Lundi 26 mai 2008, la Ligue des droits de l’Homme avait organisé un débat sur ce thème, à partir du film Algérie, Histoires à ne pas dire de Jean-Pierre Lledo, et du reportage « Sans valise ni cercueil, les Pieds-noirs restés en Algérie » de Pierre Daum et du dessinateur de presse Aurel dans Le Monde diplomatique de mai.
Plus de 200 personnes s’étaient retrouvées à l’Auditorium de l’Hôtel de Ville (Paris) pour assister et participer au débat animé par Georges Morin, président de l’association Coup de soleil,
avec Pierre Daum, Mohammed Harbi, Jean-Pierre Lledo, Gilles Manceron et Benjamin Stora.
A propos du film « Algérie, histoire à ne pas dire », Mohammed Harbi, Benjamin Stora et Gilles Manceron ont eu l’occasion de préciser leurs positions.
Les échanges ont été parfois vifs et passionnés. Nous en avons retenus deux témoignages. Vous trouverez sur ce site celui de la cinéaste Dominique Cabrera qui propose des éléments de réponse à la question posée, et qui évoque, à travers ses souvenirs d’enfance et les rencontres qu’elle pu faire à l’occasion de ses déplacements en Algérie, la situation d’européens qui sont restés en Algérie après l’indépendance.
Le rôle extrêmement négatif de l’OAS a été souligné par plusieurs intervenants, et notamment par Jean-Pierre Gonon. Ce dernier, avocat au Barreau d’Alger de 1955 à 1961, membre de l’équipe des libéraux de l’Espoir Algérie et membre fondateur de l’Association France Algérie, nous a adressé le texte que vous trouverez ci-dessous. Il rappelle la directive n° 29 du général Salan, publiée le 23 février 1962, dont nous reprenons la présentation qu’en a faite Yves Courrière.
Jean-Pierre Gonon : “ la responsabilité de l’OAS ”
Le nombre et la richesse des interventions lors de la réunion-débat du 26 mai ne m’ont pas permis de développer comme je le souhaitais mon opinion sur la question posée : « Qu’est ce qui a fait fuir les pieds-noirs en 1962 ? »
Je voulais insister sur la responsabilité de l’OAS dans le climat de peur et de panique qui a été, pour une grande part, à l’origine de leur exode. Je suis convaincu, en effet, que, du fait de sa culpabilité dans les crimes et les destructions commis entre le 1er mars 1962 et, au moins, le 19 juin 1962 – où, à la suite de l’accord passé entre Susini et docteur Mostefaï, l’OAS donna l’ordre « de suspendre les attentats et les destructions » –, ces crimes, qui ont fait tant de victimes innocentes, « indigènes » et européennes, font que sa responsabilité est particulièrement lourde.
C’est, en effet, cette stratégie de la terre brûlée et de violence aveugle qui a finalement poussé à l‘exode un grand nombre de pieds-noirs persuadés qu’après la prise du pouvoir, les Algériens leur feraient payer très cher cette folie meurtrière, à laquelle ils avaient assisté et que beaucoup condamnaient.
« La valise ou le cercueil » n’était pas un slogan du FLN, mais de l’OAS.
Pendant qu’elle se livrait à ces exactions, en application de la directive 29 de Salan, qu’il faut relire, les responsables de la Zone autonome d’Alger diffusaient une brochure intitulée Tous Algériens, qui rassemblait les prises de position du FLN exhortant les européens à considérer l’Algérie comme leur pays et à ne pas la quitter. Et, de son côté, l’équipe des libéraux de L’Espoir Algérie s’efforçait de diffuser les travaux réalisés quelques mois plus tôt par un groupe de travail où européens et « musulmans » détaillaient les garanties à accorder à ceux des européens qui choisiraient de rester dans l’Algérie indépendante où ils avaient leur place.
Les dirigeants de l’OAS n’étaient pas, d’ailleurs, pour la majorité d’entre eux, des pieds-noirs mais des généraux fêlons et des déserteurs après le putsch du 21 avril 1961. Comme le fait observer Jean Lacouture dans son dernier ouvrage L’Algérie algérienne [1], il est remarquable que le « A » du sigle de cette organisation ne renvoie pas à « l’Algérie française » que cette organisation prétendait défendre.
Certes, il y eut, après l’indépendance, les massacres d’Oran et les enlèvements de civils innocents, dont on a beaucoup parlé et dont il n’est pas question de minimiser l’impact, mais auraient-ils eu lieu sans la folie meurtrière de l’OAS qui les avait précédés et dont on peut, au moins, se demander si elle ne les a pas directement provoqués. « Provocation » était le premier mot d’ordre de Salan, qui fut largement appliqué par l’OAS.
Il n’est pas jusqu’aux tragiques événements du 26 mars 1962 – la fusillade de la rue d’Isly –, dont on peut se demander s’ils n’ont pas été une des conséquences de ce mot d’ordre. On se souvient des faits. Ce jour-là les forces de l’ordre, en l’occurrence une section de tirailleurs, ouvrirent le feu sur une foule de pieds-noirs, qui n’étaient pas tous, loin de là, des activistes, et qui étaient appelés par l’OAS à se rendre à Bab El-Oued, où, leur disait-elle, leurs concitoyens étaient injustement assiégés par l’armée.
