Kaouther Adimi le 27 septembre 2019 ©AFP - JOEL SAGET
Aujourd’hui dans Totémic, il est question de 70 ans d’histoire de l’Algérie, grâce à un roman qui s’intitule “Au vent mauvais” de Kaouther Adimi. Elle a 36 ans, est née en Algérie et fait partie de cette nouvelle génération d’artistes qui s’empare de son histoire par le biais du roman.
Parfois une vie ne tient qu’à un pas, même un tout petit. Le pas qu’un jeune homme fait presque malgré lui, en direction d’un camion qui va l’emmener sur les fronts de la seconde guerre mondiale.
Il s’appelle Tarek. Il est né en 1922 et il est berger dans un village, à l’Est de l’Algérie.
Tarek aime Leïla. Le genre de gamine qui s’échappe de la maison pour aller jouer avec les garçons jusqu’à ce que son père installe des barreaux aux fenêtres.
“Au Vent Mauvais”, 5ème roman de Kaouther Adimi raconte l’amour entre Tarek et Leïla, en même temps que 70 ans d’histoire de son pays, l’Algérie.
Comment la vie de ces deux-là fut ballotée par le siècle ? Comment Tarek et Leïla ont existé dans la broyeuse d’événements qui les poussaient à l’effacement.
La vie de cet homme et de cette femme va aussi être abîmée par la publication d’un livre, écrit par un ami qui les trahit.
Le pouvoir des mots, le silence, ce que les enfants héritent de nos peines.
Il y a tout ça dans “Au vent mauvais”.
Extraits de l'entretien
Parler de la Guerre d’Algérie
Jusque-là, Kaouther Adimi ne s’intéressait pas à la Guerre d’Algérie. Mais elle a décidé d’écrire dessus dans son dernier livre Au vent mauvais : « Plus jeune, j'ai évité de m'intéresser à ce moment historique. Les symboles de la Guerre d'Algérie étaient trop présents dans mon pays. L’Algérie glorifie sa guerre d'indépendance. Or, ma génération a connu une autre guerre : la guerre civile des années 90, ou la décennie noire. Mais elle est aujourd’hui effacée de l'histoire politique, ou de l'actualité. En comparaison, la Guerre d’Algérie nous semble un peu loin. Par ailleurs, cet épisode historique, est raconté en noir et blanc. On passe sous silence tout ce qui peut gêner. On efface les femmes qui ont énormément participé avant d’être mise de côté dès l’indépendance. J'étais aussi marquée par le fait que toute tentative de raconter une histoire de l'Algérie un peu différente de la version officielle était extrêmement mal reçue. Le film "L’Oranais de Lyes Salem" a été interdit de salle parce qu'il montrait une vision des anciens moudjahidine qui ne plaisait pas. »
Une mutinerie à Versailles en 1944
Dans son dernier livre, l’écrivaine Kaouther Adimi raconte un épisode méconnu des relations franco-algériennes : « Mon grand-père connaissait des ordres en allemand qu'il avait appris pendant la Seconde Guerre mondiale. Il a fait partie de ces fameux soldats nord-africains qui ont défendu la France.
J'ai eu connaissance d’une histoire à Versailles qui a accueilli beaucoup de ces troupes-là en mai 1944. J’avais trouvé quelques lignes sur cet épisode. Ce n’était pas assez, mais pour raconter une histoire. Je suis donc partie enquêter dans les archives de la police et du ministère de l'Intérieur. Là, j’ai trouvé des informations sur ces soldats d’Afrique du Nord cantonnés par milliers à Versailles.
