Les armes se sont tues il y a plus de soixante ans, et pourtant le souvenir de ce conflit, emblématique de la décolonisation, ne cesse de hanter la France. Chez les anciens combattants, la parole se libère, âpre, amère, impérieuse aussi : comment, au temps des yéyés et à l’aube de la vie, accomplir son devoir tout en menant une guerre « sans nom », une sale guerre qui n’en finit pas d’étaler son absurdité et ses horreurs ? Pour ce numéro spécial sur l’Algérie, Historia a confié à Tramor Quemeneur, spécialiste de ce sujet, le soin de piocher, dans la correspondance de jeunes appelés et de leurs proches, des expériences et des témoignages qui rendent compte du vécu de ce conflit auquel nul n’était préparé. Émouvants, éclairants, présentés tels qu’ils furent écrits, ils tentent de donner un sens à ce qui fut, pour beaucoup, l’épreuve de leur vie. Nous dédions ce dossier à la mémoire de Bernard Bourdet, pour son amitié, et à celle de Pierre Genty et de Noël Favrelière, pour leur gentillesse.
Après avoir laissé une bonne part de leur innocence là-bas, dans des combats que la métropole a vite oubliés, les conscrits français se sont longtemps murés dans le silence.
Les soldats de la guerre d'Algérie représentent la dernière « génération du feu ». Les conflits où s'est engagée la France n'ont depuis impliqué qu'un nombre limité de militaires de carrière. De plus, le nombre élevé de jeunes gens qui y ont participé (1,2 million de conscrits, auxquels il faut ajouter 200 000 « rappelés », ceux qui avaient déjà effectué leur service et que les autorités françaises ont envoyés en Algérie) s'explique par la longueur ddu conflit. En tout, environ 2 millions de soldats ont servi dans l'armée française pendant la guerre d'Algérie.
Deux générations précédentes avaient participé aux guerres mondiales. La contribution avait été plus massive, les combats s'étaient en grande partie déroulés sur le territoire métropolitain et avec un front bien établi. Rien de comparable avec la guerre d'Algérie, où c'est tout le territoire qui est devenu le lieu de combats - dont le modus vivendi , sauf en de rares occasions, était celui de la guérilla. De plus, les gouvernements successifs ont cherché à minimiser la situation en niant l'état de guerre et en qualifiant le conflit de simples « opérations de maintien de l'ordre ». Les combattants algériens étaient, eux, des « hors-la-loi » dans une « guerre sans nom ».
Un retour laborieux et hanté de cauchemars
Tous ces facteurs ont contribué à ce que les appelés du contingent se retrouvent confrontés à des discours de leur famille et de leurs proches dénigrant la gravité des combats auxquels ils participaient. Ainsi, les anciens combattants leur disaient parfois que ce n'était en rien comparable avec ce qu'ils avaient vécu. En outre, à leur retour, les appelés ressentaient un profond décalage par rapport à ce qu'ils vivaient en Algérie. La société de consommation bouleversait de plus en plus la société française, les loisirs se faisaient de plus en plus prégnants - autant de préoccupations pouvant paraître frivoles pour ceux qui baignaient dans la peur et la mort des embuscades et des opérations. Pendant ce temps, leurs amis s'amusaient, les surprises-parties battaient leur plein, notamment avec le succès de l'émission Salut les copains ! sur Europe 1, à partir de 1959.
Parfois, aussi, leur fiancée s'éloignait, creusant un vide sentimental et émotionnel autour d'eux. Tout cela a contribué à ce que les appelés se murent dans le silence dès leur retour. La peur accumulée pendant des mois d'accrochages, le choc des combats et des horreurs vues et vécues ont contribué à ce que de nombreux soldats soient atteints de troubles de stress post-traumatique (post-traumatic stress disorder, terme développé par les Américains après la guerre du Vietnam). Des réflexes conditionnés pendant des mois de guerre conduisent à ce que beaucoup d'anciens appelés cherchent leur arme à leur réveil ou plongent au sol pour se protéger en croyant entendre une explosion dans la rue...
La famille pouvait aussi constater un changement d'humeur, un caractère dépressif, une irascibilité, voire une violence chez les ex-appelés, conduisant parfois à ce que les proches ne les interrogent pas sur les raisons de leur mal-être. Enfin, les cauchemars ont commencé à peupler les nuits des anciens appelés, réapparaissant par séries dès qu'un événement faisait resurgir le souvenir de la guerre. C'est pourquoi de nombreux anciens appelés ont évité de lire ou de regarder des films qui évoquaient cette période, afin de ne pas raviver les traumatismes.
Certains ont réussi à se réadapter très vite. Ils ont repris leur travail dès leur retour et sont parvenus à oublier rapidement la guerre. Parfois même, la guerre leur a permis de faire des rencontres ou d'acquérir des savoirs qu'ils ont réinvestis ensuite dans le domaine professionnel. Une partie des appelés a mis plusieurs mois avant de reprendre un travail, du fait des syndromes de stress post-traumatique qui les handicapaient. D'autres, enfin, n'ont jamais pu se réadapter. Certains ont basculé dans la folie et passé leur vie dans des hôpitaux psychiatriques : les statistiques des hôpitaux militaires sont sur ce point encore inconnues.
Des dégâts sous-estimés
Il est évident que les 60 000 blessés reconnus officiellement du côté français sont largement sous-estimés, les problèmes psychologiques n'ayant pour une large part pas été comptabilisés. De même, certains soldats qui n'ont pas supporté le poids de ce qu'ils avaient vécu en Algérie se sont suicidés à leur retour. Ce sujet est évoqué par le romancier Vladimir Pozner dans Le Lieu du supplice, un recueil de nouvelles tirées de faits réels publié en 1959 chez Julliard.
Pour d'autres conscrits, les problèmes psychologiques ont été masqués par un alcoolisme dans lequel ces soldats avaient commencé à sombrer pendant le conflit. Ce sujet apparaît dans le roman de Laurent Mauvignier, Des hommes (publié en 2009 aux Éditions de Minuit). Il est impossible de quantifier les cas d'alcoolisme imputables à la guerre d'Algérie, tout comme il est impossible de savoir dans quelle mesure les actes de violence pratiqués par d'anciens appelés sont dus à la guerre. Un autre phénomène qui a gangrené la société française après 1962 est le racisme. Celui-ci existait bien évidemment avant la guerre. Mais, pendant et après celle-ci, il a pris pour cible les « Arabes », c'est-à-dire presque exclusivement les Maghrébins et, encore plus, les Algériens. Leur rejet trouve notamment son origine dans les épisodes douloureux que les soldats ont vécus en Algérie, par le racisme colonial qui existait en Algérie et que certains pieds-noirs ont rapporté en métropole, mais aussi par la propagande du 5e Bureau, chargé de l'« action psychologique » - notamment à destination des soldats -, qui véhiculait des préjugés raciaux sur la population algérienne. Ce racisme a trouvé à partir des années 1970 une expression politique avec la création du Front national.
Une reconnaissance tardive du statut de combattant
Dès la fin de la guerre d'Algérie, les faits commis pendant les hostilités ont commencé à être amnistiés à la suite des accords d'Évian. Des décrets puis des lois d'amnistie ont été adoptés en 1962, en 1964, en 1966 et en 1968 - cette dernière ne concernant quasi exclusivement que les membres de l'OAS. Les officiers sanctionnés pour leur action contre les institutions françaises (participation au putsch des généraux en 1961 et à l'OAS) ont même été réintégrés dans leur carrière, notamment afin qu'ils bénéficient de leur pleine retraite. Parallèlement, les appelés du contingent luttaient pour leur reconnaissance en tant qu'anciens combattants d'une guerre qui, officiellement, n'en était pas une. Plusieurs associations existaient avant même la guerre d'Algérie, en particulier l'Union nationale des combattants et l'Association républicaine des anciens combattants - toutes deux issues de la Première Guerre mondiale.
Dès la guerre d'Algérie sont créées des associations d'anciens d'Algérie, qui ont formé ensemble une première fédération en 1958. Celle-ci est devenue la Fédération nationale des anciens combattants d'Algérie, de Tunisie et du Maroc (Fnaca) en 1963. Elle est alors présidée par le directeur de L'Express, Jean-Jacques Servan-Schreiber. Cette association a pris de l'ampleur, jusqu'à comprendre plus de 300 000 membres et devenir la première association d'anciens combattants. Ce terme de « combattant » revêtait une importance particulière, car les « anciens d'Algérie » n'étaient justement pas reconnus comme ayant participé à des combats, mais seulement à des « opérations de maintien de l'ordre ». Leur première revendication concernait donc le fait qu'ils avaient participé à une guerre et en avaient subi toutes ses conséquences. Leur lutte aboutit plus de dix ans plus tard, en 1974, et encore de manière restrictive : il faut avoir été dans une unité combattante en Algérie pendant plus de cent vingt jours. Il a encore fallu attendre la loi du 18 octobre 1999 pour qu'enfin les autorités françaises reconnaissent que les « opérations de maintien de l'ordre » étaient une véritable guerre.
Se souvenir, mais quand ?
Une autre lutte de la Fnaca a été (et reste encore) la reconnaissance du 19 mars comme jour officiel de commémoration de la guerre d'Algérie. En 2013, le 5 décembre est devenu par décret la journée officielle de commémoration, mais ce jour a été choisi car il ne correspond à aucun événement de la guerre d'Algérie (il serait donc « neutre »). La date du 19 mars réclamée par la Fnaca est récusée par d'autres associations portant une mémoire pied-noire et harkie, lesquelles affirment (à juste titre) qu'il y a eu de nombreux morts après le 19 mars. Mais cette date apparaît comme la seule à posséder un sens symbolisant la fin de la guerre. D'ailleurs, depuis la loi du 6 décembre 2012, elle a été officialisée, bien que des associations nostalgiques de l'« Algérie française » continuent de s'y opposer. Les commémorations se déroulent devant les monuments aux morts locaux ainsi que devant des monuments départementaux - le premier a été inauguré à Troyes en 1977. En 2002, un monument national, composé de trois colonnes sur lesquelles défilent les noms des morts en Algérie, a été érigé au quai Branly, à Paris, tout près de la tour Eiffel.
Plus de cinquante-six ans après la fin de la guerre, les appelés en Algérie arrivent au terme de leur vie. Se pose alors la question de la transmission de leur mémoire aux générations suivantes. Dans leur très grande majorité, leurs enfants ont été marqués par leur silence, par les non-dits autour de cette guerre - même s'ils ont vécu indirectement avec elle, par les cauchemars et les traumatismes des pères. Aujourd'hui, toutefois, la guerre d'Algérie est plus étudiée dans les collèges et les lycées ; d'anciens appelés interviennent dans les établissements scolaires pour raconter leur guerre, et les jeunes, plus réceptifs à cette question, interrogent leurs grands-pères sur ce qu'ils ont vécu en Algérie.
Le poids du silence des mémoires se déleste peu à peu. On pourra ainsi mieux saisir la complexité de cette guerre des deux côtés de la Méditerranée et les tensions entre les groupes « porteurs de mémoire » pourront s'estomper. Alors, seulement, une mémoire sereine, familiale et collective, pourra se transmettre et sera à même d'éviter que de lourds secrets ne continuent à hanter nos sociétés.
CERTAINS APPELÉS ONT RÉUSSI À SE RÉADAPTER RAPIDEMENT
Ils ont repris leur travail dès leur retour et sont parvenus à oublier rapidement la guerre. Parfois même la guerre leur a permis de faire des rencontres ou d’acquérir des savoirs qu’ils ont réinvesti dans le domaine professionnel ensuite.
Une partie des appelés ont mis plusieurs mois avant de reprendre un travail du fait des syndromes de stress post-traumatique qui les handicapaient. D’autres enfin n’ont jamais pu se réadapter. Certains ont basculé dans la folie et ont passé leur vie dans des hôpitaux psychiatriques : les statistiques des hôpitaux militaires sont sur ce point encore inconnues. Il est évident que les 60 000 blessés reconnus officiellement du côté français sont largement sous-estimés, les problèmes psychologiques n’ayant pour une large part pas été comptabilisés. De même, certains soldats qui n’ont pas supporté le poids de ce qu’ils avaient vécu en Algérie se sont suicidés à leur retour. Ce sujet est notamment évoqué par le romancier Vladimir Pozner dans Le lieu du supplice, recueil de nouvelles tirées de faits réels.
Pour d’autres soldats, les problèmes psychologiques ont été masqués par un alcoolisme dans lequel les soldats avaient commencé à sombrer dès la guerre d’Algérie. Ce sujet apparaît dans le roman de Laurent Mauvignier, Des hommes (2009). Il est impossible de quantifier les cas d’alcoolisme imputables à la guerre d’Algérie, tout comme il est impossible de savoir dans quelle mesure les actes de violence pratiqués par d’anciens appelés sont dus à la guerre.
Un autre phénomène qui a gangrené la société française après 1962 est le racisme. Celui-ci préexistait bien évidemment à la guerre. Mais pendant et après celle-ci, il a pris pour cible les « Arabes », c’est-à-dire presque exclusivement les Maghrébins et encore plus les Algériens. Leur rejet trouve notamment son origine dans les épisodes douloureux que les soldats ont pu vivre en Algérie, par le racisme colonial qui existait en Algérie et que certains « pieds noirs » ont ramené en métropole, mais aussi par la propagande du 5e Bureau, chargé de « l’action psychologique » (notamment à destination des soldats français), qui véhiculait des préjugés raciaux et racistes sur la population algérienne. Ce racisme a trouvé à partir des années 1970 une expression politique avec la création puis l’essor du Front national.
LE TERME DE « COMBATTANT »
Il revêtait ici une importance particulière car les « anciens d’Algérie » n’étaient justement pas reconnus comme ayant participé à des combats mais seulement à des « opérations de maintien de l’ordre ». Leur première revendication concernait donc le fait d’avoir participé à une guerre et à toutes ses conséquences. Leur lutte aboutit plus de dix ans plus tard, en 1974, et encore de manière restrictive : il faut avoir été dans une unité combattante en Algérie pendant plus de 120 jours. Il a encore fallu attendre la loi du 18 octobre 1999 pour qu’enfin les autorités françaises reconnaissent que les « opérations de maintien de l’ordre » étaient en fait une guerre.
Une autre lutte de la FNACA a été (et est encore) la reconnaissance du 19 mars comme jour officiel de commémoration de la guerre d’Algérie. En 2013, le 5 décembre est devenu par décret la journée officielle de commémoration, mais ce jour a été choisi car il ne correspond à aucun événement de la guerre d’Algérie (il serait donc « neutre »). La journée du 19 mars réclamée par la FNACA est combattue par d’autres associations portant une mémoire pied noire et harkie qui affirment (à juste titre) qu’il y a eu de nombreux morts après le 19 mars. Mais cette date apparaît comme la seule à posséder un sens symbolisant la fin de la guerre. D’ailleurs, depuis la loi du 6 décembre 2012, elle a été officialisée, bien que des associations nostalgiques de « l’Algérie française » continuent de s’y opposer.
Les commémorations se déroulent devant les monuments aux morts locaux ainsi que devant des monuments départementaux dont le premier a été inauguré à Troyes en 1977. En 2002, un monument national, composé de trois colonnes sur lesquelles défilent les noms des morts en Algérie, a été érigé au quai Branly à Paris, tout près de la tour Eiffel.
FEMMES D'APPELÉS
Des appelés se sont mariés avant leur départ en Algérie, surtout s'ils étaient rappelés (ils avaient déjà terminé leur temps de service). Quelquefois, c'est au cours d'une permission que ce mariage s'est effectué. Mais le plus souvent, les appelés étaient célibataires, voire fiancés, leur union étant repoussée au retour d'Algérie. Parfois, le promis n'est jamais revenu, laissant une blessure indélébile pour ces « veuves blanches », puisqu'elles n'étaient pas encore mariées. L'éloignement et le temps ont pu faire s'envoler l'amour, laissant alors les soldats dans un terrible vide sentimental. Quelquefois, au contraire, l'amour est né sous les drapeaux, avec la rencontre d'une femme en Algérie ou lors de la correspondance avec une « marraine de guerre ». Au retour, certaines épouses et fiancées ont constaté combien la guerre avait transformé leur compagnon, ce qui a conduit à des séparations difficiles. Pour les autres, il a fallu apprendre à vivre ensemble, avec les cauchemars qui pouvaient hanter les nuits des époux, sans savoir ce qu'ils avaient vécu ni ce qu'ils avaient fait là-bas. Parfois, l'historien qui interroge le mari en sait davantage sur son parcours en Algérie que l'épouse... Et pourtant, les femmes d'appelés ont souvent été essentielles à l'équilibre psychique de ceux qui ont été traumatisés par la guerre. T. Q.
RÉCONCILIER ET TRANSMETTRE
En 2004, la petite Association des anciens appelés en Algérie contre la guerre (4ACG) a été créée. Ses membres reversent leur retraite d’ancien combattant pour une action importante : la réconciliation entre Français et Algériens. Enfin, l’Espace national guerre d’Algérie (ENGA) créé en 2017 a pour but de collecter des témoignages, de sauvegarder et de transmettre l’histoire et les mémoires de la guerre d’Algérie.
Paroles de soldats. D'autres témoignages émouvants
Si nous voulons empêcher le retour de cette honte, il faut la regarder en face. Il ne faut pas que les fils retrouvent un jour l’horreur sur leur chemin parce que leurs pères auront menti.
[Article publié dans le Nouvel Observateur N° 1884, du 14 décembre 2000]
Ma première rencontre avec la torture au cours de la guerre d’Algérie fut en quelque sorte pédagogique. J’étais alors élève officier à l’école militaire de Cherchell, au titre de l’instruction militaire obligatoire (IMO) qui obligeait les élèves des grandes écoles - pour moi, l’Ecole normale supérieure - à faire leur service comme aspirants officiers, puis comme sous-lieutenants. En février 1960, nous fûmes envoyés à Arzew, petite ville côtière à l’est d’Oran, pour un stage de formation à la guérilla, au tir instinctif, aux actions commando.
C’est durant un cours sur le renseignement que l’incroyable se produisit et que l’innommable fut nommé. L’officier instructeur, un capitaine dans mon souvenir, se lança tout bonnement dans une leçon sur la torture devant quelque 150 élèves officiers médusés. Il y fallait un local discret, en sous-sol de préférence, propre à étouffer les bruits. L’équipement pouvait être sommaire : un générateur de campagne couramment appelé « gégène », l’eau courante, quelques solides gourdins. Cela suffisait. Il s’adressait à des garçons intelligents, ils comprendraient...
A la sortie, des groupes se formèrent. Nous avions beau être sans illusions, c’était trop, un pas supplémentaire venait d’être franchi. Je fis partie de la délégation qui demanda à être reçue par le colonel commandant le camp. Nous lui fîmes part de notre indignation : de telles instructions étaient contraires au code militaire et à l’honneur. Je me rappelle avoir ajouté que nous envisagions une lettre au « Monde », pour faire connaître l’incident. La lettre au « Monde » était alors une arme absolue.
Le colonel nous déclara immédiatement qu’il s’agissait d’un regrettable débordement, d’une initiative personnelle de l’instructeur. Le jour même, il réunit tous les élèves pour faire une mise au point qui prit la forme d’un désaveu et même d’excuses. De telles paroles étaient en effet contraires au code militaire et ne se renouvelleraient pas. Nous restâmes sceptiques sur ce dernier point mais c’était une victoire psychologique, y compris sur ceux parmi nous qui ne réprouvaient pas le capitaine, au nom de l’éternel argument qui veut que l’on ne fasse pas d’omelette sans casser des oeufs. Les oeufs étaient des hommes et, surtout, pour quelle omelette ?
