« Retour de la dictature », « contre-révolution », « fin du “printemps arabe” » : les verdicts ne manquent pas pour condamner à raison la démarche autoritaire du président Kaïs Saïed, dont le pays subit une grave crise financière. En réalité, la démocratie tunisienne naissante s’était enlisée depuis bien longtemps dans les arrangements mercantiles et la dépolitisation de la question sociale.
Slimen Elkamel. — « Disconnect » (Déconnexion), 2018
Par référendum, le 25 juillet, 94,6 % des 2,6 millions de votants tunisiens (sur 9,3 millions d’électeurs potentiels) ont dit « oui » à la nouvelle Constitution voulue par le président Kaïs Saïed. Ce fut là la marque d’un soutien au processus enclenché un an plus tôt par le locataire du palais de Carthage qui suspendait de facto la Constitution de 2014 — un texte qui avait été pourtant largement salué, en son temps, au terme de plus de trois années de négociations laborieuses au sein de l’Assemblée constituante élue en octobre 2011 (1). Cependant, si la Tunisie dispose d’un nouveau texte, la carte politique du pays demeure plus que jamais fragmentée. Car si le « oui » s’est révélé massif, la participation au scrutin (28 %) est, elle, restée extrêmement faible. De leur côté, l’ensemble des partis composant l’Assemblée des représentants du peuple, dont la plupart s’opposaient à la démarche du président, n’ont totalisé qu’un peu plus de 1,7 million de voix lors des élections législatives de 2019. Le fossé croissant entre les institutions et les aspirations populaires reste une constante.
M. Saïed justifie sa « nouvelle construction » par la nécessité de « rectifier la trajectoire révolutionnaire », qu’il estime avoir été « confisquée » par les partis. Il entend ainsi instaurer « un véritable régime démocratique dans lequel le peuple est effectivement titulaire de la souveraineté » (2). Le caractère présidentialiste de son projet a néanmoins remisé au second plan le projet de « démocratie par en bas » qu’il avait popularisé durant les années précédant son élection en octobre 2019. S’il ne dispose pas d’un parti pour quadriller la société tunisienne, ni d’un réseau de surveillance clientéliste, ni encore d’aucun moyen d’arbitrer entre les clans d’affaires, qui constituaient les bases du régime jusqu’en 2011, M. Saïed n’en renoue pas moins avec la propension autocratique, d’autant plus sujette à la surenchère que son contrôle sur les corps de l’État (l’administration, l’intérieur et la justice) semble mal assuré.
Pour autant, la success story de la transition démocratique tunisienne — en opposition aux virages contre-révolutionnaires qu’ont connus d’autres pays du « printemps arabe » de 2011 — n’a pas attendu M. Saïed pour cumuler crise sociale, marasme économique, délitement de l’État, perte de légitimité des institutions et discrédit moral des partis. Elle avait cessé depuis longtemps de faire illusion aux yeux de la majorité des Tunisiens.
Avec la séquence insurrectionnelle de l’hiver 2010-2011 en Tunisie, le récit de la démocratie présentée comme solution aux problèmes du pays a d’abord emporté la conviction et suscité l’enthousiasme. Il a même laissé croire à un effet domino, du Maroc à la Syrie, à l’image du « printemps des peuples » de 1848 qui a donné son nom au « printemps arabe ». On connaît la suite (3). Cette lecture du soulèvement tunisien a focalisé l’attention sur la dimension constitutionnelle du changement, censée répondre à la fois aux aspirations à la liberté et à la demande de justice sociale. C’est ainsi que, lorsque des jeunes venus des régions intérieures organisent un sit-in devant le siège du gouvernement à Tunis (fin février 2011), la réponse des acteurs politiques est de proposer l’élection d’une Constituante. Deux expressions vont alors modeler le processus politique : « transition démocratique » et « exception tunisienne ». La première renvoie à l’idée que, partout dans le monde, les expériences précédentes ont permis d’élaborer un savoir permettant d’aller du point A d’une dictature au point B d’une démocratie stabilisée. Un savoir détenu notamment par toute une série d’opérateurs — agences internationales, organisations non gouvernementales (ONG) et fondations occidentales, consultants — qui vont débarquer en masse en Tunisie pour « coacher » les acteurs politiques locaux, mais aussi par les associations apparues après la chute du régime de Zine El-Abidine Ben Ali dans la mise en œuvre d’un kit de la « démocratie sans peine ».
