Ils sont les oubliés du récit collectif. Celles et ceux dont on ne parle pas dans les livres d’histoire. Ces hommes et ces femmes qu’on appelle les chibanis et chibaniyates. Issus des ex-colonies françaises du Maghreb, près de 630 000 personnes ont été recrutés directement par la France pour venir reconstruire les écoles, hôpitaux, autoroutes ou universités du pays pendant les Trente Glorieuses (1945-1975). Force de travail et main d’œuvre bon marché, ils ont grandement contribué à la richesse de la nation, en silence.
Socialement invisibles et politiquement muet, les chibanis ont tous vécu la violence du déracinement, ce que le sociologue Abdelmalek Sayad appelait une « double absence » : un fossé s’est créé entre eux et leur pays natal, qu’ils ont quitté pour un État qu’ils ne connaissaient pas, dont ils sont restés longtemps exclus.
Le travail acharné, l’insalubrité des logements proposés, la précarité quotidienne, le déracinement éternel… De toutes ces souffrances, nous, leurs descendants, ne savons quasiment rien. En réalité, leur vie entière nous est presque étrangère. Ils ne parlent que rarement de leur histoire, et quand ils le font, leurs douleurs sont souvent passées sous silence.
« Ya Rayah », une chanson de Dahmane el Harrachi qui évoque déracinement et de la difficulté de l’exil.
C’est dur de se l’avouer, mais nos anciens ne sont pas éternels.
Parce que toute cette génération de chibanis s’éteint à petit feu, leur histoire risque de disparaître avec eux. C’est pour éviter cela que certains de leurs descendants tentent de l’inscrire dans le marbre, comme Nadir Dendoune, journaliste et écrivain de 49 ans. Dans son livre Nos rêves de pauvres (2017), le natif de Saint-Denis a relaté une partie de son histoire familiale, avant de réaliser, un an plus tard, Des figues en avril (2018), un documentaire sur sa mère. « C’est dur de se l’avouer, mais nos anciens ne sont pas éternels, admet-il. Je m’en suis rendu compte quand mon père est tombé gravement malade. J’ai donc voulu laisser des traces de leur vécu, pour qu’on se souvienne des sacrifices qu’ils ont faits. »
« Des figues en avril » est un film documentaire sorti en 2018, signé Nadir Dendoune, dans lequel il s’attache à raconter l’histoire et le quotidien de sa mère, Messaouda Dendoune.
J’avais vraiment peur que son histoire meure avec lui, alors j’ai commencé à lui poser quelques questions sur son passé.
L’imminence de la mort, c’est aussi ce qui a poussé Nesrine Slaoui, journaliste et écrivaine de 28 ans, à interroger son grand-père sur son immigration en France. La première fois qu’elle l’a fait, c’était à l’hôpital : « À ce moment, je me suis rendue compte que c’était peut-être bientôt la fin. J’avais vraiment peur que son histoire meure avec lui, alors j’ai commencé à lui poser quelques questions sur son passé. »
Une vie faite de sacrifices
Nesrine Slaoui a ensuite cherché à pousser la démarche encore plus loin, en voulant intégrer ce récit dans son livre Illégitimes (sorti en 2021). Après avoir effectué beaucoup de recherches sur l’histoire de l’immigration, elle a dressé une liste de questions qu’elle souhaitait lui poser. Mais elle a longtemps repoussé le moment fatidique. « Interroger mon grand-père, ça m’a demandé un effort de dingue, constate-t-elle. J’avais vraiment peur de raviver des douleurs, de réveiller des traumatismes… C’était tellement difficile. » Ce qui l’a aidée à briser ce silence, c’est son téléphone. Elle a formalisé le moment, en décidant d’enregistrer la conversation qu’elle souhaitait avoir avec son grand-père, ce qui lui permettait d’avoir un prétexte pour lancer la discussion.