Les discussions se poursuivirent les jours suivants, notamment avec le lieutenant qui dirigeait notre section depuis Cherchell. Beaucoup d’autorité et de stature, de la culture, le visage et le corps couturés de cicatrices reçues au combat, il jouissait chez nous d’un grand prestige. Ce baroudeur, qui était aussi un chrétien convaincu, nous déclara qu’il n’avait jamais pratiqué la torture, ne la pratiquerait jamais, et que l’on pouvait faire cette guerre sans se déshonorer. J’ai plaisir à citer le nom de cet officier qui est resté mon ami, et qui devait ensuite commander les forces de l’ONU au Liban, où il fut de nouveau blessé : c’est le général Jean Salvan. Les noms des autres, je les ai oubliés.
"L’histoire montre que la torture a existé avant le terrorisme et qu’elle est inefficace
Ma seconde rencontre avec la torture fut infiniment plus dramatique. A quelques semaines de là, je rejoignis l’unité à laquelle j’étais affecté sur un piton éloigné de tout, dans la montagne kabyle. A l’issue du repas d’accueil, au cours duquel se déroulèrent les blagues habituelles en pareille circonstance (inversion des grades entre le capitaine et son ordonnance, incidents factices, récits effrayants de la guerre), on me demanda en guise de dessert si, comme dans « les Plaideurs », je ne voulais pas « voir donner la question ». On interrogeait une vieille femme soupçonnée d’en savoir long. Je refusai avec horreur. « Dommage, me répondit le capitaine, je pensais à vous comme officier de renseignement ! » Le soir, je rejoignis ma chambre, une soupente dans une mechta kabyle, à laquelle on accédait par une échelle. Au pied de celle-ci, il n’y avait pas d’électricité bien sûr, je trébuchai sur une masse informe. C’était, enveloppé dans des guenilles, le corps de la vieille femme que l’on avait abandonné là. Au matin, le cadavre avait disparu.
Toute ma vie, je me suis demandé si je n’aurais pas dû accepter d’assister à la séance. Peut-être la femme aurait-elle eu la vie sauve. Aux moralistes de trancher. Cette nuit-là, bouleversé, impuissant, je me fis à moi-même le serment absurde de ne jamais faire de politique. De la recherche, du syndicalisme, du journalisme, mais pas de politique ! Pour moi, c’était une évidence : les vrais auteurs de ce meurtre, ce n’étaient pas les bourreaux, c’étaient les hommes politiques qui nous avaient envoyés là, et notamment Guy Mollet et la SFIO. Depuis, j’ai eu beaucoup d’amis au Parti socialiste : il faut qu’ils sachent que jusqu’à mon dernier souffle, je ne serai jamais en paix avec leur parti ni avec François Mitterrand.
La torture, mais de façon « modérée » et contrôlée
Mon troisième contact avec la torture fut moins désespérant. A quelques mois de là, je fus envoyé, toujours en Kabylie mais sur la côte, dans une autre unité où je fus chargé de l’encadrement de chefs de villages ralliés. On était à l’automne 1960 et, à la suite de l’opération « Jumelles », la Kabylie était beaucoup plus calme. On ne dira jamais assez que dans la révolte d’une partie des officiers contre de Gaulle, l’année suivante, il y avait le sentiment qu’on leur avait volé leur victoire après leur avoir fait pratiquer une guerre sale et compromettre des milliers de harkis qui le paierait de leur vie. Eux aussi allaient connaître la torture.
A l’automne de 1960, il y avait quelques combats, quelques prisonniers aussi. Le commandant P. qui commandait l’unité où je venais d’être détaché, était un ancien déporté de Dachau, où il avait connu Edmond Michelet, auquel il vouait un véritable culte. Cela ne l’empêchait pas de faire ou de laisser pratiquer la torture mais de façon « modérée » et contrôlée. Nous en avons parlé des soirées entières, entre deux parties de tarot dont il était, autant que moi, un passionné. Un soir où nous avions fait deux prisonniers, je lui demandai : « Naturellement, vous allez les interroger ? - Il le faut bien... - Croyez-vous qu’Edmond Michelet approuverait cela ? » Le commandant P. ne me répondit pas mais changea de visage. Le lendemain, comme je le croisai au mess, il me jeta négligemment « Vous savez, vos deux fellaghas, on ne leur a rien fait ». Ce fut à mon tour de ne pas répondre. Je n’ai jamais revu le commandant P., mais je sus que c’était un homme honnête et si, par hasard, il tombe sur ces lignes et s’y reconnaît, qu’il y trouve aussi mes amitiés.
Edmond Michelet est mort en 1970. Après avoir sauvé tant de vies à Dachau, il en avait sauvé encore comme garde des Sceaux sous de Gaulle. Jean-Marie Domenach écrivit alors que Michelet était un saint laïque et qu’il fallait le canoniser. Puisqu’il faut, dit-on, pour cela trois miracles, je lui dis que j’en avais au moins un à sa disposition...
Tant de choses qu’il faudrait maintenant dire ou raconter
La vie, alors, tenait à peu de chose et à de grands hasards. Dans cette même unité, quelque temps avant mon arrivée, s’était déroulée la scène suivante. Le commandant fait venir un sergent et lui dit : « Prenez huit hommes avec vous et descendez le prisonnier à la ferme B » (c’était la base arrière de l’unité).
Le sergent salue réglementairement et s’en va. Puis revient sur ses pas. « Mon commandant, non, décidément je ne veux pas faire ce sale boulot. - Quel sale boulot ? - Eh bien »descendre« un prisonnier ! Vous n’avez pas le droit de me demander cela ! - Imbécile ! Je ne t’ai pas dit de le descendre tout court, mais de le descendre à la ferme ! »
Celui-là faillit mourir à cause d’un jeu de mots. Si j’étais romancier, j’en aurais fait une nouvelle dans le goût du « Mur » de Sartre. Cela prouve en tout cas que la liquidation des prisonniers, la fameuse « corvée de bois », était chose assez banale et assez courante pour expliquer la méprise du sergent.
Je n’accable pas, on le voit, les militaires, fussent-ils à l’occasion des tortionnaires. Tous n’étaient pas des barbares. Loin de là. J’ai passé des nuits à discuter avec des officiers paras, ou des légionnaires. Ils ne me traitaient pas de « gonzesse » ou de « pédé » parce que je leur disais réprouver absolument la torture. Beaucoup disaient me comprendre.
Je ne fais pas le malin. Je ne cherche pas à me donner le beau rôle, loin de là. Tout cela n’est pas brillant et, comme tous mes camarades, j’ai pendant quarante ans enfoui mes souvenirs. La torture a ceci de commun avec le viol qu’elle donne un sentiment de salissure à ceux qui la subissent ou même à ceux qui la combattent presque autant qu’à ceux qui la pratiquent.
Tant de choses qu’il faudrait maintenant dire ou raconter. Les crimes des nationalistes algériens contre les « colons », contre les Algériens eux-mêmes, contre les harkis. Ces crimes qui continueront, comme on le voit aujourd’hui en Algérie, aussi longtemps que le pouvoir algérien ne les aura pas reconnus. Cela ne suffira peut être pas, mais aussi longtemps que l’Algérie ne regardera pas en face ses propres crimes, elle ne connaîtra pas la paix.
Dire la vérité, la vérité politique sur la torture
Je reviens aux crimes de l’armée française, ceux que nous avons commis. Directement ou indirectement, ils sont l’oeuvre du pouvoir politique. La preuve, c’est que le contingent ne se révolta jamais contre la torture - elle faisait partie à leurs yeux du mandat implicite et inavouable de la nation - mais qu’il se leva comme un seul homme contre le putsch des généraux, en 1961. Quand je demandais aux appelés pourquoi cette différence de comportement, tous me répondaient : dans le premier cas, on nous fait faire un sale boulot, c’est tout. Dans le second, on veut nous couper de la nation, de nos parents, de nos amis, de nos fiancées...
Voilà pourquoi je ne demande pas le jugement des militaires, même les plus compromis. Mais je demande fermement et sans hésitation que le pouvoir politique reconnaisse solennellement que c’est la France qui est responsable, que c’est elle qui a torturé en Algérie. L’histoire, dit Renan à propos de la mort de Jésus, a oublié le nom des bourreaux mais elle a retenu celui du magistrat responsable. C’est de Ponce Pilate qu’il s’agissait alors. Ici, du pouvoir politique.
Mon seul souci dans cette affaire est de comprendre comment un peuple civilisé peut retomber dans la barbarie. Si nous voulons empêcher le retour de cette honte, il faut la regarder en face. Dire la vérité, la vérité politique sur la torture. Nous ne voulons pas que les fils retrouvent l’horreur sur leur chemin et la honte au fond de leur coeur, tout cela parce que leurs pères ont menti.
Jacques Julliard
Jacques Julliard
publié le 6 janvier 2006 (modifié le 26 février 2019)
Lundi 26 mai 2008, la Ligue des droits de l’Homme avait organisé un débat sur ce thème, à partir du film Algérie, Histoires à ne pas dire de Jean-Pierre Lledo, et du reportage « Sans valise ni cercueil, les Pieds-noirs restés en Algérie » de Pierre Daum et du dessinateur de presse Aurel dans Le Monde diplomatique de mai.
Plus de 200 personnes s’étaient retrouvées à l’Auditorium de l’Hôtel de Ville (Paris) pour assister et participer au débat animé par Georges Morin, président de l’association Coup de soleil, avec Pierre Daum, Mohammed Harbi, Jean-Pierre Lledo, Gilles Manceron et Benjamin Stora.
Les échanges ont été parfois vifs et passionnés. Nous en avons retenus deux témoignages. Vous trouverez sur ce site celui de la cinéaste Dominique Cabrera qui propose des éléments de réponse à la question posée, et qui évoque, à travers ses souvenirs d’enfance et les rencontres qu’elle pu faire à l’occasion de ses déplacements en Algérie, la situation d’européens qui sont restés en Algérie après l’indépendance.
Le rôle extrêmement négatif de l’OAS a été souligné par plusieurs intervenants, et notamment par Jean-Pierre Gonon. Ce dernier, avocat au Barreau d’Alger de 1955 à 1961, membre de l’équipe des libéraux de l’Espoir Algérie et membre fondateur de l’Association France Algérie, nous a adressé le texte que vous trouverez ci-dessous. Il rappelle la directive n° 29 du général Salan, publiée le 23 février 1962, dont nous reprenons la présentation qu’en a faite Yves Courrière.
Jean-Pierre Gonon : “ la responsabilité de l’OAS ”
Le nombre et la richesse des interventions lors de la réunion-débat du 26 mai ne m’ont pas permis de développer comme je le souhaitais mon opinion sur la question posée : « Qu’est ce qui a fait fuir les pieds-noirs en 1962 ? »
Je voulais insister sur la responsabilité de l’OAS dans le climat de peur et de panique qui a été, pour une grande part, à l’origine de leur exode. Je suis convaincu, en effet, que, du fait de sa culpabilité dans les crimes et les destructions commis entre le 1er mars 1962 et, au moins, le 19 juin 1962 – où, à la suite de l’accord passé entre Susini et docteur Mostefaï, l’OAS donna l’ordre « de suspendre les attentats et les destructions » –, ces crimes, qui ont fait tant de victimes innocentes, « indigènes » et européennes, font que sa responsabilité est particulièrement lourde.
C’est, en effet, cette stratégie de la terre brûlée et de violence aveugle qui a finalement poussé à l‘exode un grand nombre de pieds-noirs persuadés qu’après la prise du pouvoir, les Algériens leur feraient payer très cher cette folie meurtrière, à laquelle ils avaient assisté et que beaucoup condamnaient.
« La valise ou le cercueil » n’était pas un slogan du FLN, mais de l’OAS.
Pendant qu’elle se livrait à ces exactions, en application de la directive 29 de Salan, qu’il faut relire, les responsables de la Zone autonome d’Alger diffusaient une brochure intitulée Tous Algériens, qui rassemblait les prises de position du FLN exhortant les européens à considérer l’Algérie comme leur pays et à ne pas la quitter. Et, de son côté, l’équipe des libéraux de L’Espoir Algérie s’efforçait de diffuser les travaux réalisés quelques mois plus tôt par un groupe de travail où européens et « musulmans » détaillaient les garanties à accorder à ceux des européens qui choisiraient de rester dans l’Algérie indépendante où ils avaient leur place.
Les dirigeants de l’OAS n’étaient pas, d’ailleurs, pour la majorité d’entre eux, des pieds-noirs mais des généraux fêlons et des déserteurs après le putsch du 21 avril 1961. Comme le fait observer Jean Lacouture dans son dernier ouvrage L’Algérie algérienne [1], il est remarquable que le « A » du sigle de cette organisation ne renvoie pas à « l’Algérie française » que cette organisation prétendait défendre.
Certes, il y eut, après l’indépendance, les massacres d’Oran et les enlèvements de civils innocents, dont on a beaucoup parlé et dont il n’est pas question de minimiser l’impact, mais auraient-ils eu lieu sans la folie meurtrière de l’OAS qui les avait précédés et dont on peut, au moins, se demander si elle ne les a pas directement provoqués. « Provocation » était le premier mot d’ordre de Salan, qui fut largement appliqué par l’OAS.
Il n’est pas jusqu’aux tragiques événements du 26 mars 1962 – la fusillade de la rue d’Isly –, dont on peut se demander s’ils n’ont pas été une des conséquences de ce mot d’ordre. On se souvient des faits. Ce jour-là les forces de l’ordre, en l’occurrence une section de tirailleurs, ouvrirent le feu sur une foule de pieds-noirs, qui n’étaient pas tous, loin de là, des activistes, et qui étaient appelés par l’OAS à se rendre à Bab El-Oued, où, leur disait-elle, leurs concitoyens étaient injustement assiégés par l’armée.
On s’interroge toujours sur l’origine des premiers coups de feu qui déclenchèrent la riposte aveugle des militaires. Personne n’a pu identifier (mais, a-t-on vraiment essayé de le faire ?) les serveurs des fusils mitrailleurs embusqués aux étages supérieurs de deux immeubles bordant la rue d’Isly (aujourd’hui rue Ben Mhidi), notamment celui du 64 rue d’Isly, et dont Yves Courrière signale la présence, confirmée par plusieurs témoins, dans son ouvrage La guerre d’Algérie [2] (voir cette page).
Les malheureux qui, ce jour-là, payèrent de leur vie leur aveuglement ne sont certainement pas morts pour la France, mais ils ont été finalement, eux aussi, des victimes de l’OAS.
J’aurais voulu terminer mon intervention par une mise en garde et un appel.
Une mise en garde, car je crains que des groupuscules d’opposants irréductibles à une réconciliation sincère et durable entre Français et Algériens ne reprennent aujourd’hui la tactique de l’OAS : désinformation, provocations, amalgame pour accréditer l’idée que l’immense majorité des rapatriés y est hostile et que les Algériens n’y sont pas sincèrement favorables.
Un appel : ne nous trompons pas de combat. Notre objectif doit être la mise en œuvre d’urgence entre la France et l’Algérie, du partenariat d’exception dont Jacques Chirac et Abdelaziz Bouteflika ont tracé les grandes lignes, il y a maintenant plus de cinq ans, le 2 mars 2003, et que les groupuscules d’obédience OAS se félicitent ouvertement d’avoir fait jusqu’à présent échouer. Nous ne devons pas hésiter à dénoncer leurs nouvelles manœuvres – et les cérémonies en l’honneur des tueurs de l’OAS auxquels ils appellent régulièrement, dont le 7 juin à Perpignan, en font partie –, à soutenir les initiatives de Nicolas Sarkozy quand elles vont dans le bon sens et à le mettre en garde contre les erreurs ou les dérives quelles peuvent comporter. Il est à craindre, par exemple, que le projet d’Union pour la Méditerranée, qui pourrait avoir des effets positifs s’il s’appuyait le couple franco-algérien, risque maintenant d’occulter la nécessité de constituer celui-ci d’urgence. Droit de mémoire, devoir d’histoire, oui, si c’est un avenir commun qu’il est urgent de construire.
Le 23 février, [Salan] publia le texte le plus important de l’histoire de l’OAS, son instruction n° 29. Cette fois, c’était une véritable déclaration de guerre civile.
L’instruction n° 29 commençait par les mots : « L’irréversible est sur le point d’être commis. » Elle fixait ni plus ni moins que les modalités de la guerre à livrer à l’ennemi — c’est-à-dire aux forces de l’ordre françaises — après la signature considérée comme inévitable des accords entre le gouvernement français et le FLN. [...]
[L’instruction n °29] renferme en quelques pages tous les méfaits de l’OAS, tout son plan de sabotage d’une vie possible pour les pieds-noirs en Algérie. Tout en conseillant de « cesser toute opération faisant le jeu de la ségrégation », Salan ordonnait de créer des zones insurrectionnelles dans les campagnes, à base d’unités militaires ralliées et de maquis, et l’accroissement à l’extrême du climat révolutionnaire dans les grands centres urbains et l’exploitation du pourrissement de l’adversaire par l’entrée en jeu de la population en marée humaine pour l’ultime phase.
Salan donnait l’ordre de briser le quadrillage des villes par tous les moyens. La date de l’attaque était fixée au 4 mars. « Ouverture systématique du feu sur les unités de gendarmerie mobile et les CRS, écrivait-il. Emploi généralisé des bouteilles explosives pendant les déplacements de jour et de nuit. »
Il conseillait de se servir des postes à essence pour répandre le combustible dans les caniveaux et y mettre le feu, ainsi que l’emploi des bidons d’huile renversés et des clous pour faire déraper les véhicules militaires. « Une bouteille explosive judicieusement appliquée au moment d’un dérapage, poursuivait-il, provoquera l’inflammation de l’essence... Dans le cadre des ordres de mobilisation, la partie « population armée » devra y participer entièrement. »
Venait enfin le plus grave. L’article 8 du paragraphe B concernant les tactiques de manoeuvre. « Sur ordre des commandements régionaux enfin, la foule sera poussée dans les rues à partir du moment où la situation aura évolué dans un sens suffisamment favorable. »
Voilà pour l’action en Algérie. Mais Salan n’oubliait pas la métropole. L’objectif final, le pouvoir, c’est là-bas qu’il faudrait le prendre.
Dans une annexe à la directive n° 29, annexe secrète et destinée uniquement aux chefs des trois zones OAS d’Algérie et à ceux de la métropole, [Salan] précisait : « Il faut s’efforcer de paralyser le pouvoir et le mettre dans l’impossibilité d’exercer son autorité. Les actions brutales seront généralisées sur l’ensemble du territoire. Elles viseront les personnalités influentes du parti communiste et du gaullisme, les ouvrages d’art et tout ce qui représente l’exercice de l’autorité, de manière à tendre au maximum vers l’insécurité générale et la paralysie totale du pays. La provocation à la grève générale sera aussi une excellente arme. « Le choix de la date en métropole est fonction de l’évolution de la situation en Algérie. Mais, en tout état de cause, la métropole doit agir et coordonner ses actions avec la
campagne ouverte en Algérie. »
Yves Courrière
Appel à l’insurrection de l’OAS (fin mars 1962).
[1] Jean Lacouture, L’Algérie algérienne, Gallimard, avril 2008.
[2] Yves Courrière, La guerre d’Algérie, Fayard, première édition 1971, tome 4, « Les feux du désespoir », pages 562 et suivantes, réédition en un volume, pages 1063 et suivantes.
[3] Tome 4, « Les feux du désespoir », éd. SGED, novembre 2000, pages 1950 - 1951
publié le 7 juin 2008 (modifié le 20 février 2019)
L’échec du putsch d’avril 1961 entraine l’émergence d’un mouvement clandestin qui tente, par l’action terroriste, de s’opposer à l’indépendance de l’Algérie. Responsable de plusieurs centaines d’attentats et d’exécutions en Algérie et en France, l’OAS aura tué 2 700 personnes, dont 2 400 Algériens, de mai 1961 à septembre 1962.
En 1968, de Gaulle prononcera une amnistie générale, dont bénéficieront les anciens activistes de l’OAS.