Blocage des institutions
La seconde expression signifie que, grâce à ses juristes réformistes et à des autocrates plus ou moins éclairés, la Tunisie était déjà « moderne », à la différence des autres pays arabes — pour preuve : l’émancipation de « la » femme tunisienne par le code du statut personnel (4). Une Tunisie prête, donc, à importer la démocratie libérale et où le pluralisme partisan, des élections libres et un Parlement seraient un terreau favorable pour instaurer un pacte social juste et stable, pour mettre en place des institutions légitimes et pour bannir les conditions qui ont rendu possible un régime autoritaire (5).
Sans rien céder à un quelconque orientalisme ou déterminisme qui voudrait que les Tunisiens ne soient ni aptes ni mûrs pour la démocratie, il n’y a pas de raison de penser qu’il existe un raccourci dans les processus politiques. Les démocraties « aînées » promptes à exporter leur modèle ont oublié ce qu’il leur a fallu de violence, de passions populaires, parfois de leaders charismatiques et de tâtonnements constitutionnels pour que se clarifient les enjeux, se cristallisent et s’ajustent dans des équilibres instables les intérêts en présence, et pour élaborer des régimes à peu près fonctionnels et cependant jamais à l’abri des crises. Très logiquement donc, tout ne s’est pas passé en Tunisie selon le parfait manuel des « transitologues ». Cette première séquence de la démocratie tunisienne aura été victime moins d’un accident « populiste » que d’un inachèvement l’ayant condamnée à son obsolescence.
Inachèvement, d’abord. Avec, pour fait significatif, l’incapacité de l’Assemblée, durant toute la première législature (2014-2019), à désigner les quatre membres du Conseil constitutionnel (sur douze) qu’il lui revenait d’élire. Alors que cette composante essentielle de la IIe République aurait dû être mise en place au plus tard fin 2015, tous les accords péniblement négociés dans les coulisses entre les partis furent systématiquement brisés lors des votes en séance plénière. Aucun des deux grands courants politiques, islamiste ou issu de la combinaison entre mouvance destourienne et membres du système bénaliste, ne souhaitait voir le juge de la constitutionnalité des lois échapper à son contrôle. La seule des cinq autorités indépendantes formée selon les termes de la Constitution a été l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), mais celle-ci s’est révélée incapable de faire respecter les règles en matière de neutralité des médias et de financement. L’instance provisoire de régulation de l’audiovisuel a ainsi été entravée à chaque fois qu’elle a voulu sanctionner les chaînes émettant sans licence, permettant par exemple à M. Nabil Karoui, une sorte de Berlusconi tunisien, de mettre sa chaîne au service de sa candidature à l’élection présidentielle de 2019. De même, toutes les réformes structurelles permettant de garantir effectivement l’indépendance de la justice (statut des magistrats, inspection générale, code de la justice administrative) ont été empêchées, et le Conseil supérieur de la magistrature est demeuré sous l’emprise des ingérences partisanes. Quasiment aucun des quelque trois cents dossiers de corruption transmis aux juges à la suite de la formation en 2011 de la Commission nationale d’enquête n’a connu de suite judiciaire. L’Instance vérité et dignité, formée en 2014 pour apurer les crimes de la dictature et proposer des réformes afin d’éviter leur répétition, n’a jamais cessé d’être gênée, et son rapport, remis en 2019 (publié au Journal officiel un an plus tard), est resté lettre morte. Quant aux procès des tortionnaires et des corrompus, ils s’égrènent sans fin depuis quatre ans (6). Le ministère de l’intérieur, pilier de l’ancien régime, reste défendu par un puissant corporatisme qui protège son impunité, et son influence s’étend au sein des partis politiques.
Une bonne partie de ces blocages peuvent être attribués au fameux « consensus » entre les anciennes élites (représentées entre 2012 et 2019 par le parti Nidaa Tounès avant sa dislocation) et les nouveaux prétendants islamistes au pouvoir d’Ennahda. Considéré comme un passage obligé d’une transition réussie, ce pacte d’entente n’a jamais transcendé les intérêts des parties prenantes pour instaurer un ordre nouveau. S’il a permis de pacifier le pays en 2013 au moment où celui-ci se trouvait ébranlé par l’assassinat de deux personnalités de la gauche tunisienne (Mohammed Brahmi et Chokri Belaïd), ce « consensus » entre élites a neutralisé toute volonté transformatrice.