On leur dit qu’ils seront rapatriés sous huit jours, mais ils restent là des mois. Les Versaillais n'en peuvent plus de ces soldats étrangers dont ils ne veulent pas. Ils prennent toute une série d'arrêtés leur interdisant l'accès aux cinémas, aux cafés, ou aux bordels. Cela conduit à une mutinerie. En décembre 1944, pendant quelques heures, des soldats nord-africains ont pris toute la ville de Versailles. La gendarmerie et le ministère de l'Intérieur réagissent en menant une rafle contre des Nord-Africains dans des cafés qui n'ont rien à voir avec cette histoire. Mais il faut rehausser le prestige de la gendarmerie et donc on va arrêter des gens à l'aveugle. Cela dit beaucoup sur les violences policières à l'issue des populations nord-africaines. »
La littérature peut sauver, mais aussi faire beaucoup de mal
Dans son livre, il y a le personnage Leïla inspirée de la propre grand-mère de l’écrivaine. Une femme très forte, mariée mineure à un ami de son père et qui décide de divorcer contre l'avis de tout le monde. Un de leurs amis, le frère de lait de Tarek, va écrire un livre qui raconte leur histoire. Leila et Tarek vont se sentir dépossédés de leur identité. « J’ai longtemps mis cette histoire de côté, car j’admire cet écrivain. J’avais l'impression de trahir mon grand-père avec cet attrait. J'ai donc mis du temps à la raconter.
J'avais envie de poser la question de la responsabilité de l'écrivain. C'est une chose que nous les artistes n'aimons pas beaucoup. On aimerait créer comme on le souhaite.
Moi, je pense que nous les écrivains avons un pouvoir extraordinaire proche de celui de Dieu. On imagine ce que l'on veut, on crée les êtres que l'on souhaite, on en fait ce qu'on veut, on crée des univers... On a un pouvoir tout-puissant… Mais quelle est notre responsabilité lorsqu'on utilise et qu'on vampirise des gens qu'on a rencontrés ? Surtout lorsqu'on a le souhait qu'ils soient identifié,s et identifiables, qu'on garde le même nom, le même âge, les mêmes prénoms pour ses personnages... D’autant, et c’est très violent, qu’il s'agissait là de personnes très éloignées du livre. Cet objet qui ne signifiait pas grand’chose pour eux devient dangereux. Leila a l'impression qu'elle a disparu dans le livre qui a pris sa place. »
La carte blanche de l'invitée
Kaouther Adimi : "J’ai ouvert le grand placard, celui qui contient des classeurs et des boites de rangement. Ma vie répertoriée, classée, documentée. Quelque part là-dedans, se trouve un vilain papier reçu il y a une dizaine d’années.
J’ignore où il se cache. Alors j’ouvre les boites au hasard pendant que sur les chaînes de radio Gérald Darmanin promet de rendre « impossible » la vie des étrangers soumis à une OQTF, tout cela sur fond de crime atroce. Je me retrouve vite envahie d’avis d’imposition, de factures téléphoniques, de fiches de paie, et que sais-je encore. Je plonge dans les souvenirs de cette dernière décennie passée en France. Les adresses qui changent au grès des déménagements, les contrats d’édition, les courriers obscurs de l’URSSAF, ici et là, des lettres de lecteurs, des photos, des articles de presse.
Je ne le retrouverai pas ce vilain papier dans sa vilaine enveloppe. Je sais pourtant que je ne l’ai pas jeté, que ce vilain papier dans sa vilaine enveloppe m’a suivi tout ce temps. Je sais qu’il n’est plus là mais je sais aussi qu’il est là. Qu’il a simplement été enseveli sous la vie qui a continué après l’avoir reçu. Et je sais aussi que quelque part dans les archives d’un avocat, se trouve une copie du vilain papier et de la vilaine enveloppe sur laquelle figure deux tampons : celui de la date qui fait foi et celui d’une préfecture de police.
Je cherche le vilain papier pendant que des journalistes rapportent que le gouvernement veut inscrire toutes les OQTF au fichier des personnes recherchées.
Il y a une dizaine d’années, dans une vilaine enveloppe, moi aussi j’ai reçu une OQTF.
C’est étrange la mémoire et ce qu’on conserve des évènements. La texture du papier, la moquette grise de ma chambre d’étudiante et le ciel qui tombe, la nuit à travers la grande fenêtre, uniquement la nuit, comme si elle avait déteint sur le jour. Les gens autour de moi qui se mobilisent, l’avocat, bien droit, l’avocat qui photocopie la vilaine lettre, qui fera des miracles en moins de trente jours.
Du reste, je ne me souviens de presque rien. Si ce n’est de cette intime conviction : moi, je n’applaudirai jamais à la justice des injustes."
Mardi 8 novembre 2022
https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/totemic/totemic-du-mardi-08-novembre-2022-3957730
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