Vous trouverez ci-dessous deux textes de Sylvie Thénault extraits de son Histoire de la guerre d’indépendance algérienne [1].
Le premier, intitulé La Cause désespérée de l’OAS, s’arrête aux accords d’Evian (pages 214-218 de l’Histoire de la guerre d’indépendance algérienne). La seconde partie, Un processus de paix en danger, s’intéresse à l’OAS à partir de février 1962 (pages 249-253).
LA CAUSE DÉSESPÉRÉE DE L’OAS
L’Organisation armée secrète (OAS) naît dans un premier temps à Madrid, fin janvier 1961, dans le cercle des exilés l’Algérie française. Le général Salan et les meneurs des Barricades [janvier 1960] en fuite, Pierre Lagaillarde et Jean-Jacques Susini, en sont les fondateurs. A une date indéterminée, d’après leurs témoignages respectifs, ils auraient choisi le nom de leur organisation en conciliant le souhait de Susini de faire référence à l’Armée secrète de la Résistance et celui de Lagaillarde, attaché aux mots d’« organisation » et de « clandestine » [2].
Puis elle est refondue sur le sol algérien par ceux qui, passés de Madrid à Alger à l’occasion du putsch, sont entrés dans la clandestinité après son échec. Le colonel Godard la dote alors d’un organigramme jamais pleinement réalisé, mais dont les structures disent le savoir-faire de l’ancien chef de la Sûreté en Algérie et restituent la diversité des hommes, civils et militaires, qui s’y retrouvent : l’« organisation des masses » est confiée au colonel Gardes, l’« action psychologique et propagande » à Jean-Jacques Susini et Georges Ras, ancien journaliste à La Voix du Nord et l’« organisation renseignements-opérations » à Jean-Claude Pérez et au colonel Dufour, dont dépend le « Bureau d’action opérationnelle » du lieutenant Roger Degueldre, déserteur du 1er régiment étranger parachutiste, qui dirigera les commandos Deltas. L’ensemble est chapeauté par un conseil supérieur réunissant les généraux Salan, Jouhaud, Gardy, les colonels Gardes et Godard, ainsi que Jean-Jacques Susini et Jean-Claude Pérez [3].
Cette seconde OAS se manifeste par l’assassinat du commissaire central d’Alger chargé de la combattre, Roger Gavoury, le 31 mai 1961, et par sa première émission de radio pirate le 5 août suivant. Ceux de Madrid, le fondateur Pierre Lagaillarde, allié à Joseph Ortiz, ainsi que les colonels Argoud et Lacheroy qui les ont rejoints depuis le putsch, ne la rallient qu’après une longue période de dissidence, en novembre 1961. L’Organisation possède également une branche métropolitaine, animée par le capitaine Pierre Sergent et le lieutenant Jean-Marie Curutchet, qui contrôlent mal l’industriel André Canal, dit « le monocle », chargé des plasticages symbolisant l’OAS dans la mémoire des Français.
À l’image de son cercle dirigeant, l’OAS recrute en Algérie dans les milieux de l’activisme pied-noir et des militaires sortis du rang. Leur engagement, situé à l’aboutissement des échecs des Barricades et du putsch, est porté par une logique de résistance de plus en plus désespérée pour garder l’Algérie française. Contrainte à la clandestinité, l’OAS n’est d’ailleurs pas une organisation centralisée. Elle se présente comme une constellation d’éléments violents se réclamant d’elle, sans en être forcément maîtrisés, et reste sans projet ni stratégie clairement définis. Elle se construit par la récupération et l’absorption de tous ceux qui, individuellement ou organisés en groupuscules, sont prêts à passer à l’action au nom de l’Algérie française. Ainsi, deux assassinats antérieurs au putsch, qui lui sont imputés, n’ont pas été commis sur ses ordres : celui de l’avocat libéral Me Popie, le 25 janvier 1961, par des hommes d’André Canal, qui, à cette date, n’a pas encore rejoint l’OAS, et celui de Camille Blanc, maire d’Evian, où sont prévues des négociations franco-algériennes, le 31 mars, dont les auteurs n’ont pas été identifiés [4].
Par les liens personnels qui unissent ces hommes, l’OAS forme une nébuleuse aux points d’ancrage dispersés sur les territoires métropolitain et algérien. Soudés contre l’indépendance, ils sont toutefois divisés sur le statut de l’Algérie française qu’ils souhaitent - intégrée ? associée ? fédérée ? séparée de la métropole ? - et sur les moyens de s’opposer à une évolution qu’ils sentent inéluctable. Cette impuissance, et la conscience qu’ils ont de s’engager dans une cause condamnée, les pousse à la violence qui finit par devenir plus qu’un simple moyen d’action : leur raison d’être. La haine pour le chef de l’État, cible privilégiée compte tenu de sa politique, en est aussi un moteur. À défaut de proposer une alternative, l’OAS tente de détruire la marche vers l’indépendance en s’en prenant à tous ceux qui en sont les acteurs ou qui la soutiennent.
L’OAS se manifeste en métropole par des lettres de menaces, par des plasticages et par un racket destiné à remplir des caisses qu’alimentent aussi les hold-up. En Algérie, elle opère par une gradation allant de la menace à l’exécution par un commando, en passant par un avis de condamnation à mort et un plasticage d’avertissement. Ses membres se procurent matériel, armes - du simple pistolet au lance-roquettes et au mortier -, voitures, uniformes et faux papiers par complicité dans les forces de l’ordre ou par vol. À Alger, elle mène une action terroriste, mêlant explosions et mitraillage, tandis qu’à Oran les services français comptabilisent aussi, à partir de novembre 1961, des « manifestations de masse » comprenant « grèves, agitation, ratonnades [5] », pour mieux rendre compte de ses activités.
L’OAS mobilise les Français d’Algérie par ses mots d’ordre, comme, le 23 septembre 1961, lorsqu’il leur est demandé de manifester bruyamment en tapant sur des casseroles. À ces démonstrations populaires s’ajoute une irruption dans l’espace public par des tracts, une presse clandestine - Appel de la France, Journal de l’OAS tire jusqu’à soixante mille exemplaires fin janvier 1962 [6], des émissions pirates et des inscriptions de slogans sur les murs. Cette présence de l’ OAS signale une stratégie d’affichage et de visibilité autant qu’elle révèle sa popularité. L’OAS exprime en effet, par sa résistance aveugle, un déni de la réalité partagé par tous ceux pour qui l’Algérie française, pourtant en train de disparaître, reste la seule patrie concevable, que ni la métropole ni une Algérie indépendante ne sauraient remplacer. L’Organisation se nourrit ainsi de complicités aux degrés divers, passives, tacites ou franches. Les clandestins trouvent dans la population les conditions de leur survie. Les milieux policiers, en particulier, majoritairement pieds-noirs dans les villes, sont très pénétrés. De leur côté, les militaires, dont les péripéties du putsch ont révélé à la fois la crise morale et l’attentisme face aux risques d’un engagement aventureux, échaudés, en outre, par la répression qui s’en est suivi, répondent moins aux attentes de l’Organisation armée.
Sur le plan politique, au fur et à mesure qu’elle perd du terrain dans la classe politique et dans l’opinion métropolitaine, la défense de l’Algérie française est rejetée à l’extrême droite, où l’OAS se ressource dans trois courants, suivant la distinction de Guy Pervillé [7]. Le premier d’entre eux, le courant fasciste, autour de l’organisation des frères Sidos, Jeune Nation, est représenté notamment par Jean-Jacques Susini. Peu répandu, ce courant véhicule un discours raciste de défense de l’« ethnie française » ou de la « civilisation blanche » en Algérie. Le deuxième, « traditionaliste et contre-révolutionnaire », rassemble les nostalgiques du pétainisme, comme l’avocat Jean-Louis Tixier-Vignancour, et les fondamentalistes catholiques qui, outre Robert Martel ou Jean-Marie Bastien-Thiry, cerveau de l’attentat de Pont-sur-Seine contre le général de Gaulle le 8 septembre 1961, comptent nombre d’officiers : les colonels Lacheroy, Argoud, Gardes... Pour eux, seul un État fort et autoritaire, tel le régime de Vichy ou le régime de Salazar au Portugal, serait capable de garder l’Algérie. Plus largement, enfin, la défense de l’Algérie française puise dans le vivier des nationalistes qui, convaincus du déclin du pays et de l’expansion sournoise du communisme, prônent la défense de l’intégrité du territoire national et la fidélité aux engagements pris auprès des « musulmans » favorables à la France, pour former, dans la fraternité entre les communautés, une Algérie nouvelle. La revue Esprit public, qui s’en fait le porte-parole, étend aux milieux universitaires, avec des hommes comme Raoul Girardet ou François Bluche, le panel des défenseurs de l’Algérie française [8].
Ces valeurs guident également un homme comme Jacques Soustelle. Exclu de l’UNR au printemps 1960, il fonde avec Georges Bidault, que le général Salan désigna comme son successeur potentiel à la tête de l’OAS, le Comité de Vincennes. Ce rassemblement de personnalités très diverses, parmi lesquelles d’anciens ministres, tels Robert Lacoste, André Morice ou Maurice Bourgès-Maunoury, ou encore le bachaga Boualam, est voué à la défense de l’Algérie comme « terre de souveraineté française », « partie intégrante de la République ». Il s’agit de rejeter toute « sécession », de refuser toute négociation y conduisant, et de travailler à « la fraternité de tous les Français au nord et au sud de la Méditerranée à quelque communauté qu’ils appartiennent, au sein d’une seule et même patrie [9]. ».
Contrairement à ce qu’elle recherche, cependant, l’existence de l’OAS hâte le règlement du conflit. Elle presse les négociateurs français de conclure rapidement la paix, le prolongement de la guerre faisant le lit du radicalisme et de la violence. Et elle a aussi contribué à l’exporter, d’Algérie en métropole.
UN PROCESSUS DE PAIX EN DANGER
[Entré en fonction le 29 mars 1962, l’Exécutif provisoire, dirigé par Abderrahmane Farès, partage la responsabilité du maintien de l’ordre avec le haut-commissaire représentant la France, Christian Fouchet.]
Les accords d’Evian [19 mars 1962] ont prévu la constitution d’une force locale, composée des « auxiliaires de la gendarmerie et groupes mobiles de sécurité actuellement existant », des « unités constituées par des appelés d’Algérie et, éventuellement, par des cadres pris dans les disponibles [10] ». Mais les Algériens ainsi armés rejoignent les unités de l’ALN qui, de fait, assurent, comme les forces françaises, patrouilles et contrôles de véhicules ou de papiers aux barrages. Progressivement, la future capitale algérienne est laissée aux hommes du commandant Azzedine, envoyé par le GPRA pour reconstituer la Zone autonome Alger, et dont l’adjoint, Omar Oussedik, souffle à l’Exécutif provisoire des mesures de lutte contre l’OAS. A Oran, en revanche, c’est l’armée française, sous les ordres du général Katz, qui est chargée du maintien de l’ordre. Des auxiliaires sont également embauchés dans les villes, sous l’appellation d’Attachés temporaires occasionnels (ATO).
L’OAS, qui a anticipé le cessez-le-feu en redoublant de violence, s’engouffre dans la brèche. Elle recrute, par contacts suivant des réseaux de sociabilité divers - famille, amis, voisinage, habitués d’un café -, dans la jeunesse masculine des villes à forte concentration française, Alger et Oran, plus particulièrement. À la lisière d’une criminalité de droit commun, ses membres maquillent des 403 volées, dépouillent des gardiens de la paix de leurs armes, se procurent des faux papiers et trouvent refuge chez des particuliers complices, qui tiennent appartement, maison, garage... à leur disposition. En son nom, des commandos de trois ou quatre hommes mitraillent des passants depuis leur voiture, et des jeunes gens, qui ont reçu une arme après un contact, suivi de quelques rencontres, avec un membre de l’Organisation, prennent des Algériens pour cible dans les rues, au hasard. L’OAS dispose aussi d’obus de mortier, tirés sur la place du Gouvernement général, à Alger, le 22 mars, et dans Oran trois jours plus tard. Aux plasticages, spectaculairement mis en scène par l’opération « Rock and Roll », dans la nuit du 5 au 6 mars, avec cent vingt explosions en deux heures, elle ajoute les attentats à la voiture piégée, qui font 25 morts à Oran, le 28 février, et 62 morts, le 2 mai, à Alger. Enfin, elle programme des journées de tueries aveugles, prenant des cibles au hasard, des préparateurs en pharmacie, le 17 mars, ou des femmes de ménage, le 5 mai. Ses commandos deltas procèdent à des assassinats, comme celui, le 15 mars, de six inspecteurs de l’Éducation nationale, dirigeant les Centres sociaux éducatifs, dont Mouloud Feraoun [11].
Cette violence, cependant, n’est pas seulement une fuite en avant désespérée. Elle relève aussi d’une stratégie : torpiller la sortie de guerre prévue, en tentant de provoquer, par les assassinats d’Algériens, une réaction de leur part, propre à rallumer la mèche - ce qui n’aboutit pas, la conscience de l’enjeu et la perspective de l’indépendance l’emportant sur d’éventuelles pulsions vengeresses. Le vocabulaire de l’instruction 29 de Raoul Salan, le 23 février, est significatif de cette stratégie : c’est « l’irréversible » qui « est sur le point d’être commis » ; c’est « l’irréversible », par conséquent, qu’il faut empêcher. Dans cet esprit, l’ex-colonel Gardes tente de constituer un maquis dans l’Ouarsenis, avec l’aide des hommes du bachaga Boualam, mais les maigres troupes activistes sont vite anéanties par les soldats français.
Le chef de l’OAS prévoit aussi le déclenchement d’une insurrection des Français d’Algérie. Le 22 mars, des groupes armés s’installent dans le quartier populaire de Bab-el-Oued, voisin de la Casbah à majorité algérienne, à l’ouest d’Alger. Ils tuent 5 jeunes du contingent, en patrouille, provoquant l’encerclement du quartier par les forces françaises, qui l’investissent, faisant 35 morts et 150 blessés, et le coupent de l’extérieur. Le 26 mars, l’OAS appelle les Français d’Algérie en renfort. Venus des quartiers de l’Alger coloniale, à l’est, rassemblés rue Michelet, les manifestants empruntent la rue d’Isly pour rejoindre Bab-el-Oued. Mais ils se heurtent en chemin à un barrage confié à des tirailleurs, qui font feu. Le bilan - 54 morts et 140 blessés - traumatise la communauté européenne, désormais certaine d’avoir perdu, et dont 20 % ont déjà fui au moment des accords d’Évian. L’OAS peut bien interdire les départs, synonymes d’abandon, ceux-ci se multiplient : les Français sont 46 030 à gagner la métropole en avril, 101 250 en mai, 354 914 en juin et 121 020 en juillet, 95 578 en août... Rares sont ceux qui reviennent ou ceux qui restent : en 1963, l’Algérie indépendante ne compte plus que 180 000 Français sur son sol [12]. Ces départs obligent l’ OAS à revenir sur son interdiction ; l’Organisation est définitivement affaiblie, privée qu’elle est de son vivier de recrutement. Maquis et insurrection ont échoué. Fragilisée, elle est d’autant mieux infiltrée, puis décapitée par les services spécialement voués à son éradication : Edmond Jouhaud est arrêté à Oran le 25 mars, Roger Degueldre, chef des commandos Deltas, le 6 avril, puis Raoul Salan le 30 avril. Jean-Jacques Susini et Jean-Claude Pérez portent alors l’Organisation à bout de bras, tandis que dans les rues d’Alger les hommes du commandant Azzedine font la démonstration de leur force. C’est à ce moment que les irréductibles se lancent dans la politique de la terre brûlée, incendiant mairies, écoles et autres bâtiments publics. La bibliothèque de l’université d’Alger brûle ainsi le 7 juin. Mais, à cette date, Jean-Jacques Susini a déjà pris contact avec Abderrahmane Farès, par l’intermédiaire de Jacques Chevallier, pour conclure un accord. Le 17 juin 1962, celui-ci est passé avec le Dr Chawki Mostefaï, membre de l’Exécutif provisoire agréé par le GPRA, même si ce dernier dément avoir cautionné de tels contacts. En échange de l’arrêt des violences, Jean-Jacques Susini a obtenu l’amnistie pour les membres de l’OAS, qui, en fait, quittent le pays, et l’engagement de Français d’Algérie dans la force locale, projet que l’imminence du référendum réduit à néant.
Les attentats cessent alors à Alger puis, progressivement, à Oran, après le baroud d’honneur du 25 juin, lorsque les fumées de l’incendie de dix millions de tonnes de carburant dans le port obscurcissent la ville. Les dirigeants de l’OAS encore en liberté se réfugient en Espagne ou en Italie, où ils retrouvent leurs homologues métropolitains, qui ont subi la même déconfiture. Des réseaux survivant dans l’Hexagone sortira encore, tout de même, l’attentat contre le général de Gaulle, au Petit-Clamart, le 22 août 1962, dont l’initiateur, Jean-Marie Bastien-Thiry, condamné à mort, est fusillé le 11 mars 1963. Roger Degueldre, lui, a été exécuté le 6 juillet 1962, Edmond Jouhaud a été gracié. Raoul Salan a échappé à la peine de mort.
S’ils fuient le climat de violence créé par l’OAS, les Français d’Algérie partent aussi par peur des réactions algériennes. Ils craignent les vengeances, enlèvements et torture, de la part de groupes armés qui agissent en se parant de la lutte contre l’OAS. Leurs actes, cependant, n’atteignent pas l’ampleur de ceux de l’Organisation. A Alger, le 14 mai, lorsque le commandant Azzedine envoie ses hommes, en petits commandos, exercer des représailles dans les quartiers européens, ils font 17 morts, au hasard. Et le bilan officiel, du 19 au 31 décembre 1962, comptabilise 3 018 Français d’Algérie enlevés, dont 1 245 ont été retrouvés, 1 165 sont décédés, et 608 sont restés disparus [13].
Que s’est-il passé ? Après le cessez-le-feu, les rangs de l’ALN grossissent de combattants de la dernière heure, dont des hommes venus de la force locale, appelés les « marsiens ». Auraient-ils cherché, par des excès de zèle, à racheter un engagement tardif ? Toutes les exactions ne leur sont pas imputables. En réalité, les hommes de l’ALN, ceux qui prennent les armes après le cessez-le-feu comme les autres, sont mus par leur propre interprétation de l’accession à l’indépendance : cette perspective signifie pour eux une réappropriation du pays, synonyme d’un départ des Français et de la possibilité de prendre une revanche sur 132 ans de tutelle coloniale. Outre des violences sur les Français d’Algérie, elle se concrétise, sur le terrain, par la pénétration des quartiers européens, par la prise de possession des boutiques et l’occupation de logements abandonnés. Ils sont loin des accords d’Évian, rédigés par des hommes d’État - ou qui se considéraient comme tels - dont la mission était d’encadrer la marche vers l’indépendance, par un accord bilatéral prévoyant un statut pour les Français d’Algérie restant y vivre, et fixant les conditions de la liquidation de leur patrimoine, pour ceux qui partiraient. Mais le GPRA ne contrôle pas l’ALN intérieure. Et le gouvernement français maintient une ligne de non-intervention, après le cessez-le-feu ; ce serait prendre le risque de le violer et de rallumer la guerre. Cette attitude reste cependant au centre des polémiques sur les responsabilités françaises dans les violences postérieures au cessez-le-feu, voire à l’indépendance.