La démocratisation a ainsi manqué un aspect essentiel, celui de l’égalité des dignités, une aspiration pourtant fondatrice de l’insurrection de l’hiver 2010-2011 et déterminante pour obtenir l’adhésion des gouvernés aux institutions. Pour M. Saïed, la date du 17 décembre 2010 (jour de l’immolation de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid) compte plus que celle du 14 janvier 2011 qui vit la fuite de Ben Ali. La première, selon lui, symbolise le point de départ de la révolution avec l’irruption de la « question sociale » ignorée durant des décennies. La seconde, quant à elle, marquerait la trahison de la révolution en raison des manœuvres politiciennes pour la succession du président déchu. L’embrasement des régions intérieures et des quartiers populaires issus de l’exode rural était éminemment politique, parce qu’il avait pour protagonistes les « invisibles » de l’ordre économique et politique en place. Et parce que le problème que ces derniers soulevaient (leur exclusion et l’abandon de leur territoire) est déterminé par les modalités historiques de fabrication de l’État tunisien à travers un modèle économique qui oppose la Tunisie « utile » à celle des marges et de l’intérieur du pays. Or la redistribution des cartes du pouvoir après janvier 2011 entre acteurs « centraux » n’a pas permis d’attaquer de front une oligarchie rentière qui parvenait par ailleurs à assujettir les nouveaux partis de gouvernement. Les détenteurs des positions acquises ont cherché naturellement à prolonger le modèle économique en s’appuyant sur les partis qualifiés de « modernistes » parce qu’ils s’opposaient aux islamistes. Tandis qu’Ennahda, tout à sa quête d’intégration, n’a pas cherché à démanteler ce modèle, mais plutôt à s’y insérer. À aucun moment la question économique n’a été abordée autrement que sous l’angle gestionnaire de l’allocation des ressources et de la solvabilité d’un État confronté à une baisse de ses revenus. Mais la conflictualité sociale n’était pas soluble dans la démocratie représentative.
« C’était mieux sous Ben Ali »
Cela ne pouvait qu’amener à l’obsolescence de la formule institutionnelle choisie, laquelle repose désormais sur une série de fictions : les élections fondent la légitimité, les partis expriment la diversité du corps social, le Parlement représente la nation, la majorité parlementaire exprime la volonté générale, et ce dispositif concrétise la souveraineté populaire. Or ce modèle montre ses limites, y compris dans les pays qui pourtant l’exportent. S’il a pu un temps plus ou moins correspondre à l’idéal du gouvernement par et pour le peuple, c’est grâce à l’existence de partis de masse, capables de susciter des identifications stables et massives, de représenter des intérêts clairement identifiés. Quant aux progrès sociaux, ils ont été rendus possibles non seulement par le suffrage universel, mais surtout par l’existence de forces politiques organiquement liées aux classes populaires.
En Tunisie, la configuration partidaire postrévolutionnaire est « anachronique », « perchée dans les nuages » et « vide de contenu social », pour reprendre les termes d’Antonio Gramsci dans sa description de la « crise organique ». Certes, Ennahda est le seul parti répondant aux critères d’un parti de masse, mais il est fondé sur un fort clivage culturel au sein des élites. Il n’est pas outillé pour répondre aux tâches historiques de l’heure et il a perdu les deux tiers de son électorat entre 2011 et 2019. De leur côté, les intérêts des élites liées à l’ancien régime ne sont plus assez cohérents pour former un parti durable. Les autres sont soit des écuries présidentielles éphémères, soit des mobilisations fragmentaires. La gauche, incapable d’être le représentant des mobilisations sociales, a quasiment disparu de la scène.
Si la démocratie est un objet désirable, c’est moins par les formes institutionnelles qu’elle prend (qui ne sont que des moyens) que pour les résultats qu’elle produit. En l’espèce : réduire la fracture historique entre l’État et la société, transformer le modèle économique qui prive la majorité des Tunisiens de leur citoyenneté sociale… Faute d’avoir répondu à ces attentes, le récit démocratique est resté le discours de légitimation d’une élite incapable de se hisser à la hauteur des enjeux sociaux. Il n’est pas devenu un nouveau récit national. Ainsi a-t-il laissé place à l’insidieuse mélodie du « C’était mieux sous Ben Ali » et ouvert l’espace à une offre de rédemption collective par l’action d’un leader charismatique. Il est douteux que ce dernier soit davantage outillé pour s’attaquer à la transformation de l’État et des structures économiques. Répondre à l’exigence de reconnaissance et de justice sociale de la majorité des Tunisiens, et en particulier des exclus, est un préalable à la réalisation d’une véritable liberté politique.
Thierry Brésillon
Journaliste, Tunis.
https://www.monde-diplomatique.fr/2022/11/BRESILLON/65270
.
Les commentaires récents