Pour l’historienne Malika Rahal, l’accession du pays à l’indépendance, en juillet 1962, a mêlé l’effervescence festive à l’apparition de failles au sein de la société algérienne.
Malika Rahal est historienne chargée de recherche au CNRS, directrice de l’Institut de l’histoire du temps présent. Autrice d’une biographie d’Ali Boumendjel, avocat proche du Front de libération nationale (FLN) assassiné en 1957 (Belles Lettres, 2011 ; réédition poche La Découverte, 2022), elle vient de publier Algérie 1962, une histoire populaire (La Découverte, 496 p., 25 euros), une radioscopie de la société algérienne au moment du grand bouleversement de l’accession à l’indépendance.
Malika Rahal, à New York, le 8 février 2022.
Vous écrivez que l’année 1962 a fait l’objet en Algérie d’un « récit de la déploration ». Qu’entendez-vous par là ?
En Algérie, certains y voient le mauvais départ de l’Algérie indépendante. L’année 1962 fournit une explication commode de tous les malheurs qu’on a pu connaître après, de ce qui ne va pas dans le présent. Je dis « malheur » entre guillemets, parce que c’est le sens de ce récit-là que de rattacher au mauvais départ de 1962 toutes les difficultés politiques ou le blocage démocratique qui suivront.
Et ce « mauvais départ », ce serait l’été de la discorde, c’est-à-dire les conflits internes au mouvement nationaliste tout juste vainqueur ?
Le mauvais départ serait en effet la crise interne au Front de libération nationale durant l’été 1962. Celle-ci oppose, en gros, le gouvernement provisoire de la République algérienne à l’armée des frontières (branches de l’Armée de libération nationale en Tunisie et au Maroc) qui, associée à Ahmed Ben Bella, le premier président de la République algérienne, en sort vainqueur. Le conflit est assez dur, il y a des morts. Il est traumatisant pour les gens qui y assistent, parce que des Algériens se battent contre des Algériens. Il en est resté le souvenir d’une grande déception. Dans le récit qui va se construire, l’épisode devient l’origine mythologique des déconvenues ultérieures. La révolution serait mal partie.
Mais avant d’en arriver à cette discorde, il y a la flambée de violence qui accompagne les accords d’Evian et le départ des Français d’Algérie. Vous soulignez en particulier le poids de la rumeur, notamment celle du sang volé…
C’est un des paradoxes de l’année 1962. Au moment où la guerre se termine, on assiste à des paroxysmes de violence. En réalité, ce n’est pas si paradoxal quand on connaît les autres sorties de guerre. On a toutefois ici des mécanismes particuliers parce que coïncident fin de guerre et fin d’empire. Ce qui m’a vraiment fascinée en étudiant cette période, c’est le degré de violence produit par l’Organisation de l’armée secrète (OAS) et le soutien populaire qu’elle a reçu pendant quelques mois de la part des Français d’Algérie. Une des explications est le désespoir, tout simplement, de ces Français d’Algérie dont le monde va disparaître.
« Oran est le théâtre depuis janvier d’une violence beaucoup plus intense qu’ailleurs. La cité est un bastion de l’Algérie française »
Et un des indicateurs de ce désespoir est la circulation de rumeurs folles. L’une d’entre elles, que j’analyse, est l’histoire selon laquelle les gens du FLN enlèveraient des Européens pour leur soutirer leur sang afin de soigner les Algériens blessés par l’OAS. En réalité, le personnel soignant opérant dans des cliniques de fortune liées au FLN ne manquait pas de sang – les donneurs étaient pléthore – mais de moyens de le conserver et de le transfuser. Quoi qu’il en soit, la rumeur se répand parmi les Français d’Algérie. Et elle contribue à faire s’effondrer leur désir de rester. Pour certaines familles, l’idée que des proches ou eux-mêmes puissent être kidnappés pour être vidés de leur sang est tellement terrifiante qu’elle déclenche leur décision de partir.
Le 5 juillet, des centaines d’Européens sont victimes à Oran de représailles de la part d’Algériens. Comment en est-on arrivé là ?
Le 5 juillet, le jour des festivités de l’accession à l’indépendance, des tirs déclenchent une tuerie, que l’on présente comme un massacre d’Européens. En réalité, il n’y a pas que des Européens qui sont assassinés, des Algériens l’ont aussi été. Ce qui me frappe, c’est le fait que cet événement est toujours présenté de façon isolée. Or, Oran est le théâtre depuis janvier 1962 d’une violence beaucoup plus intense qu’ailleurs. La cité est la plus grande ville française d’Algérie, elle est un bastion de l’Algérie française.
En ce lieu qu’il ne fallait pas perdre, la violence de l’OAS est suffisamment forte pour sidérer complètement les observateurs extérieurs qui s’y rendent : le consul américain William Porter ou les représentants du Comité international de la Croix-Rouge. Ils découvrent des quartiers algériens complètement assiégés, avec des habitants abattus par des snipers embusqués à l’extérieur et où tombent des obus de mortier qui font des victimes. Le ravitaillement y est difficile et soigner les blessés relève de la médecine de guerre. Cette situation extraordinaire, qui érige Oran en exception, dure plusieurs mois. Ainsi la cité devient-elle finalement la seule ville d’Algérie où les festivités du 5 juillet dégénèrent en émeutes et en massacre visant des Européens, et ce d’autant plus facilement que, dans cet entre-deux, aucune autorité de transition n’est là pour canaliser le désir de vengeance.
1962, c’est aussi le retour du maquis des combattants. Comment ont-ils renoué avec la normalité ?