Le 1er juillet, en effet, à la question « Voulez-vous que l’Algérie devienne un État indépendant, coopérant avec la France, dans les conditions définies par la déclaration du 19 mars 1962 ? », 99,72 % des votants ont répondu « oui ». Après la reconnaissance de l’indépendance par le général de Gaulle, le GPRA choisit le 5 juillet pour la célébrer. Ce 5 juillet en chasse un autre : c’est ce jour-là, en effet, qu’en 1830, le dey d’Alger a signé l’acte de capitulation conduisant à la conquête française. Mais pour symbolique qu’ils soient, la date et l’événement ne pouvaient enrayer des mécanismes de violences enracinés dans les profondeurs de la société coloniale, dont le dernier accès se produit dans la liesse même des manifestations de la première fête nationale algérienne.
Le nombre total de victimes de l’OAS s’élèverait en métropole à 71 morts et 394 blessés. C’est dans un attentat contre André Malraux en février 1962 qu’une fillette -Delphine Renard- est gravement blessée aux yeux. En Algérie, 2200 morts au moins au total. Pour la période allant jusqu’à l’arrestation de Salan (le 20 avril 1962), on compterait 12999 explosions au plastic, 2546 attentats individuels et 510 attentats collectifs.
Le 15 mars 1962, 6 dirigeants des centres sociaux éducatifs (Mouloud Feraoun, Ould Aoudia, Max Marchand...) sont tués.
A la fin des années 90, Jean Jacques Susini (né à Alger en juillet 1933) commence une nouvelle carrière politique au sein du FN.
Arrêté à la suite de la Semaine des barricades (janvier 1960), il avait fait connaissance de Jean-Marie Le Pen venu lui rendre visite à la prison de la Santé. Les deux hommes s’étaient liés d’amitié.
Après l’échec de l’OAS, Susini se cache à l’étranger. La Cour de sûreté de l’État prononce deux condamnations à mort à son encontre, d’une part pour son rôle au sein de l’OAS et d’autre part comme instigateur de l’attentat manqué contre de Gaulle, au mémorial du Mont Faron en août 1964. Il revient en France après l’amnistie de 1968. Il est à nouveau arrêté et détenu pour plusieurs affaires ; avant d’être jugé, il est bénéficie d’une amnistie de François Mitterrand.
En 1997, Jean-Marie Le Pen le nomme secrétaire de la fédération frontiste des Bouches-du-Rhône pour contrer l’ascension de Bruno Mégret. Il se présente sous l’étiquette du Front National aux élections législatives à Marseille en 1997 et obtient 45% des suffrages au deuxième tour. Conseiller régional PACA de 1998 à 2004, il figure en vingt-cinquième position sur la liste Le Pen aux élections européennes de juin 1999. En janvier 2000 Jean-Marie Le Pen le fait entrer au Bureau national du FN.
[1] Sylvie Thénault est historienne, chercheuse au CNRS. Outre Histoire de la guerre d’indépendance algérienne, éd. Flammarion, avril 2005 (21 €), elle a publié Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, éd. La Découverte, Paris, 2001.
[2] Voir Rémi Kauffer, OAS, histoire d’une guerre franco-française, éd. Seuil, 2002 - p. 128.
[3] Anne-Marie Duranton-Crabol, Le temps de l’OAS, éd. Complexe, Bruxelles, 1995 - p. 74.
[7] Guy Pervillé, « L’Algérie dans la mémoire des droites », in Jean-François Sirinelli (dir.), L’Histoire des droites en France, t. II, Cultures, Gallimard, 1992, p. 621-644.
[8] Anne-Marie Duranton-Crabol, op. cit., p. 103-106.
[9] Manifeste cité par Serge Berstein, « La peau de chagrin de « l’Algérie française » », art. cité, p. 215
Cet article, consacré aux événements du 26 mars 1962 à Alger, fait suite à celui qui évoque la situation dans cette ville pendant la semaine qui a suivi les accords d’Evian du 18 mars 1962. Il reprend les pages 572 à 581 du quatrième tome, intitulé Les feux du désespoir, de La Guerre d’Algérie d’Yves Courrière (éd Fayard, 1971). Nous avons également repris les trois photos localisant des fusils mitrailleurs OAS, extraites du rapport secret “Renseignements judiciaires et militaires” établi au lendemain du 26 mars 1962 [1], et la Une de La Dépêche d’Algérie du lendemain faisant état d’un premier bilan des victimes.
Dans un point de vue publié sur ce site, Jean-Pierre Gonon, avocat algérois qui avait dû quitter l’Algérie en 1959 pour se réfugier à Paris, confirme le récit d’Yves Courrière en rapportant le témoignage de son père. Celui-ci a vu distinctement, depuis l’appartement familial situé au 59 de la rue d’Isly, sur le toit de l’immeuble d’en face, au 64 de la rue d’Isly, sur lequel se trouvait le « journal lumineux » bien connu des Algérois, un fusil mitrailleur ouvrir le feu. Pour lui, les civils tués le 26 mars 1962 à Alger suite aux tirs de l’armée française sont des victimes de l’OAS.
« Les organisateurs de la manifestation avaient voulu l’épreuve de force. En lançant délibérément la foule contre les barrages militaires, ils couraient le risque de les voir balayés et de pouvoir gagner Bab-el-Oued, victorieux. Ils couraient également celui de voir la troupe réagir et, sachant la présence de leurs partisans armés dans les immeubles avoisinants, de provoquer le drame. Ils avaient acculé l’armée “à prendre ses responsabilités”, espérant jusqu’au bout la voir basculer. Ils étaient fixés. Plus de cinquante morts innocents payaient leur aveuglement. » (Yves Courrière)
Rue d’Isly, devant la grande poste d’Alger, après la fusillade du 26 mars 1962.
Aux premières heures de la matinée [du lundi 26 mars 1962], tout Alger sait que l’organisation appelle à la manifestation. Des milliers d’Algérois ont trouvé dans leur boîte à lettres le tract TZ 109 émanant de la zone Alger-Sahel de l’OAS, commandée par le colonel Vaudrey :
« Halte à l’étranglement de Bab-el-Oued.
« Une opération monstrueuse, sans précédent dans l’histoire, est engagée depuis trois jours contre nos concitoyens de Bab-el-Oued. On affame cinquante mille femmes, enfants, vieillards, encerclés dans un immense ghetto, pour obtenir d’eux par la famine, par l’épidémie, par « tous les moyens » ce que le pouvoir n’a jamais pu obtenir autrement : l’approbation de la politique de trahison qui livre notre pays aux égorgeurs du FLN qui ont tué vingt mille Français en sept ans. La population du Grand Alger ne peut rester indifférente et laisser se perpétrer ce génocide. Déjà, un grand élan de solidarité s’est manifesté spontanément par des collectes de vivres frais. « Il faut aller plus loin : en une manifestation de masse pacifique et unanime, tous les habitants de Maison-Carrée, de Hussein-Dey et d’El-Biar rejoindront ce lundi, à partir de 15 heures, ceux du centre pour gagner ensemble et en cortège, drapeaux en tête, sans aucune arme, sans cri, par les grandes artères, le périmètre du bouclage de Bab-el-Oued. « Non les Algérois ne laisseront pas mourir de faim les enfants de Bab-el-Oued. Ils s’opposeront jusqu’au bout à l’oppression sanguinaire du pouvoir fasciste. « Il va de soi que la grève sera générale à partir de 14 heures. « Faites pavoiser. »
L’apparence du tract est anodine. Malgré ses outrances de langage destinées à enflammer l’esprit des Algérois, il ne s’agit que d’une manifestation pacifique. Mais qui doit briser le blocus de Bab-el-Oued et en réalité recréer au centre d’Alger une zone insurrectionnelle. C’est le seul moyen d’effacer ce qu’il faut bien appeler un échec. Cette fois, on ne renouvellera pas l’erreur d’Achard le 23 mars, on n’attaquera pas la troupe. On lui opposera les poitrines innocentes de la population. Et l’armée devra se déterminer. Ou elle laissera passer et la victoire sera au bout de la rue d’Isly, de la rue Bab-Azoun et de la rue Bab-el-Oued, ou elle refusera et il faudra tirer. C’est le « rush final » préconisé par Salan dans l’instruction N° 29.
Dès qu’il a connaissance de l’appel à la manifestation, le préfet de police Vitalis Cros fait diffuser toutes les demi-heures le communiqué suivant : « La population du Grand Alger est mise en garde contre les mots d’ordre de manifestations mis en circulation par l’organisation séditieuse. Après les événements de Bab-el-Oued, il est clair que les mots d’ordre de ce genre ont un caractère insurrectionnel marqué. Il est formellement rappelé à la population que les manifestations sur la voie publique sont interdites. Les forces de maintien de l’ordre les disperseront, le cas échéant avec la fermeté nécessaire. » Des voitures haut-parleurs militaires sillonnent la ville pendant toute la matinée, répétant inlassablement au long des rues la « mise en garde officielle ». Des voitures haut-parleurs militaires sillonnent la ville pendant toute la matinée, répétant inlassablement au long des rues la « mise en garde officielle ».
L’épreuve de force
Ce lundi 26 mars 1962, aucun de ceux qui l’ont vécu à Alger ne l’oubliera jamais. Cette journée devait voir se produire l’inimaginable. Le massacre d’une population désarmée. Le comble de l’horreur. Depuis, chaque partie s’est justifiée, s’est servie des tragiques événements pour soutenir sa politique. Aucun de ceux qui y ont assisté — j’en fus — ne comprirent quoi que ce soit, dans l’instant, à l’atroce boucherie. Ils n’entendirent que les coups de feu, ne virent que le sang, les cris, les larmes. Ensuite, chacun prit dans l’arsenal des justifications ce qui servait ses convictions, rejetant les arguments de l’adversaire. Dix ans ont passé. Les langues se sont déliées. Les documents secrets concernant la tragédie ont pu être retrouvés après une longue enquête tant du côté gouvernemental que du côté de l’OAS. Ils permettent aujourd’hui de se faire une idée de ce que furent les responsabilités de chacun. Je ne tente de convaincre aujourd’hui aucun de ceux qui « sont convaincus d’avance », quel que soit leur camp. J’ai simplement cherché — témoignages et documents à l’appui — la vérité sur ces heures qui m’ont bouleversé, sur ces heures qui ont marqué la fin d’une époque.
Dès l’aube, le général Capodano, responsable militaire du maintien de l’ordre dans le Grand Alger, prend des mesures rendues nécessaires par l’interdiction de la manifestation. Outre les vingt-cinq escadrons de gendarmes mobiles, les compagnies de CRS et les bataillons d’infanterie qu’il a à sa disposition, il fait appel à des éléments du 4e régiment de tirailleurs du colonel Goubard. On se souvient du rôle du colonel lors des journées d’avril 1961 auprès du général Arfouilloux dont il était l’adjoint à Médéa. Après le putsch, Goubard a pris le commandement du 4e RT, formé en grande majorité de tirailleurs musulmans. De la fin de la trêve unilatérale au 19 février 1962, le 4e RT a fait « la chasse aux fells » dans la partie ouest de l’Ouarsenis et dans le secteur de Boghari. Du 19 février au 23 mars, il a fait « de la présence » comme toutes les autres unités de secteur. Étant une unité de réserve générale, ses compagnies sont éparpillées de Rocher-Noir à Djelfa. À l’heure de la lutte anti-OAS, Goubard s’inquiète. Son unité risque d’y être mêlée. Le 16 mars, lors d’une visite du général Ailleret à son PC de Berrouaghia, il s’ouvre de ses craintes au commandant supérieur. « Pour se battre contre les fells, nous sommes toujours d’accord, dit-il. S’il y a une guerre civile contre l’OAS, nous la ferons. À contrecoeur, mon général, mais nous la ferons. Il ne faut pourtant pas compter sur le 4e RT, composé en majorité de musulmans, dont certains sont d’anciens ralliés pour participer au maintien de l’ordre à Alger. Mes hommes sont d’excellents combattants ; ils ont fait leurs preuves, mais ils sont pour la plupart illettrés, frustes et se sentiraient désemparés dans une ville comme Alger où la population européenne — à travers l’OAS — s’est montrée très hostile aux musulmans. »
Ailleret a compris. Il a promis à Goubard de donner les ordres nécessaires pour que le 4e RT ne soit pas mêlé aux opérations de police à Alger. Or ces ordres — confirmés par le commandant supérieur — n’ont jamais été transmis. Le 23 mars, le colonel Goubard doit mettre à la disposition d’Alger-Sahel son état-major technique n°1 commandé par le chef de bataillon Pierre Poupat, et trois compagnies. La 1e compagnie commandée par le capitaine Ducrettet, la 6e compagnie du capitaine Techer et une compagnie mixte formée pour moitié d’éléments de la 5e compagnie du 4e RT et de la compagnie d’appui. C’est le capitaine Gilet qui en est chargé. Au total, 370 hommes, cadres compris. Goubard ne s’inquiète pas. Ses troupes ne doivent pas pénétrer à Alger. Pourtant, dès leur arrivée à Alger, ces trois compagnies sont engagées à Bab-el-Oued. Elles essuient le feu des commandos OAS, qui tirent du haut des balcons et des terrasses. Les 24 et 25 mars, elles sont employées à différentes tâches de contrôle aux alentours du Forum. Le 26 mars, à 3 heures du matin, elles bouclent un quartier européen de Maison-Carrée pour permettre à une unité de gardes mobiles de procéder à un certain nombre de perquisitions.
11 heures, ce fatal 26 mars, elles reçoivent l’ordre de quitter immédiatement Maison-Carrée et de prendre place sur le plateau des Glières. Elles devront s’opposer au passage des manifestants dans les quatre voies qui, autour de la Grande Poste, conduisent du boulevard Laferrière vers Bab-el-Oued : le boulevard Carnot, la rue Alfred-Lelluch, la rampe Bugeaud et la rue d’Isly.
À 13 h 30, le chef de bataillon Poupat met ses troupes en place. Il établit son PC au bastion 15, charge la 2e compagnie du capitaine Ducrettet de barrer le boulevard Carnot et la rue Alfred-Lelluch, et la 6e compagnie du capitaine Techer la rue d’Isly et la rampe Bugeaud. Le capitaine Techer établit son PC auprès du barrage de la rampe Bugeaud et confie la rue d’Isly au sous-lieutenant kabyle Daoud Ouchène [2], qui commandera, avec le sergent-chef Boucher, placé en 2e échelon, les 23 tirailleurs du barrage. Le convoi et une compagnie de réserve sont placés en attente boulevard Carnot. Les barrages établis, Poupat envoie son adjoint, le capitaine Ardouin du Parc, au quartier d’Orléans. Il faut savoir quels sont les ordres. En effet, le colonel Goubard. grand patron du 4e RT, ne sait toujours rien de la mission assignée à ses compagnies. Il se trouve à cette heure sur les hauts plateaux de l’Atlas saharien avec le reste de ses moyens et d’autres unités. Il est parfaitement tranquille. Il croit ses tirailleurs en réserve dans les bases de Douera et de Delly-Ibrahim !
Le barrage de l’armée est forcé
Au quartier d’Orléans, un commandant d’artillerie donne les consignes au capitaine Ardouin du Parc : « Vous devez bloquer le square Laferrière. Si les manifestants « insistent », ouvrez le feu. » Ardouin demande une confirmation écrite — selon le règlement. On la lui refuse ! Au bastion 15, le commandant Poupat, informé, réunit ses commandants de compagnie. « Je reçois l’ordre d’arrêter la manifestation par tous les moyens, y compris par le feu. Mais je n’exécuterai pas cet ordre dont la confirmation écrite ne m’a pas été donnée. Alors interdiction d’ouvrir le feu sauf si, comme à Bab-el-Oued, on vous tire dessus depuis les immeubles. » Chaque capitaine rejoint alors ses hommes et transmet les consignes. Le capitaine Techer, commandant la 6e compagnie, prescrit, dans le cas où la troupe serait trop « pressée », de tirer quelques coups de feu en l’air. Fatale imprudence.
Il est 14 h 15. La foule commence à se masser sur le plateau des Glières. Les moyens matériels mis à la disposition du 4e RT par Alger-Sahel se révèlent très vite insuffisants. Il n’y a de chevaux de frise que pour le boulevard Carnot, la rue Alfred-Lelluch et la rampe Bugeaud. Celui de la rue d’Isly est trop court. Les tirailleurs du lieutenant Daoud Ouchène sont très vite en contact avec les manifestants. Un barrage militaire mis en place rue Charles-Péguy entre les Facultés et le plateau des Glières a été emporté à coups d’amicales bourrades dans le dos et de baisers féminins. Sur le boulevard Laferrière, entre le monument aux morts et la grande poste, la foule grossit. Par milliers, les Européens répondent à l’appel de l’OAS, se massent sur le plateau qui semble leur avoir été abandonné. « Al-gé-rie fran-çaise… L’ar-mée avec-nous »… Les slogans relaient les Marseillaise qui fusent aux quatre coins des Glières. On entonne les Africains. Le cortège se forme. En tête, de très jeunes gens, presque des gosses, en blue-jeans et chemises roses ou bleu ciel — l’uniforme de la jeunesse d’Alger, le printemps venu — brandissent des drapeaux tricolores. Hommes, femmes, enfants les suivent. Car on est venu en famille. Il y a même des vieillards qui marchent à petits pas. Le succès de la manifestation dépasse tout ce qu’on pouvait attendre. Tout Alger est descendu pour « voler au secours de ceux de Bab-el-Oued ».
Les premiers rangs du cortège hésitent. Le boulevard Carnot, la rue Alfred-Lelluch, la rampe Bugeaud, sont bouclés par des chevaux de frise. Derrière, sur deux rangs, les tirailleurs ont l’arme au poing. Une seule voie semble moins hostile : la rue d’Isly. Le lieutenant Daoud Ouchène a disposé ses hommes en travers de la rue. Le seul élément de barbelé, insuffisant, est contourné sans difficulté. Pourtant, les manifestants hésitent encore. Les tirailleurs algériens sont tendus. Quelques instants auparavant, une vingtaine de jeunes gens et de jeunes filles brandissant un drapeau OAS les ont insultés. « On se retrouvera, espèces de fellaghas… » La plupart des tirailleurs ne parlent pas français. Au passage, ils n’ont reconnu que le mot fellagha. La tension monte. Les armes sont braquées contre la foule. « Vous n’allez pas nous tirer dessus », crie un homme. Le lieutenant fait relever quelques canons de MAT puis s’avance vers la foule, les bras en croix.
« Halte ! » crie-t-il. Il est blond, rose, paraît très jeune sous son képi bleu recouvert d’une housse kaki. Il a des jumelles en sautoir, un pistolet au côté. Les manifestants voient en lui un « Européen » et non plus un quelconque de ces musulmans menaçants. On ignorera toujours qu’il est kabyle et s’appelle Daoud Ouchène. Un homme d’une quarantaine d’années, en costume marron clair, le regard caché par des lunettes aux verres fumés, s’approche : « Mon lieutenant, on veut simplement aller secourir ceux de Bab-el-Oued. On ne fait rien de mal. Vous êtes français comme nous… — Impossible, j’ai des ordres. » Ouchène, devant les supplications de l’homme et celles d’un porte-drapeau qui l’accompagne, laisse passer individuellement une trentaine de personnes. Soudain, le porte-drapeau revient vers le barrage. « Allez, venez, crie-t-il. On passe un à un par toutes les rues possibles. Allez… Tous à Bab-el-Oued. »
Environ trois cents personnes se précipitent, bousculent les tirailleurs de plus en plus affolés. Non seulement le barrage est brisé, mais les hommes sont pris à revers. En effet, aucun barrage n’a été prévu dans l’avenue Pasteur. Les tirailleurs d’Ouchène sont isolés dans la foule. Une femme embrasse le « petit lieutenant français », d’autres civils, au contraire, insultent les musulmans. Un homme d’une cinquantaine d’années écarte la veste de son costume gris froncé et, montrant la crosse d’un 11,43 qu’il porte dans un holster, dit à Ouchène : « Moi, je suis capitaine de réserve. Vous voyez ce pistolet, il n’est pas pour vous mais pour de Gaulle, les gendarmes mobiles et les colonels d’Alger. Vive l’armée d’Afrique. » C’est l’hystérie. À quelques mètres, c’est déjà l’échauffourée. Des crachats pleuvent sur les soldats. Le sergent Lazzaroni — un Européen — est bousculé, frappé. Il se dégage et arme son PM. Il le brandit. Va tirer en l’air selon les ordres du capitaine Techer, qui a fait désigner un sous-officier européen à chaque barrage pour cette mission bien imprudente. Ouchène, conscient du danger, lui crie de désarmer sa MAT. Le sergent obéit. Le lieutenant appelle son capitaine grâce à son ANPR C6. Il est affolé. « Mon capitaine, certains ont déjà passé le barrage. — Arrêtez la manifestation. » Le commandant Poupat envoie la compagnie de réserve du capitaine Gilet à la rescousse. « Coupez le cortège », ordonne-t-il. Gilet arrive par la rue de Chanzy avec ses tirailleurs. Il est 14 h 45. Soudain, une rafale de FM claque sur la gauche du lieutenant Ouchène, rue d’Isly.