Lina Soualem, cinéaste de 32 ans qui a réalisé un documentaire sur ses grands-parents paternels, intitulé Leur Algérie (sorti en 2021), explique aussi avoir eu besoin d’un processus formalisé pour briser ce silence. À l’occasion d’un séjour universitaire en Algérie, elle s’est rendue compte qu’elle ne savait presque rien de l’histoire de ses grands-parents algériens. « Beaucoup de questions ont germé en moi sans que je réussisse à en parler avec eux. Mais plus le temps passait, plus j’avais peur de les perdre sans qu’ils me transmettent leur histoire. Il était urgent que je capture leur mémoire : c’est vraiment grâce à la caméra que j’ai pu oser poser mes questions, aborder avec eux les sujets dont je souhaitais parler.»
Mais ça va intéresser qui mes vieilles histoires ? Pourquoi tu veux écrire là-dessus ?
Se plonger dans son histoire familiale, c’est prendre conscience de l’ampleur des sacrifices qui ont été réalisés par nos ancêtres. Sélectionnés pour leur seule force physique, on a confié aux hommes des tâches difficiles et dangereuses. Ils ont travaillé dans des conditions inadmissibles afin d’améliorer le quotidien de leur famille. Pour écrire son livre, Nesrine Slaoui a fouillé dans divers documents que son grand-père avait conservés : « Il a signé des contrats qu’il ne comprenait même pas. Son salaire, ses horaires, ses droits… Tout ça, c’était secondaire : il voulait juste travailler », déplore-t-elle.
La bande annonce du film documentaire sur les grands-parents de Lina Soualem, Leur Algérie, sorti en 2021.
Les femmes ont, quant à elles, changé radicalement de vie pour suivre leur mari et garantir un avenir meilleur à leurs enfants. Dans son dernier roman La Discrétion (publié en 2020), l’écrivaine Faïza Guène s’est fortement inspirée de l’histoire de sa mère pour raconter la vie de ces femmes qui ont fait tant de sacrifices. « C’est marrant parce qu’au début, elle me répétait souvent « Mais ça va intéresser qui mes vieilles histoires ? Pourquoi tu veux écrire là-dessus ? ». Finalement, elle a compris l’intérêt de la démarche que j’ai eue : à travers mon roman, ce n’est pas uniquement son histoire que je célèbre, mais celle de toutes les femmes qui ont eu des vies similaires.»
Chaque génération a sa mission, et la nôtre est de recueillir ces récits et de les raconter.
Combler un vide mémoriel
Nous, les enfants de l’immigration, sommes généralement confrontés à un vide mémoriel. Nous n’avons aucune trace du vécu de nos aïeux. Nous n’avons pas de notice Wikipédia retraçant la vie d’un ancêtre lointain. Nous n’avons pas d’arbre généalogique remontant jusqu’au XIVe siècle. C’est comme si, avant nos grands-parents – ou nos arrière-grands-parents, pour celles et ceux qui ont eu la chance de les connaître –, nous n’existions pas. Et c’est justement pour faire face à cela que nombreux sont les descendants d’immigrés maghrébins qui tentent de s’emparer de leur histoire familiale. Comme l’affirme Faïza Guène, « chaque génération a sa mission, et la nôtre est de recueillir ces récits et de les raconter.»
Se l’approprier, c’est d’abord essentiel pour mieux se connaître, pour être fier de ce que l’on est et pour tenter d’honorer tous les sacrifices qui ont été réalisés. Mais c’est aussi et surtout important pour, comme le rappelle Lina Soualem, « faire exister dans l’espace public ces histoires écrites nulle part. » On pourrait penser qu’elles ne concernent que les descendants et descendantes d’immigrés venus du Maghreb, et plus généralement l’ensemble de la communauté maghrébine. Mais, comme le souligne Nadir Dendoune, ce n’est pas du tout le cas : « En racontant mon histoire familiale, j’espérais en réalité faire honneur à tous ces parents qui ont quitté à contrecœur leur pays pour offrir une vie meilleure à leurs enfants. Ces trajectoires de vie que j’ai essayé de mettre en valeur, elles sont universelles. »
Par Ayoub Simour
Le 21/07/2022
https://www.bondyblog.fr/culture/honorer-la-memoire-des-chibanis-le-combat-des-descendants-dimmigres-maghrebins/
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