tombe sur ces lignes et s’y reconnaît, qu’il y trouve aussi mes amitiés.
Edmond Michelet est mort en 1970. Après avoir sauvé tant de vies à Dachau, il en avait sauvé encore comme garde des Sceaux sous de Gaulle. Jean-Marie Domenach écrivit alors que Michelet était un saint laïque et qu’il fallait le canoniser. Puisqu’il faut, dit-on, pour cela trois miracles, je lui dis que j’en avais au moins un à sa disposition...
Tant de choses qu’il faudrait maintenant dire ou raconter
La vie, alors, tenait à peu de chose et à de grands hasards. Dans cette même unité, quelque temps avant mon arrivée, s’était déroulée la scène suivante. Le commandant fait venir un sergent et lui dit : « Prenez huit hommes avec vous et descendez le prisonnier à la ferme B » (c’était la base arrière de l’unité).
Le sergent salue réglementairement et s’en va. Puis revient sur ses pas. « Mon commandant, non, décidément je ne veux pas faire ce sale boulot. - Quel sale boulot ? - Eh bien »descendre« un prisonnier ! Vous n’avez pas le droit de me demander cela ! - Imbécile ! Je ne t’ai pas dit de le descendre tout court, mais de le descendre à la ferme ! »
Celui-là faillit mourir à cause d’un jeu de mots. Si j’étais romancier, j’en aurais fait une nouvelle dans le goût du « Mur » de Sartre. Cela prouve en tout cas que la liquidation des prisonniers, la fameuse « corvée de bois », était chose assez banale et assez courante pour expliquer la méprise du sergent.
Je n’accable pas, on le voit, les militaires, fussent-ils à l’occasion des tortionnaires. Tous n’étaient pas des barbares. Loin de là. J’ai passé des nuits à discuter avec des officiers paras, ou des légionnaires. Ils ne me traitaient pas de « gonzesse » ou de « pédé » parce que je leur disais réprouver absolument la torture. Beaucoup disaient me comprendre.
Je ne fais pas le malin. Je ne cherche pas à me donner le beau rôle, loin de là. Tout cela n’est pas brillant et, comme tous mes camarades, j’ai pendant quarante ans enfoui mes souvenirs. La torture a ceci de commun avec le viol qu’elle donne un sentiment de salissure à ceux qui la subissent ou même à ceux qui la combattent presque autant qu’à ceux qui la pratiquent.
Tant de choses qu’il faudrait maintenant dire ou raconter. Les crimes des nationalistes algériens contre les « colons », contre les Algériens eux-mêmes, contre les harkis. Ces crimes qui continueront, comme on le voit aujourd’hui en Algérie, aussi longtemps que le pouvoir algérien ne les aura pas reconnus. Cela ne suffira peut être pas, mais aussi longtemps que l’Algérie ne regardera pas en face ses propres crimes, elle ne connaîtra pas la paix.
Dire la vérité, la vérité politique sur la torture
Je reviens aux crimes de l’armée française, ceux que nous avons commis. Directement ou indirectement, ils sont l’oeuvre du pouvoir politique. La preuve, c’est que le contingent ne se révolta jamais contre la torture - elle faisait partie à leurs yeux du mandat implicite et inavouable de la nation - mais qu’il se leva comme un seul homme contre le putsch des généraux, en 1961. Quand je demandais aux appelés pourquoi cette différence de comportement, tous me répondaient : dans le premier cas, on nous fait faire un sale boulot, c’est tout. Dans le second, on veut nous couper de la nation, de nos parents, de nos amis, de nos fiancées...
Voilà pourquoi je ne demande pas le jugement des militaires, même les plus compromis. Mais je demande fermement et sans hésitation que le pouvoir politique reconnaisse solennellement que c’est la France qui est responsable, que c’est elle qui a torturé en Algérie. L’histoire, dit Renan à propos de la mort de Jésus, a oublié le nom des bourreaux mais elle a retenu celui du magistrat responsable. C’est de Ponce Pilate qu’il s’agissait alors. Ici, du pouvoir politique.
Mon seul souci dans cette affaire est de comprendre comment un peuple civilisé peut retomber dans la barbarie. Si nous voulons empêcher le retour de cette honte, il faut la regarder en face. Dire la vérité, la vérité politique sur la torture. Nous ne voulons pas que les fils retrouvent l’horreur sur leur chemin et la honte au fond de leur coeur, tout cela parce que leurs pères ont menti.
- Jacques Julliard
publié le 6 janvier 2006 (modifié le 26 février 2019)
https://histoirecoloniale.net/torture-ce-que-j-ai-vu-en-Algerie.html
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