« On nous tire dessus »
« On nous tire dessus, crie celui-ci dans son émetteur-récepteur. Je riposte ? — Affirmatif », répond le capitaine Techer. Mais c’est déjà la boucherie. Les tirailleurs, affolés, tirent dans la foule. Tout va à la vitesse de l’éclair. Un instant figés, les manifestants tentent de s’égailler. On se rue sur les portes cochères, dans le renfoncement des boutiques. On s’abrite derrière les arbres. Devant la Grande Poste ? neuf personnes se sont jetées à terre, tête contre tête, tragique étoile plaquée sur la chaussée. Un homme est frappé d’une balle de FM en pleine tête. Il s’écroule sans vie, le visage éclaté. Le vacarme est infernal. Aux claquements sonores des fusils mitrailleurs répondent les rafales aigrelettes des PM. Les plus meurtrières. Certains tirailleurs paniqués ont cherché refuge dans les encoignures de portes mais d’autres tirent comme en campagne, par réflexe, l’arme à la hanche, sur les façades et aussi sur la foule.
Ouchène a repéré deux armes automatiques, des FM qui tirent en feux croisés des étages supérieurs de l’immeuble, 64, rue d’Isly, et de celui de la Warner Bros, au coin de la rue d’Isly et de l’avenue Pasteur. Il fait arroser les façades. Mais il n’y a pas que ces armes qui tirent dans la foule, sur les militaires. Un autre FM, placé sur un balcon de la rue Alfred-Lelluch, tire en enfilade dans la rue de Chanzy. Les impacts de balles qui ont atteint l’unique voiture en stationnement rue de Chanzy, une Wolkswagen n° 760GP 9A, en sont une preuve irréfutable. C’est l’enfer. On tire de partout. De tous les barrages de tirailleurs, des immeubles, des toits, des terrasses, de la foule aussi. Des grenades explosent. Or, aucun tirailleur du RT n’en est muni. Hurlements, sifflements de balles, odeur de la poudre et déjà du sang. La fusillade nourrie dure à peine trois minutes.
« Halte au feu, nom de Dieu. Halte au feu… » C’est Ouchène qui crie. Il a déjà crié une première fois mais personne ne l’a entendu. Cette fois, la fusillade s’arrête. Encore quelques coups de feu sporadiques. Puis de nouvelles fusillades. Celles-là plus lointaines. Elles viennent du Forum et du carrefour de l’Agha où des francs-tireurs OAS ont tiré sur les gendarmes. Déjà, on se précipite vers les blessés. On néglige les morts. Un pompier-brancardier est touché à la cuisse par une dernière balle. Ses camarades le tirent à l’abri d’une porte cochère. Des hommes, par bonds successifs, tentent d’approcher des corps étendus sur les trottoirs, sur la chaussée, au milieu de flaques de sang. Le sol est jonché de morceaux de verre, de chaussures de femmes, de foulards, de vêtements, de débris de toutes sortes. Sur le plateau des Glières, des colonnes de CRS et de militaires progressent, lentement. Ils vont de palmier en palmier, le canon de la mitraillette ou du mousqueton dirigé vers les toits et les balcons. L’air est saturé de poussière, de poudre brûlée. Les hurlements des premières sirènes de voitures de pompiers et d’ambulances succèdent aux rafales d’armes automatiques. Des infirmiers en blouse blanche chargent les blessés. Adossé contre un platane, rue d’Isly, un homme dépoitraillé se tient le ventre, du sang macule son pantalon. Avec précaution, deux secouristes le placent sur un brancard puis, à la hâte, remontent l’avenue Pasteur vers la clinique Lavernhe toute proche. Les secours s’organisent. On charge les blessés dans les ambulances. On réserve les morts pour le camion militaire. Près d’un corps sans vie, une petite fille pleure. C’est fini.
Sortant de leurs abris de fortune, les Algérois, hébétés, hagards, les vêtements souillés de poussière et parfois de sang, contemplent le spectacle. La rue d’Isly est un champ de bataille. Partout, des flaques de sang, des cadavres, des blessés. Une femme hurle, trépigne sur place. Son mari la tient par le bras, impuissant à calmer sa crise de nerfs. Déjà, un camion militaire s’éloigne. Les pieds des cadavres dépassent du plateau et brinquebalent à chaque cahot. Un prêtre à longue barbe est agenouillé près des corps sanglants. Il murmure une prière. Une jeune femme, exsangue, trempe un drapeau tricolore dans une flaque de sang. Des soldats progressent en colonne le long de la rue d’Isly. Alors elle leur crie : « Pourquoi, pourquoi ?… Pourquoi avez-vous fait ça ? » Puis elle éclate en sanglots. Chez Claverie, une boutique de frivolités située face à l’immeuble de la Warner Bros, rue d’Isly, on dégage deux cadavres qui ont basculé dans la vitrine parmi les mannequins hachés par les rafales. Le soir de ce 26 mars, à la morgue, 46 corps attendront qu’on vienne les reconnaître. La tragique fusillade a fait 46 morts et 200 blessés. Beaucoup ne survivront pas à leurs blessures. Les tirailleurs ont dix blessés, dont deux très graves.
Le journal d’Alger, le lendemain du drame.
Reprenant leurs esprits, les Algérois fuient maintenant le lieu du massacre et vont se réfugier chez eux, abasourdis devant l’atroce réalité : l’armée a tiré sur la foule. L’inimaginable s’est produit. Cette fois, la population est définitivement abattue. Pendant toute la soirée, on va téléphoner à ses parents, à ses amis, pour prendre des nouvelles. Pour se rassurer aussi. Les bruits les plus fous courent alors dans Alger. Dans l’excitation des conversations, les tirailleurs du 4e RT se transforment en fellaghas, on a vu l’insigne de la wilaya 4 peint sur leurs casques ! Ils ont ouvert le feu sur une foule désarmée et pacifique. Ils ont achevé des blessés… L’OAS amplifie ces bruits. C’est son ultime espoir de reprendre en main une population qui vient d’être durement touchée. Le colonel Vaudrey, qui a provoqué la manifestation et qui y a assisté d’un appartement du centre d’Alger, n’a plus que ce moyen de se justifier. Non, l’OAS n’a pas attaqué les forces de l’ordre. Personne n’était armé. C’est une provocation délibérée du pouvoir. De Gaulle a ordonné que l’on tire sur la foule.
Qui a tiré le premier ?
La réalité est bien différente. Elle n’excuse pourtant pas le massacre. La seule question qui restera sans réponse est celle-ci : qui a tiré le premier ? Les officiers et soldats du 4e RT affirmeront que la première rafale est partie de l’étage supérieur du 64, rue d’Isly. L’OAS dira que les « Arabes » ont ouvert le feu sur la foule. Qu’importent ces querelles ? Seuls les morts comptent.
Il est indéniable que l’OAS avait donné l’ordre de manifester sans armes. Il est non moins indéniable que trois armes automatiques ont pourtant été repérées en plein cœur de la fusillade. L’une au 64, rue d’Isly, l’autre dans l’immeuble de la Warner, la troisième rue Alfred-Lelluch. Sitôt après le drame, on retrouvera des traces d’huile et des douilles de FM sur les lieux. La présence du fusil mitrailleur au 64, rue d’Isly sera d’ailleurs confirmée par la concierge et les locataires de l’immeuble situé en face, au n° 57. Les emplacements de sept autres armes ayant tiré sur la foule et sur les forces de l’ordre seront localisés à la suite de l’enquête ouverte au lendemain du 26 mars. Le recoupement des témoignages venant des bords les plus divers le prouve avec exactitude.
Il n’en est pas moins vrai que les tirailleurs ont tiré. Très exactement, 1 135 balles de mitraillettes MAT 49, 427 de fusils MAS 56 et 420 de fusils mitrailleurs AA 52. 102 tirailleurs ont fait usage de leurs armes dont 15 Européens sous-officiers ou appelés. Mais si ces troupes aguerries au combat en campagne avaient tiré toutes ces balles sur la foule compacte des manifestants, ce n’est pas 46 morts mais des centaines qu’on aurait eu à déplorer. Quant à l’histoire des casques peints « aux insignes de la wilaya 4 », voici ce qu’il en est : six hommes du 4e RT avaient en effet tracé des marques de reconnaissance sur leur casque, cinq musulmans — Mohammed Hammadi (une tache verte), Mohammed Ghezala (une bande verte), Aïssa Ziane (une tache verte), Mohammed Bouhoun (une tache verte) et Beradia (une bande verte et trois taches). Illettrés, ils avaient trouvé ce moyen de reconnaître leur casque lourd. Quant au sixième soldat, un Européen, Jean-Claude Habib, il avait simplement tracé ses initiales JCH sur le devant de sa « casserole ».
J’ai cherché à savoir si d’anciens rebelles incorporés au 4e RT se trouvaient sur les lieux du massacre. Quatre ex-MNA de Bellounis se trouvaient rue d’Isly, tous farouches anti-FLN engagés volontaires depuis 1959-1960 ou 1961, et un ex-FLN, engagé en août 1961. Un ex-MNA et un ex-FLN se trouvaient boulevard Bugeaud. Seul Ghezala Mohammed, ex-MNA, avait une bande verte sur son casque ! En outre, tous les tirailleurs étaient encadrés de sous-officiers ou officiers français qui n’ont assisté à aucune provocation de leur part. L’hypothèse, pratique pour l’OAS, tombe à l’eau.
Les responsabilités
Les responsabilités de ce drame atroce sont partagées. Il est certes criminel d’avoir jeté des tirailleurs musulmans dans la fournaise d’Alger, compte tenu de l’attitude européenne des semaines précédentes. Et de les avoir placés aux « premières loges ». Il n’est pas moins criminel d’avoir poussé la population européenne à manifester, en ayant placé des armes automatiques sur les lieux où l’affrontement était inévitable. Même si ces armes n’ont pas tiré les premières. Ce qui n’est ni certain ni prouvé. Les organisateurs de la manifestation avaient voulu l’épreuve de force. En lançant délibérément la foule contre les barrages militaires, ils couraient le risque de les voir balayés et de pouvoir gagner Bab-el-Oued, victorieux. Ils couraient également celui de voir la troupe réagir et, sachant la présence de leurs partisans armés dans les immeubles avoisinants, de provoquer le drame. Ils avaient acculé l’armée « à prendre ses responsabilités », espérant jusqu’au bout la voir basculer. Ils étaient fixés. Plus de cinquante morts innocents payaient leur aveuglement.
Le récit d’Yves Courrière
publié le 6 juillet 2008 (modifié le 25 juillet 2019)
Malgré la fin des empires coloniaux, qui appartiennent à un temps révolu et qui ont placé de nombreux pays en voie de développement sous tutelle, mandat, protectorat, notamment en Asie, en Afrique et en Amérique latine, certains pays peinent à dépasser les traumatismes de cette époque qui ont imprégné les imaginaires des peuples tant sur les plans politique, économique ou même affectif. Le cas de l’Algérie est un exemple qui illustre parfaitement ces propos au regard de ses relations tumultueuses et tourmentées avec la France depuis des décennies.
La colonisation française de l’Algérie, qui a duré de 1830 à 1962, a été ponctuée par de nombreuses tentatives de "franciser" le pays. Une période encore omniprésente dans la mémoire collective du peuple algérien et des autorités officielles algériennes successives. En effet, les Algériens réclament des excuses de la France, qui se font d’ailleurs toujours attendre, concernant l’époque coloniale.
C’est à croire que les deux pays se gardent bien d’aborder les dossiers historiques épineux, malgré l’importance de reconnaitre les erreurs du passé, notamment du côté français, pour aller de l’avant et effectuer le travail nécessaire de mémoire. Régler la question de la mémoire commune est fondamental pour assainir les rapports, bâtir des relations stratégiques et se réconcilier de manière pérenne.
Lors de la visite de la Première ministre française, Elizabeth Borne, en Algérie depuis quelques semaines, deux dossiers délicats ont été écartés des travaux de la commission mixte franco-algérienne. Le dossier de la "mémoire", qui revêt une grande importance pour l’Algérie, mais sur lequel Paris émet des réserves, et celui des visas français pour les Algériens, dont le quota a été sensiblement réduit, pour des considérations liées au débat politique qui fait rage en Europe au sujet de l’immigration et de l’afflux de réfugiés en général, et non seulement des Algériens. L’affaire du navire Ocean Viking transportant 234 migrants, qui a dû naviguer en vain le long des côtes européennes des semaines durant, n’est qu’un exemple frappant de l’exacerbation de ce problème.
En réalité, Paris a récemment réduit le nombre de visas délivrés aux Algériens passant de 400 000 visas par an à 180 000 uniquement. Ces décisions " administratives " sont certainement liées à des considérations politiques et affecteront le libre mouvement des personnes, tel qu’il a été ordonnancé dans le cadre de l’accord signé entre les deux pays en 1968. En effet, cet accord donnait la préférence aux Algériens souhaitant émigrer en France et s’installer dans l’Hexagone. Toutefois, force est de constater que ces temps sont bel et bien révolus.
L’historien français, Benjamin Stora, spécialiste de la colonisation et conseiller quasi permanent de plusieurs présidents français sur la question de l’Algérie, a publié un ouvrage intitulé "Les mémoires dangereuses : de l’Algérie coloniale à la France d’aujourd’hui", qui n’était pas du goût des autorités algériennes, comme il ne comportait aucun appel à des excuses officielles de Paris, ni même à indemniser les familles ou les descendants des victimes des essais nucléaires dans le Sahara algérien.
Dans son ouvrage, Benjamin Stora a recommandé, entre autres, la création d’une commission mixte appelée "Mémoire et vérité", afin de documenter les témoignages des survivants de la guerre d’indépendance algérienne. De même, M. Stora a insisté sur la nécessité d’améliorer l’enseignement de la guerre d’indépendance algérienne dans les écoles en France et de ne plus faire référence au colonialisme dans les cours.
De son côté, l’Algérie cherche à diversifier ses relations économiques, notamment avec l’Allemagne, l’Italie, et même la Turquie en raison des relations précaires et instables qu’elle entretient avec Paris. Des relations toujours otages de ce passé douloureux pour les Algériens sur les plans de la mémoire, des guerres qui ont opposé les deux pays et la question de l’immigration. À noter que l’Algérie possède les plus grandes réserves de gaz naturel d’Afrique, soit environ 4 milliards de mètres cubes, auxquelles viennent s’ajouter des réserves de pétrole d’environ 1,5 milliard de tonnes. De plus, le pays aspire à construire le plus long gazoduc qui s’étendrait du Nigeria jusqu’à la mer Méditerranée.
Alors que Paris appréhende les démarches unilatérales d’ouverture de l’Algérie à l’égard de ses partenaires européens, la capitale française s’efforce de faire la part des choses entre le volet historique, lié à la mémoire, et le volet économique. C’est dans cette logique que s’inscrit la dernière visite d’Elizabeth Borne en Algérie, accompagnée d’une imposante délégation de 15 ministres de son gouvernement, dans une tentative d’acter la réconciliation entre les deux pays. Cette visite s’est conclue par la signature de douze protocoles d’accords dans les domaines de l’industrie, du travail et de l’archéologie.
Par ailleurs, dans le contexte de la guerre russe contre l’Ukraine, et de la décision fâcheuse de Moscou de couper l’approvisionnement de l’Europe en gaz, la dernière chose souhaitée par Paris aujourd’hui c’est de voir ses relations économiques avec un grand pays exportateur de pétrole et de gaz se détériorer sur fond de questions historiques, dont Paris craint les répercussions. Dès lors, il est probable que la France continue à "manœuvrer" en vue de sécuriser ses besoins en dérivés pétroliers, sans se laisser aller jusqu’à présenter des excuses officielles, qui auront des implications politiques, morales et financières que la France n’est pas en mesure d’assumer.
Même si "les excuses des braves" restent une option valable en société et entre les individus pour régler leurs différends, on ne peut pas en dire autant lorsqu’il s’agit de politiques et d’intérêts impliquant des États.
Edition du 24 mars 2005 > Guerre d'Algérie El Watan
ZHOR ZERARI Militante de la libération, ancienne détenue, écrivain, journaliste « Pendant la Révolution nous vivions au futur » Dans le médaillon de sa mémoire, Zhor Zerari porte en incrustation dans le nacre de son âme le portrait de son père qui, écrit-elle, « fait partie de cette longue liste de milliers de ceux qu'on a appelés les portés disparus » de la grève des 8 jours.
En mars 1962, alors qu'elle sortait de la prison de Rennes, elle écrira ces quelques vers qui résonnent comme un sanglot étouffé :
« Qu'importe le retour
Si mon père
N'est pas sur les quais
De la gare. »
Cette femme est un cube de courage, ses six facettes en portent le nom. Elle a cautérisé à vif les blessures physiques et morales que lui a infligées le tortionnaire Schmitt, aujourd'hui général à la retraite, qui continue à déverser sur les résistants algériens un discours encore plus glauque que ses terribles pensées. Zhor Zerari, qui s'est guérie à la thérapie des mots, ainsi qu'en témoignent ses poèmes de prison, s'est tout naturellement engagée dans la presse au lendemain de l'indépendance.
La police est rentrée chez vous pour la première fois en 1945 pour cueillir votre père et depuis, que ce soit à Annaba, la ville de votre enfance, ou à Alger, ses visites ont été d'une étonnante assiduité, la dernière remonte à 1957 lorsqu'elle est venue vous arrêter. Comment résumeriez-vous toutes ces années de tourments à un jeune Algérien ?
J'ai eu une enfance normale à Annaba. Enfin, quand je dis normale... J'allais à l'école, mais aussi à la médersa, mon père tenait beaucoup à ce que j'apprenne l'arabe, parce que l'arabe et l'Islam tenaient un rôle prépondérant dans notre éducation. Ainsi, je me souviens que nous nous sentions, par exemple, très proches de l'Egypte. El Moussawar était pour nous une revue extraordinaire. Lorsque, par exemple, nous voyions par terre un petit morceau de papier écrit en arabe, nous le ramassions, quel que soit ce qu'il y avait d'inscrit. L'écriture arabe était sacrée. A ce propos, je pense souvent à mon maître à la médersa, cheikh Belkacem mort il y a quelques années, qui avait été torturé terriblement en 1945. Il en est resté sourd toute sa vie. C'était à Annaba, Bône, fief des colons. J'étais au collège Vaccaro, je méritais pourtant d'être admise au lycée Mercier, où l'on étudiait le grec et le latin, ayant obtenu d'excellents résultats en français, mes rédactions étaient lues pour l'exemple, et en mathématiques. Mais une « bougnoule » n'avait pas droit au grec et au latin. Même dans ce collège, il y avait très peu d'Algériennes. L'examen d'entrée en sixième était un véritable barrage. Mon père militait au PPA. A mes yeux, il était un père courage, capable de redémarrer de zéro à chaque instant. Il était pour moi un symbole de liberté. Il a élevé ses frères et sœurs, tout comme il a aidé d'autres. J'étais très proche de lui. Tôt le matin, je sortais avec lui, nous allions d'abord ouvrir le magasin, il tenait une laiterie puis je me rendais à l'école. Lorsque je revenais à la mi-journée, il allait prendre quelque repos pendant que je le remplaçais. Ainsi s'égrenaient les jours... Un matin, vers 6 h, sur le seuil du magasin, je trouvais le journal. Il parlait des « fellaghas » tunisiens. Nos voisins venaient de déclencher leur lutte armée. J'en rageais. Enfant, je me demandais quand allait venir notre tour ? Il faut dire qu'auparavant, il y avait eu l'affaire du démantèlement de l'OS et le cousin qui avait été arrêté... J'étais imprégnée de cet esprit nationaliste, je vivais dans cette atmosphère, cette attente de quelque chose qui allait venir. J'attendais le 1er novembre... Annaba ce n'était pas comme à Alger, Algériens et Européens ne se fréquentaient pas ou alors, ils se côtoyaient à de rares exceptions. A l'école, ma camarade de table et moi ne nous parlions pratiquement pas.