On est là dans un temps de reconstruction de liens et en même temps d’apparition de failles. On sort de la guerre, de la clandestinité. On se retrouve et on refait lien. Et on s’aperçoit de ce qui a changé, c’est-à-dire que les corps des uns et des autres ont été transformés. Les soldats ont maigri. Il y a quelque chose de très heureux dans ces retrouvailles, notamment avec le retour des prisonniers.
« Chez les combattants de l’intérieur, il y a cette idée que les soldats de l’extérieur n’auraient pas vraiment fait la guerre »
C’est extraordinairement festif et, en même temps, un peu douloureux. Car il est dur pour les maquisards démobilisés de retrouver une place dans les familles, de quitter le combat, l’entre-soi des frères d’armes. Il y a quelque chose qui est de l’ordre de la perte. Ils ont survécu à des combats très durs et voilà qu’à partir de la fin de 1961, ils sont rejoints par des nouveaux. C’est en effet le dernier moment pour « en être », montrer qu’on a été du bon côté, essayer de valoriser sa position dans ce nouvel ordre de la sortie de guerre. Les anciens combattants évoquent sur un mode critique la concurrence qui pouvait exister dans les familles pour tenter d’organiser des mariages entre certains d’entre eux et les filles de la maison. Ils étaient l’objet de toutes les attentions. Chacun voulait nouer avec eux de bonnes relations, matrimoniales ou amicales.
Comment s’est passée l’interaction entre soldats de l’intérieur et de l’extérieur ?
Après le 5 juillet arrivent les soldats d’une armée des frontières qui avance à travers le pays. Les corps sont différents : ceux qui reviennent d’exil – en Tunisie ou au Maroc – sont en meilleure santé, mieux habillés. On ne s’apprécie pas forcément. On réalise qu’on n’a pas vécu la même chose. Chez les combattants de l’intérieur, il y a cette idée que les combattants de l’extérieur n’auraient pas vraiment fait la guerre. Il y a donc une double dynamique. D’un côté, on retisse les liens, on crée du collectif. Il y a ces festivités inoubliables par lesquelles les Algériens se révèlent au monde après les années de guerre. Et de l’autre, il y a l’apparition de failles.
1962 bouleverse aussi le rapport à l’espace. Vous parlez de « suspension contemplative ». Que voulez-vous dire par là ?
Le cessez-le-feu transforme les personnes d’un coup, notamment le regard porté sur le paysage. Celui-ci n’est plus un lieu de danger, de refuge ou de combat. Les arbres ne sont plus un instrument tactique pour se cacher. Ils deviennent beaux. On les regarde d’un œil neuf, plongé dans une méditation profonde, émue. On écoute le chant des oiseaux, les corps se détendent. Ces instants de contemplation ont une dimension sacrée parce qu’au même moment on repense à tous ceux qui sont morts. Le départ du maquis prélude à une sorte de séparation définitive avec les morts.
Et au même moment, l’espace urbain se métamorphose avec le départ des pieds-noirs…
Oui, et ce départ entraîne une réoccupation de l’espace. Des quartiers européens basculent pour devenir des quartiers algériens. Pourquoi ? Parce que les Français d’Algérie partent par centaines de milliers. Les quartiers européens se vident complètement de leurs habitants. Ce n’était pas prévu. Pour les Algériens, c’est un choc. Au moment où un tiers de la population de l’Algérie de 1962 est sans domicile, les logements laissés vides sont réoccupés plus ou moins vite, selon les lieux. Ils le sont de façon spontanée mais à partir du mois de mars 1963 des décrets sur les biens vacants sont publiés. Cela a favorisé la création d’un domaine étatique. Très rapidement, l’Etat devient le plus grand propriétaire immobilier de tout le pays.
C’est une des manifestations de l’étatisation qui se met en place à ce moment-là…
Dans le courant de l’année 1962, la violence de l’OAS et le chaos qui l’accompagne ont imposé une prise en charge de soi-même dans les quartiers assiégés. On est obligé de s’occuper de soi-même pour la santé, le ravitaillement, l’école, etc. Il y a une algérianisation accrue par le chaos de 1962, et ce dès avant la mise en place du nouvel Etat. C’est le temps des possibles ou le temps des miracles de 1962 qui rend difficile ensuite de revenir à une vie plus normale. La mise en place de l’Etat, c’est toujours un peu la révolution qui joue contre la révolution. Son rôle est de refermer le champ des possibles et de revenir à une situation à la fois pacifiée et ordonnée, qui est typiquement le contraire de ce qu’a été 1962. Donc, forcément, la mise en place d’un Etat va toujours être une déception pour les révolutionnaires, notamment les militants étrangers débarqués pour soutenir l’Algérie « Mecque de la révolution ». A fortiori quand les événements politiques, tel le coup d’Etat de 1965 de Boumediene contre Ben Bella, marquent une évolution vers un gouvernement plus autoritaire.
Le Hirak en 2019 a vu ressurgir toute cette mémoire. Quel est aujourd’hui le statut de 1962 dans l’imaginaire collectif ?
J’ai suivi de près le début du Hirak. Il était troublant de constater que, par certains aspects, 2019 ressemblait à 1962. On retrouvait la même effervescence, la joie de faire peuple. Les manifestants profitaient de l’immense bonheur de se voir tout en cherchant à se mettre en scène aux yeux du monde. Ça n’a pas duré longtemps, cette remémoration centrée sur la seule année 1962. Mais ça a vraiment marqué le moment le plus intense et le plus populaire du mouvement. Il s’y est joué quelque chose qui était de l’ordre de l’affirmation d’existence. Comme en 1962.
Publié le 19 mars 2022 à 07h00
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2022/03/19/les-60-ans-des-accords-d-evian-en-1962-l-algerie-vivait-le-temps-des-possibles_6118212_3212.html
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