Comment votre famille est-elle venue à Alger ?
Je suis d'abord venue toute seule. Mon père m'avait inscrite à l'école Pigier puis à l'école Joinville, qui étaient tous deux des établissements privés. Ainsi, m'avait-il dit, tu ne passeras plus devant le conseil de discipline. Quelque temps après, toute la famille est venue me rejoindre. Je n'ose pas le dire, mais je crois que je lui manquais.
En somme, une enfance ordinaire de colonisée, avec tout ce que cela comporte de brimades « ordinaires » à l'école, dans la rue...
Comme je le disais auparavant, l'ambiance d'Alger était différente de celle de Annaba. Ici à Alger, les deux communautés étaient voisines. Si nous prenons l'exemple de Belcourt où nous habitions, il y a la rue de Lyon (aujourd'hui Belouizdad) occupée par les Européens, et il y a toutes les rues adjacentes où nous vivions. Il y avait une mixité communautaire qui n'existait pas à Annaba où la cassure était nette. L'architecture sociourbaine était différente. Je ne savais pas, par exemple, avant de venir à Alger, ce qu'était Nœl. Pour en revenir à mon père, il continuait de militer au PPA-MTLD ; comme je le quittais rarement, et même si je n'écoutais pas, j'entendais les conversations. Mon père qui appréciait beaucoup un imam, cheikh El Madani, ne ratait jamais son sermon hebdomadaire. Je me souviens que lorsqu'il rentrait à la maison, il réunissait tout le monde pour répéter el khotba qu'il venait d'écouter. Le jour où cet imam est mort toute la ville de Annaba était derrière son cercueil pour l'accompagner jusqu'à sa dernière demeure. Cela se passait après la Seconde Guerre mondiale.
Comment avez-vous vécu cette période de l'après-guerre qui a vu un foisonnement nationaliste, étiez-vous informée de ce qui se passait au sein du parti dans lequel militait votre père ? Aviez-vous connaissance des crises politiques qui ont précédé le 1er Novembre 1954 ?
Je vivais un peu cela à travers mon cousin Abdelwahab. Je ne cessais de le tarabuster pour qu'il m'obtienne une carte du PPA-MTLD pour, me disais-je, agir en militante. Faire quelque chose. Un jour, alors que mon père avait accompagné toute la famille pour voir le très célèbre film, on disait « hindou », Mangala fille des Indes, et que je n'avais pas envie de voir, pour garder le magasin ouvert, Abdelwahab est passé, je lui ai demandé ce qu'il en était de ma carte. “Demande à ton père, moi je ne peux pas”, m'avait-il répondu. Ma déception était profonde. Je ne pouvais d'évidence pas demander à mon père de m'inscrire au PPA-MTLD.
Dans les discussions familiales ou amicales parliez-vous de l'Algérie, de l'istiqlal ?
Bien entendu. Nous parlions de l'istiqlal. Ce terme était à l'époque intimement lié au nom de Messali Hadj. Je crois bien qu'il n'y avait pas une maison à Alger, à Annaba, où je suis entrée et où je n'ai pas vu le portrait de Messali. Il était l'istiqlal.
L'adolescente que vous étiez était-elle au courant de l'affaire du démantèlement de l'OS ?
Assurément, mon cousin Abdelwahab avait été arrêté. Son avocat était hébergé chez nous.
La peur n'habitait pas encore les maisons...
Pas du tout. Quand on milite on n'a pas peur. Quand on est prêt à lutter, on n'a pas peur. On m'a souvent posé la question de savoir si, lorsque je transportais des armes et des explosifs ou lorsque j'allais les déposer, j'éprouvais une sensation de peur, lorsque je dis non, on me croit rarement et pourtant ... On me croit inconsciente. Pas du tout, je savais le danger et je le mesurais mais la rage, la volonté de vaincre étaient plus fortes que tout autre sentiment.
Quand avez-vous eu peur pour la première fois ?
Réellement peur ? C'était à la prison d'El Harrach. Pour vous situer les lieux, il y a deux quartiers, l'un dit « central » et un autre qu'on appelait le « petit », je crois qu'il était destiné aux mineurs. Un jour l'administration pénitentiaire a pris la décision de transférer les « meneuses » du « central » vers le « petit ». Comme ça, de façon tout à fait arbitraire. J'en faisais partie. Entre les deux, il y avait un mess qui dominait les fenêtres haut placées équipées de barreaux et de grillage. A partir du mess, les militaires pouvaient nous voir. C'était après le 13 mai 1958 que j'ai eu la peur de ma vie, car, étais convaincue que les soldats allaient nous canarder.
Fille de militant aspirant à militer, habitée par la rage de la colonisée, quel regard portiez-vous sur le militantisme au féminin ? Etait-ce plutôt normal qu'une femme milite ou alors quelque chose d'incongru ?
L'ambiance de l'époque est assez difficile à expliquer avec des mots, dans une interview. J'ai été élevée avec mes oncles, avec des garçons de la famille, j'étais tout le temps dehors, rarement à la maison. Je n'avais rien de la petite jeune fille qui préparait et qui servait le café. J'étais toujours convaincue que ce dont était capable un garçon je pouvais le faire. C'est donc naturellement que je faisais ce que je faisais. Je ne me posais pas la question de savoir si c'était normal ou non d'agir comme je le faisais. J'insiste sur l'apport de mon père. Il m'a tout appris, jusqu'à la façon de lire un journal et commencer par l'éditorial au lieu de plonger directement dans les pages où l'on parlait des « attentats ».
Votre père vous a tout appris, avez-vous senti à un moment ou à un autre qu'il souhaitait que vous passiez à l'action directe ?
Non, je ne l'ai pas senti. Je me souviens alors que je militais, j'étais déjà dans l'organisation clandestine. C'était pendant la grève des 8 jours, je devais sortir, j'avais reçu pour mission d'apporter aide et assistance et remettre des secours à des familles nécessiteuses dont les chefs avaient rejoint le djebel ou étaient incarcérés. Comment sortir ? Comment affronter mon père ? Comment lui expliquer ce qu'il ne savait pas ? Mon père était très sévère. Il était certes juste, mais rigoureux. Je lui ai envoyé mon oncle M'hamed qui lui en a parlé. Mon père est alors venu me voir et m'a demandé depuis quand ?, je lui ai répondu. Je suis sûre qu'il était très fier et même heureux. Depuis ce jour... Quand il a été arrêté la première fois pendant la guerre, il avait été atrocement torturé, ils nous l'ont « jeté » sur le seuil de la porte. C'était la première fois que j'avais vu des larmes dans les yeux de mon père. Il m'a dit : « Tu sais ma fille, c'est dur, c'est très dur, lorsqu'ils me torturaient j'avais l'impression de t'entendre à côté de moi. » De ce souvenir, j'ai écrit une nouvelle laquelle, d'ailleurs, a été portée à l'écran.
Comment avez-vous accueilli la nouvelle du déclenchement de la guerre de libération, le 1er novembre 1954 ?
Extraordinaire ! La veille du 1er novembre, je me suis rendue à la place de Chartres pour faire des courses et je le jure que j'ai senti que quelque chose allait arriver. Mais quelques mois avant le 1er novembre, j'avais vécu un moment de grand bonheur. J'habitais rue Damourah, je la remontais pour prendre le tram, rue de Lyon. A l'angle de la rue se trouvait un buraliste et sur le présentoir de journaux que vois-je ? En manchette d'un journal : « Diên Biên Phû est tombé ». Nous étions au début du mois de mai, il faisait beau, un peu frisquet en raison de l'heure matinale, et ce titre dilaté qui barrait la une du journal, ce moment était un moment de grand bonheur.
Vous n'étiez pas plus malheureuse qu'une parmi vos contemporaines. D'où vous venait cette charge de hargne et de rage ?
Je voulais que les Français partent. Que nous soyons chez nous, entre nous. Quand après 1962, j'ai eu ma carte d'identité sur laquelle il était inscrit « Nationalité : Algérienne », j'étais la femme la plus heureuse de la terre.
Donc l'engagement, le contact, l'action quand tout ça a-t-il commencé ?
D'abord il y a eu « le coup de Caterpillar » de mon oncle, Rabah qui allait devenir le commandant Azzedine. Il venait d'accomplir sa première action. Brûlé, il devait être évacué vers le maquis. Mon Dieu ce qu'il a souffert d'attendre, caché chez nous au bain maure des nuits et des jours dans une chaleur d'étuve. Je faisais la navette entre la maison et Clos Salembier. Puis en 1956, mon contact est arrivé, je me suis engagée.
Qui était-ce ?
Il est toujours vivant ! C'est Abderahmane Chaïd, il est aujourd'hui sénateur.
Vous étiez dans le réseau de Belcourt ?
Oui à Belcourt, j'ai commencé dans le transport du courrier, d'armes, de munitions et d'explosifs. Je rencontrais Abderahmane Chaïd devant le Musée des beaux-arts, en face du jardin d'Essais, pas loin de la rue Damourah, je recevais mes ordres. Pour l'anecdote, les gamins du boulevard Cervantès non loin, croyant au début que c'était des rendez-vous entre amoureux, nous lançaient des cailloux. Un jour, Abderahmane s'est lancé à leurs trousses, on ne les a plus revus. J'assurais donc le transport. J'allais rue des Mimosas, du côté du chemin des Crêtes, en face de la maison de Didouche Mourad. Il y avait là une petite boutique, un coiffeur me semble-t-il. Tout se passait dans l'arrière-boutique. Je recevais la cargaison et je faisais à pied le chemin inverse. Devant le cimetière chrétien, il y avait un barrage de gardes mobiles, l'air de rien, malgré le poids de ma charge, je passais d'un pas alerte pour n'éveiller aucun soupçon. Puis je me dirigeais vers Dar El Babour, avant de me perdre dans le dédale des venelles de Belcourt qui, par endroits, ressemble fort à La Casbah.
Dans un de vos textes, vous récusez le terme de « Bataille d'Alger », vous dites qu'il est « improprement utilisé », pourquoi ?
Je récuse ce terme de « bataille » et je le trouve inadéquat, car il suppose affrontement entre deux armées, or qu'avions-nous à leur opposer ? Rien ! Imaginez-vous que durant la grève des huit jours ils ont torturé dans les patios des maisons, dans les courettes, dans les cuisines, dans les salles d'eau, à domicile. Il leur fallait juste une prise électrique, une cuvette d'eau, une magnéto. Ça allait très vite.
Certains analysent la grève des 8 jours comme une erreur stratégique, rejoignez-vous cette opinion ?
Je n'irai pas jusqu'à soutenir qu'il s'agissait d'une erreur, même si la grève n'a pas forcément coïncidé avec la session de l'Assemblée générale des Nations unies. Benkhedda l'explique dans un de ses livres. La répression exercée par la France ne l'a pas servie, bien au contraire, et l'impact de la grève au plan international a été tout autant considérable qu'indéniable. Il ne faut pas perdre de vue que toute la presse internationale était représentée à Alger et elle s'est fait l'écho de tout ce qui s'y déroulait. C'est pour ça que je dis qu'une bombe à Alger fait plus de bruit qu'une embuscade au maquis.
Minimiseriez-vous en cela « l'embuscade au maquis ? »
Pas du tout, je soutiens que les deux actions servent autant l'une que l'autre la cause de la libération et qu'elles sont complémentaires.
Ce serait une question d'efficacité au plan de l'exploitation internationale ?
Ce n'est pas non plus une question d'efficacité supérieure ou inférieure. Tout était utile du point de vue de la propagande. Je ne peux pas classer un espace de lutte par rapport à un autre ou privilégier une action par rapport à une autre. C'est comme un puzzle, il n'a aucun sens si une seule pièce est manquante.
Vous écrivez que vous êtes passée à l'action directe « le 18 juillet 1957 en déposant 3 bombes ». Vous étiez accompagnée du militant Yahia Safi « les trois bombes ont été déposées sous des voitures en stationnement dans des rues non passantes ». Elles n'ont donc pas fait de victimes...
Effectivement, j'ai même écrit que c'était frustrant, non pas par cruauté mais pour l'impact. Ce n'est que bien plus tard que j'ai appris la raison pour laquelle ces bombes devaient avoir un impact psychologique sans plus. La célèbre ethnologue française Germaine Tillon rencontrait Yacef Saâdi. Yahia et moi avions déposé les trois engins dans deux endroits différents. Rue de Brazza du côté du palais du gouvernement général et deux autres, rue Edgar Quinet. Quelques jours après ces trois bombes, qui avaient fait beaucoup de bruit, même s'il n'y a pas eu de victimes, ils sont venus me chercher pour déposer d'autres bombes. Je devais aller les chercher à Beaumarchais du côté de la clinique Verdun (aujourd'hui Aït Idir). Elles n'avaient pas encore été réglées. C'était Berezouane le régleur. Lorsque je suis arrivée, une dame sortait de la pièce. Ce n'est qu'après que je l'ai connue, quand on a été tous arrêtés. Il y avait quatre bombes recouvertes du papier bleu violacé semblable à celui avec lequel on recouvrait les livres d'école. Le régleur Berezouane était dans la pièce à côté. Cloisonnement oblige, nous ne devions pas nous voir... Puis tout d'un coup tout a sauté dans la pièce où il réglait les bombes. J'étais recouverte de plâtre et de poussière, mais indemne. « Saute, saute par la fenêtre ! », hurle Saïd mon responsable direct qui était avec le régleur. Je n'attends pas qu'il me le répète. Je saute et me reçois dans une courette. Je me précipite vers les escaliers qui mènent au boulevard Verdun. J'attends Saïd pensant qu'il allait récupérer les bombes. Soudain, je l'aperçois accompagné et il me dit de filer. Toujours maculée de plâtre, j'arrive au niveau du boulevard de la Victoire, j'emprunte un taxi jusqu'à la rue Damourah à Belcourt. Je ne peux pas vous raconter les cris de ce frère Berezouane qui avait les entrailles à l'air et qui criait de douleur. Quelques jours après, les paras et la DST viennent me chercher à la maison.
Comment ont-ils appris ?
Un compagnon torturé à mort avait fini par céder. Evidemment, mais sur-le-champ je lui en avais voulu... Mais que faire... la torture...
Pourquoi ne vous êtes-vous pas sauvée avant ?
Après la grève des huit jours et le démantèlement des réseaux d'Alger, c'est peut-être prétentieux de ma part de le dire, mais j'étais très sollicitée par ce qui restait de l'organisation. C'était pourtant facile de me cacher quelque temps et de monter ensuite au maquis... Mais il y avait une telle débandade !
Le réseau ne fonctionnait donc plus avec les automatismes qu'il avait développés ?
Plus rien ne marchait. Les responsables qui étaient encore en vie ou en liberté étaient dans une clandestinité totale.
Voulez-vous qu'on parle de la torture ?
J'ai été torturée dans la salle même où a été assassinée par une défenestration Ourida Meddad. Dans une salle de classe de l'école Sarouy, une école de la République française. Le comble de la perversion pour ces gens venus nous civiliser..
Ce sont les mêmes qui ont été scandalisés par la mort de l'instituteur Monnerot et de son épouse lors de l'embuscade du 1er novembre de Tighanimine dans les Aurès et qui y ont vu toute une symbolique...
Ce n'était pas la seule école qui servait de centre de torture en Algérie. « J'ai été torturée », quatre mots. Pour moi, ce n'est pas l'instant des tourments qui me torture aujourd'hui. Ce sont les terribles séquelles que j'en garde. Des séquelles qui ont gâché tout le restant de ma vie. J'en profite pour dire que c'est honteux pour les autorités de mon pays, les pouvoirs publics qui, après l'indépendance, après notre libération auraient pu nous prendre en charge nous soigner, nous permettre de poursuivre nos études, et qui ne l'ont pas fait. Nous nous sommes quand même sacrifiés ! Depuis les séances de torture de Schmitt, aujourd'hui général à la retraite de l'armée française, je n'ai pas cessé de souffrir. Il m'arrive de m'effondrer brutalement, de perdre connaissance. Ces crises qui surviennent depuis 1960/1961 peuvent durer une semaine comme elles peuvent se prolonger six mois durant. Ce con de Schmitt a gâché ma vie !
Durant combien de temps avez-vous été soumise à la torture ?
Comme j'avais été pratiquement la dernière à avoir été arrêtée, j'ai été torturée, je dirai « gratuitement » puisque tous les réseaux avaient été démantelés. Mes compagnons Yahia et Berezouane, qui étaient dans la salle, m'ont dit : « Ne te casse pas la tête ils savent tout. » La torture ! On sait quand elle commence mais on ne sait pas où elle s'arrête.
Quel est le premier sentiment du torturé : l'humiliation ou la douleur ?
L'humiliation, c'est la toute première sensation, car ils commencent invariablement par vous déshabiller. L'humiliation est la plus dure. J'en pleure toujours. Une salle de classe, une estrade, un bureau du maître, pas de pupitres d'écoliers... Le long de trois murs, alignés en rangs d'oignons serrés, se tiennent debout tous les frères. Et le tortionnaire qui est là, face à vous, qui vous toise, arrogant, fielleux, qui commence par déverser un flot d'insanités, plus outrancières, plus triviales, plus vulgaires les unes que les autres. Des menaces contre ma virginité, des injures, des intimidations, des provocations. Quand vous voyez tous les frères, la tête baissée ruminant leur colère qu'écrase un poing fermé dans un bouillon de honte. Vous êtes humiliés. Leur « redjla », ce sentiment atavique, réduit à l'impuissance, résignés... C'est là que j'ai pleuré. On ne pleure pas sous la torture physique. On n'a pas de larmes. Je n'ai pas pleuré de douleur. Cette dernière est tellement intense, tellement inhumaine qu'elle ne provoque pas les larmes. C'est atroce. Ce n'est plus humain...
L'animalité face à l'inhumanité ?
Absolument. Je ne voyais pas le type qui maniait la gégène. J'étais face à Schmitt. Il me posait des questions. A un moment donné, le manipulateur de la dynamo s'est arrangé pour s'envoyer une décharge de jus. Il a donc lâché brutalement la machine, je ne sais comment, j'ai été brutalement et violemment projetée contre le bureau où se tenait Schmitt qui est lui-même tombé les quatre fers en l'air. Je me suis souvenue du jour, où, après avoir subi la torture quelque temps avant sa mort, mon père m'avait dit : « C'est dur, c'est très dur. » On ne peut pas supposer la douleur.
Votre calvaire a duré combien de temps ?
Je ne sais pas. 10 jours, peut-être plus, peut-être moins. Je pourrais évidemment retrouver les dates. Mais j'ai l'impression que tout cela se mesure en siècles. J'avais perdu toute notion du temps. Comme j'étais couverte de bleus, d'ecchymoses, d'hématomes de toutes sortes, ils m'ont prodigué quelques soins superficiels pour être présentable au commissariat central pour la photo anthropomorphique et devant le juge d'instruction. Dans le couloir du tribunal, il y avait un parachutiste qui nous a intimé l'ordre de ne pas parler des tortures : « Si vous voulez éviter des séances supplémentaires. » J'étais passée chez le médecin légiste qui, bien sûr, n'a rien relevé. Rien n'existait officiellement. C'est pour ça que des gens comme Schmitt jouent aujourd'hui sur du velours devant les tribunaux et qu'il peut raconter ce qu'il veut. Selon lui, les combattants algériens passaient aux aveux systématiquement, sans avoir à subir le moindre des sévices. J'ai ensuite été inculpée et jetée à Barberousse. J'ai fait sept prisons de Barberousse à El Harrach, puis Toulon, Pau, Bordeaux et enfin Rennes d'où j'ai été libérée.
Beaucoup d'anciens détenus parlent du rôle formateur de la prison. Etait-ce le cas pour vous aussi ?
C'est une très grande école de formation politique, sociale et humaine. On en sort totalement transformé. Si mon père m'a donné mon éducation de base, c'est la détention qui a affermi mes valeurs morales et humaines. J'ai reçu de l'éducation de mon père la tolérance, elle a pris toute sa signification en prison. Jusqu'à l'obtention du statut de détenu politique en France, nous étions mêlés aux prisonniers de droit commun. Nous les avons travaillés. Nombre d'entre eux ont rejoint la lutte et se sont engagés dans le combat, aussitôt sortis.
Comment l'art poétique, art du beau par excellence, peut-il traduire les choses les plus effroyables que vous avez vécues ?
C'est un exutoire.
Vous vous traitiez avec des mots ?
Les mots me faisaient du bien. Mais vous savez aujourd'hui lorsque nous nous rencontrons entre anciennes codétenues, nous évoquons souvent nos moments de franches rigolades car Dieu sait s'il y en avait.
De quoi rêviez-vous en prison ?
De belles choses de très belles choses. Nous rêvions de faire de l'Algérie le plus beau des jardins du monde. Mais en plus des séquelles de la torture, il y a celles de la désillusion. Pour moi, avoir participé à la révolution a été un grand privilège. Je n'en ai pas souffert. Je savais que cela n'allait pas être facile. Nous vivions au futur. Nous rêvions de joie, de bonheur au futur. Nous ferons ceci, nous dirons cela, nous irons là-bas... C'est ça qui nous a sauvés et nous a maintenus en vie.
Sous la torture, avez-vous à un moment ou un autre douté de l'issue de votre combat ?
Jamais ! Je n'ai jamais douté de sa justesse pas plus que de son issue. Je pourrai dire la pire des choses mais jamais je n'ai dit ni ne dirai : « Je regrette ». Au risque de me répéter, c'est pour moi le plus insigne des honneurs et le plus haut des privilèges que d'avoir pris part au combat libérateur de mon pays.
Vous parlez souvent d'indépendance, mais pas de liberté...
D'abord la libération. Puis ensuite la ou les libertés. Il n'y a pas les autres sans l'une. C'est pour cela que je parlais de désillusion. Nous, les femmes, sommes tombées de haut, d'avoir été renvoyées aux réchauds le jour même qui a succédé à l'indépendance. Sans attendre ! Oust ! Aux cuisines. Le 3 juillet, il y avait un meeting sur le référendum qui se déroulait à Sidi Fredj, il était animé par le colonel Si Mohand Ouel Hadj et mon oncle le commandant Azzedine. Tôt le matin je m'y suis rendue, et je voyais les gens qui, par vagues successives, arrivaient et couvraient peu à peu une petite colline. J'étais avec mon frère et un de ses amis. A un moment, un jeune en tenue militaire, toute neuve, s'est approché de moi et m'a dit d'un ton aussi autoritaire que hargneux : « Vas avec les femmes », cela se passait le 3 juillet 1962...1962... « Vas avec les femmes te dis-je », vitupérait le jeune ... « Je me trouve bien ici, pourquoi irai-je ailleurs », ai-je répondu... Il a insisté, je me suis obstinée. « Donne-moi tes papiers ! » poursuivit-il. « Je n'en ai pas, je viens de sortir de prison », lui ai-je dit. « Toi ? Toi tu as la tête d'une moudjahida ? Dégage d'ici, dégage ! », me dit-il, me menaçant de son arme... ... J'ai dévalé la colline les yeux brouillés de larmes et dans mon dos, lardée par un poignard de glace, j'entendis le cliquetis caractéristique de la culasse qu'il manipulait pour engager une balle dans le canon de son arme...
Zhor, la moudjahida rescapée des geôles coloniales
Je ne sais pas, les mots sont impuissants, je jure devant Dieu et les hommes, qu’ils ne réussissent pas à dire cette femme, cette combattante de la libération, cette journaliste, Zhor Zerari. Je ne me pardonne jamais le fait de ne pas avoir cherché à l‘approcher, beaucoup plus, par pudeur, elle était lumineuse, fortement diminuée par les tortures qu’elle avait subies à la prison de Barberousse et ailleurs. Elle était journaliste à l’hebdomadaire, Algérie Actualité, elle passait au journal, moi-même, j’y étais, je la voyais de loin. Elle était rayonnante, elle marchait difficilement, mais les mots, la poésie arrivaient à lui apporter, au-delà de la désillusion, quelque espoir. Elle traînait encore les séquelles des tortures pratiquées au nom de la « civilisation », réglée par le sinistre général Schmitt. Elle ne pouvait oublier, mais sans aucune haine comme ses sœurs Zohra Drif, Djamila Boupacha, Bouhired, Bouazza, Louiza Ighilahriz, Mimi Maziz et de nombreuses autres combattantes. Même si elle voulait oublier, elle ne pouvait pas, les séquelles physiques lui rappelaient ce traumatisme. Elle perdait souvent l’équilibre et souffrait de lancinantes douleurs à la colonne vertébrale, aux membres supérieurs et inférieurs, provoquant de brutales chutes. Le corps blessé, meurtri, la mémoire en éveil.
Zhor Zerari, on en parlait, entre journalistes, de cette moudjahida-poétesse qui a tant souffert dans les geôles coloniales, comme d’ailleurs, d’un ami, un immense reporter, Halim Mokdad, les deux s’appréciaient, ils avaient tous les deux pris les armes contre l’occupant colonial. On savait aussi que presque toute la tribu Zerari avait pris fait et cause pour la révolution, vivant au quotidien exactions et tortures. Son père allait disparaître durant la grève des huit jours. C’était un symbole, un mythe, il faisait partie, écrit-elle, de cette longue liste de milliers de ceux qu’on a appelés les portés disparus de la grève des 8 jours ». Son oncle, Rabah, le Commandant Azzedine, était l’un des organisateurs de cette entreprise de mobilisation du peuple et aussi de déstabilisation de l’organisation coloniale. Toute la famille Zerari a connu les pires sévices, les souffrances et d’indélébiles blessures. Le père fut torturé à plusieurs reprises, subissant les pires actes de ses tortionnaires qui ne pouvaient avoir le statut d’humains, elle raconte à mon ami Boukhalfa Amazit ce qu’a enduré son père qui a, par la suite appris dans sa chair la dure entreprise de souffrir tout en résistant à la peur : « Quand il a été arrêté la première fois pendant la guerre, il avait été atrocement torturé, ils nous l’ont « jeté » sur le seuil de la porte. C’était la première fois que j’avais vu des larmes dans les yeux de mon père. Il m’a dit : « Tu sais ma fille, c’est dur, c’est très dur, lorsqu’ils me torturaient j’avais l’impression de t’entendre à côté de moi. ». Elle savait que c’était dur, que ça allait être dur, mais se battre pour l’indépendance n’était pas un jeu, elle le savait. Elle le savait, elle qui avait connu les discriminations coloniales, alors qu’elle était brillante élève, elle fut expulsée de l’école. Elle était consciente de la réalité mortifère du colonialisme. Ses parents PPA ne pouvaient que lui indiquer le chemin à suivre. Une femme, ce n’était pas facile à accepter, elle en était consciente. Son père était son véritable modèle. Elle avait d’ailleurs écrit ces vers pour lui alors qu’elle quittait la prison de Rennes en mars 1962 :
Inter « Qu’importe le retour si mon père n’est pas sur les quais de la gare ».
C’est grâce à son cousin Abdelouahab qu’elle réussit à rejoindre le MTLD. C’est là qu’allait commencer sa formation politique. Partout, on parlait de Messali. Elle écrivait des poèmes où le terme résistance alimentait de sa sève les mots qu’elle ciselait de si belle manière et elle militait au sein de cette structure nationaliste. Pour elle, c’est tout à fait normal, la nature des choses. Un événement allait lui permettre d’espérer davantage, c’est la défaite française à Dien Bien Phu en mai 1954, quelques mois avant le déclenchement de la lutte armée. Elle était aux anges. A partir de ce moment, elle était certaine de la nécessité de l’action révolutionnaire. Elle comptait les jours quand elle apprit le déclenchement de la lutte de libération. C’était une fête, elle était psychologiquement prête. Elle avait fait un pas pour se retrouver dans la révolution. C’était beau. Comme beaucoup d’autres militantes, Louiza Ighilahriz, Mimi Maziz et de nombreuses autres, elle avait commencé par des opérations apparemment simples, le transport du courrier, d’armes, de munitions et d’explosifs, puis elle allait-être confrontée à l’action concrète. C’est à l’âge de 19 ans , le 18 juillet 1957, elle avait déposé trois bombes sous des voitures en stationnement. Puis juste après, elle est arrêtée le 25 août 1957 et condamnée à la perpétuité, elle a connu plusieurs prisons, les pires tortures, elle est sauvagement maltraitée dans un établissement scolaire, l’école Sarrouy, le lieu, disait-on de la « civilisation ». Elle parle ainsi de cette école transformée en lieu de torture et des séquelles provoquées par les tortures infligées à un corps-témoin, elle ne comprend pas pourquoi son pays ne l’a pas pris en charge comme d’autres moudjahidine qui ont souffert le martyre dans les prisons coloniales : « Ce n’était pas la seule école qui servait de centre de torture en Algérie. « J’ai été torturée », quatre mots. Pour moi, ce n’est pas l’instant des tourments qui me torture aujourd’hui. Ce sont les terribles séquelles que j’en garde. Des séquelles qui ont gâché tout le restant de ma vie. J’en profite pour dire que c’est honteux pour les autorités de mon pays, les pouvoirs publics qui, après l’indépendance, après notre libération auraient pu nous prendre en charge nous soigner, nous permettre de poursuivre nos études, et qui ne l’ont pas fait. Nous nous sommes quand même sacrifiés ! Depuis les séances de torture de Schmitt, aujourd’hui général à la retraite de l’armée française, je n’ai pas cessé de souffrir. Il m’arrive de m’effondrer brutalement, de perdre connaissance. Ces crises qui surviennent depuis 1960/1961 peuvent durer une semaine comme elles peuvent se prolonger six mois durant. Ce con de Schmitt a gâché ma vie ». Elle ne comprend pas comment après l’indépendance, les uns profitaient de la rente, alors que d’autres continuaient à porter les séquelles des tortures tout en portant l’Algérie au cœur. Elle ne comprend pas. Elle sait, par contre, qu’elle s’était battue pour une autre Algérie : « Nous vivions au futur. Nous rêvions de joie, de bonheur au futur. Nous ferons ceci, nous dirons cela, nous irons là-bas… ». Elle n’a jamais regretté son combat, elle n’a jamais eu peur parce qu’elle croyait en un idéal de justice,
Inter
« elle savait que le jour allait poindre, que la victoire était proche, elle le savait ». Zhor conjuguait poésie et révolution, littérature et espoir. J’ai beaucoup aimé ce recueil fabuleux que tous ceux qui voudraient connaitre un peu plus sur les terribles exactions coloniales devraient lire, « Poèmes de prison ». Ses textes usant de métaphores marquées par la présence de mots puisés dans le champ de la souffrance arrivent à communiquer la douleur et à donner à lire l’espoir qui irrigue obsessionnellement les différentes constructions. On retrouve un peu l’influence de poètes espagnols comme Lorca, mais également de Kateb Yacine. La poésie était, pour elle, un « exutoire », disait-elle. Elle écrivait aussi des nouvelles qui disent le mal de vivre durant la colonisation, la prison est un lieu essentiel qui peuple ses récits, elle qui, l’indépendance acquise, elle allait se retrouver exclue parce qu’elle était femme. Ce qui me rappelle le personnage de Arfia dans La danse du roi de Mohamed Dib, ancienne cheffe maquisarde durant la guerre de libération, mais, par la suite, elle est marginalisée, envoyée voir ailleurs. C’est le désenchantement, c’est ce que Zhor Zerari a raconté à Boukhalfa : « « D’abord la libération. Puis ensuite la ou les libertés. Il n’y a pas les autres sans l’une. C’est pour cela que je parlais de désillusion. Nous, les femmes, sommes tombées de haut, d’avoir été renvoyées aux réchauds le jour même qui a succédé à l’indépendance. Sans attendre ! Oust ! Aux cuisines. Le 3 juillet, il y avait un meeting sur le référendum qui se déroulait à Sidi Fredj, il était animé par le colonel Si Mohand Ouel Hadj et mon oncle le commandant Azzedine. Tôt le matin je m’y suis rendue, et je voyais les gens qui, par vagues successives, arrivaient et couvraient peu à peu une petite colline. J’étais avec mon frère et un de ses amis. A un moment, un jeune en tenue militaire, toute neuve, s’est approché de moi et m’a dit d’un ton aussi autoritaire que hargneux : « Vas avec les femmes », cela se passait le 3 juillet 1962…1962… « Vas avec les femmes te dis-je », vitupérait le jeune … « Je me trouve bien ici, pourquoi irai-je ailleurs », ai-je répondu… Il a insisté, je me suis obstinée. « Donne-moi tes papiers ! » poursuivit-il. « Je n’en ai pas, je viens de sortir de prison », lui ai-je dit. « Toi ? Toi tu as la tête d’une moudjahida ? Dégage d’ici, dégage ! », me dit-il, me menaçant de son arme… … J’ai dévalé la colline les yeux brouillés de larmes et dans mon dos, lardée par un poignard de glace, j’entendis le cliquetis caractéristique de la culasse qu’il manipulait pour engager une balle dans le canon de son arme… ». Zhor marche difficilement, des douleurs, elle marche quand-même, elle s’arrête un moment, scrute le ciel puis…
Bas du formulaire
Ahmed Cheniki
Un clin d’œil à Zhor Zerari Zhor, la moudjahida rescapée des geôles coloniales
Je ne sais pas, les mots sont impuissants, je jure devant Dieu et les hommes, qu’ils ne réussissent pas à dire cette femme, cette combattante de la libération, cette journaliste, Zhor Zerari. Je ne me pardonne jamais le fait de ne pas avoir cherché à l‘approcher, beaucoup plus, par pudeur, elle était lumineuse, fortement diminuée par les tortures qu’elle avait subies à la prison de Barberousse et ailleurs. Elle était journaliste à l’hebdomadaire, Algérie Actualité, elle passait au journal, moi-même, j’y étais, je la voyais de loin. Elle était rayonnante, elle marchait difficilement, mais les mots, la poésie arrivaient à lui apporter, au-delà de la désillusion, quelque espoir. Elle traînait encore les séquelles des tortures pratiquées au nom de la « civilisation », réglée par le sinistre général Schmitt. Elle ne pouvait oublier, mais sans aucune haine comme ses sœurs Zohra Drif, Djamila Boupacha, Bouhired, Bouazza, Louiza Ighilahriz, Mimi Maziz et de nombreuses autres combattantes. Même si elle voulait oublier, elle ne pouvait pas, les séquelles physiques lui rappelaient ce traumatisme. Elle perdait souvent l’équilibre et souffrait de lancinantes douleurs à la colonne vertébrale, aux membres supérieurs et inférieurs, provoquant de brutales chutes. Le corps blessé, meurtri, la mémoire en éveil. Zhor Zerari, on en parlait, entre journalistes, de cette moudjahida-poétesse qui a tant souffert dans les geôles coloniales, comme d’ailleurs, d’un ami, un immense reporter, Halim Mokdad, les deux s’appréciaient, ils avaient tous les deux pris les armes contre l’occupant colonial. On savait aussi que presque toute la tribu Zerari avait pris fait et cause pour la révolution, vivant au quotidien exactions et tortures. Son père allait disparaître durant la grève des huit jours. C’était un symbole, un mythe, il faisait partie, écrit-elle, de cette longue liste de milliers de ceux qu’on a appelés les portés disparus de la grève des 8 jours ». Son oncle, Rabah, le Commandant Azzedine, était l’un des organisateurs de cette entreprise de mobilisation du peuple et aussi de déstabilisation de l’organisation coloniale. Toute la famille Zerari a connu les pires sévices, les souffrances et d’indélébiles blessures. Le père fut torturé à plusieurs reprises, subissant les pires actes de ses tortionnaires qui ne pouvaient avoir le statut d’humains, elle raconte à mon ami Boukhalfa Amazit ce qu’a enduré son père qui a, par la suite appris dans sa chair la dure entreprise de souffrir tout en résistant à la peur : « Quand il a été arrêté la première fois pendant la guerre, il avait été atrocement torturé, ils nous l’ont « jeté » sur le seuil de la porte. C’était la première fois que j’avais vu des larmes dans les yeux de mon père. Il m’a dit : « Tu sais ma fille, c’est dur, c’est très dur, lorsqu’ils me torturaient j’avais l’impression de t’entendre à côté de moi. ». Elle savait que c’était dur, que ça allait être dur, mais se battre pour l’indépendance n’était pas un jeu, elle le savait. Elle le savait, elle qui avait connu les discriminations coloniales, alors qu’elle était brillante élève, elle fut expulsée de l’école. Elle était consciente de la réalité mortifère du colonialisme. Ses parents PPA ne pouvaient que lui indiquer le chemin à suivre. Une femme, ce n’était pas facile à accepter, elle en était consciente. Son père était son véritable modèle. Elle avait d’ailleurs écrit ces vers pour lui alors qu’elle quittait la prison de Rennes en mars 1962 :
Inter « Qu’importe le retour si mon père n’est pas sur les quais de la gare ».
C’est grâce à son cousin Abdelouahab qu’elle réussit à rejoindre le MTLD. C’est là qu’allait commencer sa formation politique. Partout, on parlait de Messali. Elle écrivait des poèmes où le terme résistance alimentait de sa sève les mots qu’elle ciselait de si belle manière et elle militait au sein de cette structure nationaliste. Pour elle, c’est tout à fait normal, la nature des choses. Un événement allait lui permettre d’espérer davantage, c’est la défaite française à Dien Bien Phu en mai 1954, quelques mois avant le déclenchement de la lutte armée. Elle était aux anges. A partir de ce moment, elle était certaine de la nécessité de l’action révolutionnaire. Elle comptait les jours quand elle apprit le déclenchement de la lutte de libération. C’était une fête, elle était psychologiquement prête. Elle avait fait un pas pour se retrouver dans la révolution. C’était beau. Comme beaucoup d’autres militantes, Louiza Ighilahriz, Mimi Maziz et de nombreuses autres, elle avait commencé par des opérations apparemment simples, le transport du courrier, d’armes, de munitions et d’explosifs, puis elle allait-être confrontée à l’action concrète. C’est à l’âge de 19 ans , le 18 juillet 1957, elle avait déposé trois bombes sous des voitures en stationnement. Puis juste après, elle est arrêtée le 25 août 1957 et condamnée à la perpétuité, elle a connu plusieurs prisons, les pires tortures, elle est sauvagement maltraitée dans un établissement scolaire, l’école Sarrouy, le lieu, disait-on de la « civilisation ». Elle parle ainsi de cette école transformée en lieu de torture et des séquelles provoquées par les tortures infligées à un corps-témoin, elle ne comprend pas pourquoi son pays ne l’a pas pris en charge comme d’autres moudjahidine qui ont souffert le martyre dans les prisons coloniales : « Ce n’était pas la seule école qui servait de centre de torture en Algérie. « J’ai été torturée », quatre mots. Pour moi, ce n’est pas l’instant des tourments qui me torture aujourd’hui. Ce sont les terribles séquelles que j’en garde. Des séquelles qui ont gâché tout le restant de ma vie. J’en profite pour dire que c’est honteux pour les autorités de mon pays, les pouvoirs publics qui, après l’indépendance, après notre libération auraient pu nous prendre en charge nous soigner, nous permettre de poursuivre nos études, et qui ne l’ont pas fait. Nous nous sommes quand même sacrifiés ! Depuis les séances de torture de Schmitt, aujourd’hui général à la retraite de l’armée française, je n’ai pas cessé de souffrir. Il m’arrive de m’effondrer brutalement, de perdre connaissance. Ces crises qui surviennent depuis 1960/1961 peuvent durer une semaine comme elles peuvent se prolonger six mois durant. Ce con de Schmitt a gâché ma vie ». Elle ne comprend pas comment après l’indépendance, les uns profitaient de la rente, alors que d’autres continuaient à porter les séquelles des tortures tout en portant l’Algérie au cœur. Elle ne comprend pas. Elle sait, par contre, qu’elle s’était battue pour une autre Algérie : « Nous vivions au futur. Nous rêvions de joie, de bonheur au futur. Nous ferons ceci, nous dirons cela, nous irons là-bas… ». Elle n’a jamais regretté son combat, elle n’a jamais eu peur parce qu’elle croyait en un idéal de justice,
Inter
« elle savait que le jour allait poindre, que la victoire était proche, elle le savait ». Zhor conjuguait poésie et révolution, littérature et espoir. J’ai beaucoup aimé ce recueil fabuleux que tous ceux qui voudraient connaitre un peu plus sur les terribles exactions coloniales devraient lire, « Poèmes de prison ». Ses textes usant de métaphores marquées par la présence de mots puisés dans le champ de la souffrance arrivent à communiquer la douleur et à donner à lire l’espoir qui irrigue obsessionnellement les différentes constructions. On retrouve un peu l’influence de poètes espagnols comme Lorca, mais également de Kateb Yacine. La poésie était, pour elle, un « exutoire », disait-elle. Elle écrivait aussi des nouvelles qui disent le mal de vivre durant la colonisation, la prison est un lieu essentiel qui peuple ses récits, elle qui, l’indépendance acquise, elle allait se retrouver exclue parce qu’elle était femme. Ce qui me rappelle le personnage de Arfia dans La danse du roi de Mohamed Dib, ancienne cheffe maquisarde durant la guerre de libération, mais, par la suite, elle est marginalisée, envoyée voir ailleurs. C’est le désenchantement, c’est ce que Zhor Zerari a raconté à Boukhalfa : « « D’abord la libération. Puis ensuite la ou les libertés. Il n’y a pas les autres sans l’une. C’est pour cela que je parlais de désillusion. Nous, les femmes, sommes tombées de haut, d’avoir été renvoyées aux réchauds le jour même qui a succédé à l’indépendance. Sans attendre ! Oust ! Aux cuisines. Le 3 juillet, il y avait un meeting sur le référendum qui se déroulait à Sidi Fredj, il était animé par le colonel Si Mohand Ouel Hadj et mon oncle le commandant Azzedine. Tôt le matin je m’y suis rendue, et je voyais les gens qui, par vagues successives, arrivaient et couvraient peu à peu une petite colline. J’étais avec mon frère et un de ses amis. A un moment, un jeune en tenue militaire, toute neuve, s’est approché de moi et m’a dit d’un ton aussi autoritaire que hargneux : « Vas avec les femmes », cela se passait le 3 juillet 1962…1962… « Vas avec les femmes te dis-je », vitupérait le jeune … « Je me trouve bien ici, pourquoi irai-je ailleurs », ai-je répondu… Il a insisté, je me suis obstinée. « Donne-moi tes papiers ! » poursuivit-il. « Je n’en ai pas, je viens de sortir de prison », lui ai-je dit. « Toi ? Toi tu as la tête d’une moudjahida ? Dégage d’ici, dégage ! », me dit-il, me menaçant de son arme… … J’ai dévalé la colline les yeux brouillés de larmes et dans mon dos, lardée par un poignard de glace, j’entendis le cliquetis caractéristique de la culasse qu’il manipulait pour engager une balle dans le canon de son arme… ». Zhor marche difficilement, des douleurs, elle marche quand-même, elle s’arrête un moment, scrute le ciel puis…
Une reconnaissance importante des travaux de cette historienne.
Le Grand Prix des Rendez-vous de l’histoire 2022 a été attribué à Malika Rahal pour son ouvrage Algérie 1962, une histoire populaire. Il lui a été remis le 8 octobre 2022, dans l’hémicycle de la Halle aux grains, par l’historien Maurice Sartre, président du jury constitué de Sylvie Aprile, Fabien Archambault, Michelle Bubenicek, Jean-François Chauvard, Sophie Cœuré, Olivier Compagnon, Marie-Laure Derat, Claudia Moatti, Annliese Nef et Pierre-François Souyri. Ci-dessous le film de la remise de ce prix, que nous faisons suivre du compte rendu d’un forum qui a eu lieu à Alger le 13 novembre 2022 lors du séjour de recherches que cette historienne effectue en Algérie au nom notamment du site 1000autres.org, « des Maurice Audin par milliers », auquel contribue aussi l’historien Fabrice Riceputi.
Malika RAHAL, chargée de recherches au CNRS, lauréate du GRAND PRIX DES RENDEZ-VOUS DE L’HISTOIRE
Malika Rahal historienne chargée de recherches au CNRS, est spécialiste de l’histoire contemporaine de l’Algérie. Elle dirige depuis janvier 2022 : l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP). Elle est notamment l’auteure d’une biographie d’Ali Boumendjel (Belles Lettres , 2011 réédité en poche aux Editions La Découverte en janvier 2022).
La remise du prix dans les neuf premières minutes du film ci-dessous
Malika Rahal, Algérie 1962, une histoire populaire, éditions La Découverte, 2022 (493 pages).
En Algérie, l’année 1962 est à la fois la fin d’une guerre et la difficile transition vers la paix. Mettant fin à une longue colonisation française marquée par une combinaison rare de violence et d’acculturation, elle voit l’émergence d’un État algérien d’abord soucieux d’assurer sa propre stabilité et la survie de sa population. Si, dans les pays du Sud, cette date est devenue le symbole de l’ensemble des indépendances des peuples colonisés, en France, 1962 est connue surtout par les expériences des pieds-noirs et des harkis. En Algérie, l’historiographie de l’année 1962 se réduit pour l’essentiel à la crise politique du FLN et aux luttes fratricides qui l’ont accompagnée. Mais on connaît encore très mal l’expérience des habitants du pays qui y restent alors.
D’où l’importance de ce livre, qui entend restituer la façon dont la période a été vécue par cette majorité. L’année 1962 est scandée par trois moments : cessez-le-feu d’Évian du 19 mars, Indépendance de juillet, proclamation de la République algérienne le 25 septembre. L’histoire politique qu’ils dessinent cache des expériences vécues, que restitue finement Malika Rahal au fil d’une enquête mobilisant témoignages, autobiographies, photographies et films, chansons et poèmes. Émerge ainsi une histoire populaire largement absente des approches classiques : en faisant place au désespoir des Français d’Algérie dont le monde s’effondre – désarroi qui nourrit la violence de l’OAS –, elle relate le retour de 300 000 réfugiés algériens de Tunisie et du Maroc, la libération des camps de concentration où était détenu un quart de la population colonisée, ou la libération des prisons, ainsi que les spectaculaires festivités populaires. L’ouvrage décrit des expériences collectives fondatrices pour le pays qui naît à l’Indépendance : la démobilisation et la reconversion de l’Armée de libération nationale, la recherche des morts et disparus par leurs proches, l’occupation des logements et terres laissés par ceux qui ont fui le pays. Une fresque sans équivalent, de bout en bout passionnante.
Malika Rahal effectue en novembre 2022 un séjour de recherches en Algérie notamment au nom du site 1000autres.org auquel contribue aussi l’historien Fabrice Riceputi
Les enlevés. Cartographie de la disparition forcée durant la « bataille d’Alger »
par Malika Rahal, publié le 13 novembre 2022 sur le site Texture du temps. Source
Ce matin, à l’occasion d’une présentation au forum du journal El Moudjahid (Voir le film de ce forum, durée 1h24.), à Alger, Fabrice Riceputi et moi-même avons eu l’occasion de présenter notre projet Mille autres sur la disparition forcée durant la grande répression d’Alger, dite « bataille d’Alger » (1957-1958) [1]. Le projet documente les cas des personnes enlevées (مختطفون) par les parachutistes français, dont beaucoup ne sont jamais réapparus. La rencontre nous a donné l’opportunité de rencontrer plusieurs proches de disparus et de revoir certaines personnes interviewées en 2019, avant la crise du covid. Certains ont d’ailleurs pris le micro pour raconter leur histoire.
À cette occasion, nous avons projeté une carte, première et provisoire production cartographique du projet réalisée en collaboration avec le cartographe Jeremy Masse.
Elle a été construite à partir d’un échantillon de cas documentés sur le site du projet (ceux dont le nom commence par la lettre A en alphabet latin). La carte indique — lorsque ces informations sont connues — l’adresse du domicile et du travail de chaque personne enlevée, ainsi que le lieu où elle a été kidnappée. Ce travail de localisation à partir des adresses de l’époque, alors que les noms des rues et des quartiers ont changé, est long et fastidieux. Il s’agissait de voir à partir de quelques cas s’il permettait un gain substantiel de connaissance.
L’on voit sur la carte se dessiner la géographie d’un événement qui est loin d’être cantonné à la seule Casbah, mais concerne en fait tous les quartiers algériens de la ville d’Alger (l’on voit d’ores et déjà apparaître les quartiers de Clos Salembier —Madania—, la Redoute, Champ-de-Manoeuvre —Premier Mai— ou Belcourt —Belouizdad. Mais il faudra placer d’avantage de cas pour les voir plus clairement.
Par ailleurs nous avons placé sur la carte les lieux de détention, formels ou informels, mentionnés par les familles et dans les archives lorsqu’ils ont pu être localisés avec précision. Les proches y ont souvent recherché leurs disparus et, parfois, ont pu les apercevoir. Plusieurs de ces lieux sont des lieux de torture déjà connus, comme la villa Sésini, ou les écoles Sarrouy et Gambetta du quartier de Soustara, de la galerie desquelles a été jetée Ourida Meddad et où a été torturée la militante Zhor Zerrari [2].
La carte indique également des lieux moins connus, comme la villa Mireille (sur le boulevard Bru, le boulevard des Martyrs actuel). À son sujet, l’historien Pierre-Jean Le Foll-Luciani [3] nous communique des détails : il avait été habité par trois institutrices membres du Parti communiste algérien (Colette Grégoire, Arlette Bourgel et Claudine Lacascade). Elles hébergeaient des militants et militantes clandestines recherchées (Raymonde Peschard, André Beckouche et Roger Perlès). Lorsque, le 28 février 1957, les parachutistes ont pris la villa, ils en ont fait un lieu de transit pour les détenus, avant et après leur passage par la Villa Sésini, où ils étaient torturés.
La carte permet de les retrouver dans la ville un par un. Sans surprise, on réalise que les anciennes casernes de l’armée française ont été réutilisées par l’armée algérienne. Mais aussi que des villas dans lesquelles des détenus ont été torturés sont aujourd’hui habitées ou occupées, à l’instar de l’ancien Palais Klein, dans la Casbah, devenu Dar as-Souf. Il y a quelques jours, lors d’une visite du quartier, des habitants se souvenaient que, dans leur enfance, peu avant ou après l’Indépendance, ils tenaient cette maison, qui serait l’ancienne villa Mireille, pour hantée (دار مسكونة).
À travers la densité des triangles rouges représentant les lieux de détention et de torture, cette première carte commence donc à révéler l’intensité de la violence. Quant à l’anecdote de la maison hantée, elle indique la durée de l’empreinte que laisse dans les mémoires l’existence de tels lieux. Et la suite ?
La carte actuelle est provisoire. La carte finale devra documenter l’ensemble des cas collectés sur le site. Elle devra aussi permettre d’avoir une vision géographique plus ample, en montrant l’ensemble du département d’Alger de l’époque.
En attendant, l’essentiel qui consiste à retrouver les familles de disparu, à collecter leurs souvenirs, photos et les documents qu’elles ont pu conserver continue.
Le 9 novembre 2022, lors des obsèques de Sadek Hadjerès au cimetière d’El Harrach à Alger, Malika Rahal salue sa veuve Aliki Papadomichelakis.
[1] Le projet est soutenu par l’Association Josette et Maurice Audin, le site Histoire coloniale, l’Institut d’histoire du temps présent (CNRS-Paris 8) et par la plateforme Mémoire&Résilience de l’INSHS du CNRS.
[2] Voir à ce sujet l’enquête de la journaliste Beaugé Florence, Algérie, une guerre sans gloire : Histoire d’une enquête, Paris, Calmann-Lévy, 2005, 299 p.
[3] Auteur de Le Foll-Luciani Pierre-Jean, Les juifs algériens dans la lutte anticoloniale. Trajectoires dissidentes (1934-1965), Rennes, Presses universitaires de Rennes (coll. « Histoire »), 2015, 576 p.
publié le 13 novembre 2022 (modifié le 14 novembre 2022
Quand on se prénomme Dzaïr, on ne peut que mourir pour l'Algérie. Pour rendre hommage à Chaïb Dzaïr, première martyre de la guerre de Libération nationale, tombée sous les balles coloniales le 19 novembre 1954 à l'âge de 26 ans, aux côtés de huit valeureux moudjahidine de la région d'Annaba, à leur tête le chahid Badji Mokhtar, membre du «Groupe des 22» initiateurs de la lutte armée, un forum national consacré aux Femmes Martyres s'est tenu, hier, sous le thème «De génération en génération, le rôle des femmes dans la révolution de libération et l'édification de la Nation».
À l'issue de ce forum, le président du Conseil de la nation, Salah Goudjil, a reçu un groupe d'une cinquantaine de moudjahidate ayant pris part à cet événement. L'audience s'est déroulée au siège du Conseil de la nation en présence des femmes membres du Conseil.
En cette occasion, les moudjahidate ont adressé une motion de reconnaissance au président de la République, Abdelmadjid Tebboune, pour sa détermination à préserver la «mémoire nationale».
« Au moment où l'Algérie célèbre le 60e anniversaire du recouvrement de son indépendance, nous saisissons cette tribune offerte par le Conseil de la nation, symbole de la grandeur de l'histoire de l'Algérie et incubateur de l'un de ses noyaux après la restauration de la souveraineté nationale, de nous remémorer des hauts faits d'armes et des sacrifices de la femme algérienne combattante aux côtés de son frère en assumant ses responsabilités, quant à la défense de l'intégrité du territoire national contre ses ennemis et ses adversaires durant la glorieuse révolution de libération et son rôle au lendemain de la libération du pays du joug colonial lors de l'édification de l'Algérie indépendante», soulignent-elles.
Aussi, ont-elles tenu à exprimer leur profonde reconnaissance et leur gratitude quant à «l'intérêt et l'importance idoines que le président de la République accorde au dossier mémoriel» et qui a pris en considération «les humiliations et les brimades subies par les familles des chouhada et des moudjahidine pour leur implication dans la longue lutte contre un colonialisme abject».
D'autant, ajoutent ces moudjahidate, que le dossier de la «mémoire» a pris, depuis l'élection du chef de l'État, une nouvelle dimension et un élan sans précédent. Un dossier auquel le président Tebboune accorde un intérêt particulier, en témoignent ses différentes décisions historiques à ce sujet, relèvent-elles. Pour étayer leurs propos, elles citeront la restitution des crânes des résistants, l'institution de la révision constitutionnelle en passant par l'institution du 8 Mai de chaque année «Journée nationale de la Mémoire», le lancement d'une chaîne de télévision dédiée à la mémoire et à l'histoire. «
Des étapes qui illustrent et confirment l'oeuvre inlassable menée par le président de la République, en faveur de la préservation de la mémoire de la Nation et son enseignement et sa transmission aux générations futures pour qu'elle ne sombre pas dans l'oubli», soulignent-elles. Des décisions à même d'imprégner les nouvelles générations de «l'esprit de Novembre pour aller de l'avant». Une démarche à laquelle adhère ces anciennes combattantes. Tout en renouvelant leur «fidélité au serment de Novembre», elles exhortent les nouvelles générations à en faire un référent.
Des manifestants ont barré l’accès à certaines routes menant à l’île
La veille du 18ème Sommet de la francophonie qui doit se tenir les 19 et 20 novembre à Djerba, les habitants en colère de la ville voisine de Zarzis, qui réclament la vérité sur des disparus en mer, ont décidé de s’inviter sur l’île pour attirer l’attention de l’opinion publique nationale et internationale et celle des autorités. Ces dernières les ont durement réprimés, leur interdisant l’accès au périmètre du Sommet.
Dès la matinée du vendredi 18 novembre 2022, les témoignages documentés pleuvent sur les réseaux sociaux autour de l’escalade de la répression contre les manifestants venus de Zarzis.
Cela fait plusieurs semaines que les familles et les proches d’une vingtaine de migrants décédés en mer puis enterrés dans des conditions hâtives, exigent que la lumière soit faite sur ces évènements. Aucun représentant du gouvernement Bouden n’a cependant daigné faire le déplacement. D’où l’extension du domaine de ces protestations qui ont évolué en mouvement social, chassant le gouverneur de Médenine récemment nommé par le président Kais Saïed.
Vendredi des centaines de manifestants ont donc décidé de se faire entendre lors du Sommet de la francophonie qui attend la présence de nombreux chefs d’Etats et officiels étrangers. Une messe dont l’ostentation et le faste sont perçus comme une provocation par les familles sinistrées quelques à encablures de là.
« Nous ne sommes plus en Tunisie mais à Gaza ! », lance un manifestant sous les tirs nourris de gaz lacrymogène, tentant de distancer les renforts massifs forces de l’ordre anti émeutes. « Il s’agit d’un crime d’Etat », renchérit un militant venu de Zarzis, qui explique que des photographes de presse sont restés détenus pour avoir filmé ces scènes de confrontation, entre deux échappées dans les champs d’oliviers.
Non loin de là, des écoliers pris au piège dans leurs classes sont pris de panique, les gaz lacrymogènes ayant atteint leur école. S’en suivent des scènes de chaos dans l’établissement.
Quelques ratés protocolaires
Jusqu’au bout incertaine, la tenue de ce Sommet de la francophonie, qui coïncide avec le cinquantenaire de l’OIF, fut finalement confirmée sur le tard, mais fait déjà l’objet de plusieurs couacs cérémoniaux.
Ainsi le 13 novembre dernier, l’île de Djerba attendait l’arrivée de Louise Mushikiwabo, secrétaire générale de l’Organisation internationale de la Francophonie, censée marquer le coup d’envoi d’un programme culturel et événementiel, prélude au Sommet qui sera suivi d’un Forum économique jusqu’au 22 novembre. Ce jour-là, le président Saïed et Mushikiwabo devaient inaugurer en grande pompe en présence des médias le village de la Francophonie.
Sauf que Kais Saïed ne s’y est finalement pas rendu, chose qui a poussé la secrétaire générale de l’OIF à déléguer l’inauguration du village à Haoua Acyl, représentante de l’Afrique du Nord auprès de l’organisation, pour des raisons protocolaires.
Les commentaires récents