On s’interroge toujours sur l’origine des premiers coups de feu qui déclenchèrent la riposte aveugle des militaires. Personne n’a pu identifier (mais, a-t-on vraiment essayé de le faire ?) les serveurs des fusils mitrailleurs embusqués aux étages supérieurs de deux immeubles bordant la rue d’Isly (aujourd’hui rue Ben Mhidi), notamment celui du 64 rue d’Isly, et dont Yves Courrière signale la présence, confirmée par plusieurs témoins, dans son ouvrage La guerre d’Algérie [2] (voir cette page).
Les malheureux qui, ce jour-là, payèrent de leur vie leur aveuglement ne sont certainement pas morts pour la France, mais ils ont été finalement, eux aussi, des victimes de l’OAS.
J’aurais voulu terminer mon intervention par une mise en garde et un appel.
Une mise en garde, car je crains que des groupuscules d’opposants irréductibles à une réconciliation sincère et durable entre Français et Algériens ne reprennent aujourd’hui la tactique de l’OAS : désinformation, provocations, amalgame pour accréditer l’idée que l’immense majorité des rapatriés y est hostile et que les Algériens n’y sont pas sincèrement favorables.
Un appel : ne nous trompons pas de combat. Notre objectif doit être la mise en œuvre d’urgence entre la France et l’Algérie, du partenariat d’exception dont Jacques Chirac et Abdelaziz Bouteflika ont tracé les grandes lignes, il y a maintenant plus de cinq ans, le 2 mars 2003, et que les groupuscules d’obédience OAS se félicitent ouvertement d’avoir fait jusqu’à présent échouer. Nous ne devons pas hésiter à dénoncer leurs nouvelles manœuvres – et les cérémonies en l’honneur des tueurs de l’OAS auxquels ils appellent régulièrement, dont le 7 juin à Perpignan, en font partie –, à soutenir les initiatives de Nicolas Sarkozy quand elles vont dans le bon sens et à le mettre en garde contre les erreurs ou les dérives quelles peuvent comporter. Il est à craindre, par exemple, que le projet d’Union pour la Méditerranée, qui pourrait avoir des effets positifs s’il s’appuyait le couple franco-algérien, risque maintenant d’occulter la nécessité de constituer celui-ci d’urgence. Droit de mémoire, devoir d’histoire, oui, si c’est un avenir commun qu’il est urgent de construire.
L’instruction n° 29 du 23 février 1962
par Yves Courrière, La guerre d’Algérie [3]Le 23 février, [Salan] publia le texte le plus important de l’histoire de l’OAS, son instruction n° 29. Cette fois, c’était une véritable déclaration de guerre civile.
L’instruction n° 29 commençait par les mots :
« L’irréversible est sur le point d’être commis. » Elle fixait ni plus ni moins que les modalités de la guerre à livrer à l’ennemi — c’est-à-dire aux forces de l’ordre françaises — après la signature considérée comme inévitable des accords entre le gouvernement français et le FLN.
[...]
[L’instruction n °29] renferme en quelques pages tous les méfaits de l’OAS, tout son plan de sabotage d’une vie possible pour les pieds-noirs en Algérie. Tout en conseillant de « cesser toute opération faisant le jeu de la ségrégation », Salan ordonnait de créer des zones insurrectionnelles dans les campagnes, à base d’unités militaires ralliées et de maquis, et l’accroissement à l’extrême du climat révolutionnaire dans les grands centres urbains et l’exploitation du pourrissement de l’adversaire par l’entrée en jeu de la population en marée humaine pour l’ultime phase.Salan donnait l’ordre de briser le quadrillage des villes par tous les moyens. La date de l’attaque était fixée au 4 mars.
« Ouverture systématique du feu sur les unités de gendarmerie mobile et les CRS, écrivait-il. Emploi généralisé des bouteilles explosives pendant les déplacements de jour et de nuit. »Il conseillait de se servir des postes à essence pour répandre le combustible dans les caniveaux et y mettre le feu, ainsi que l’emploi des bidons d’huile renversés et des clous pour faire déraper les véhicules militaires.
« Une bouteille explosive judicieusement appliquée au moment d’un dérapage, poursuivait-il, provoquera l’inflammation de l’essence... Dans le cadre des ordres de mobilisation, la partie « population armée » devra y participer entièrement. »Venait enfin le plus grave. L’article 8 du paragraphe B concernant les tactiques de manoeuvre.
« Sur ordre des commandements régionaux enfin, la foule sera poussée dans les rues à partir du moment où la situation aura évolué dans un sens suffisamment favorable. »Voilà pour l’action en Algérie. Mais Salan n’oubliait pas la métropole. L’objectif final, le pouvoir, c’est là-bas qu’il faudrait le prendre.
Dans une annexe à la directive n° 29, annexe secrète et destinée uniquement aux chefs des trois zones OAS d’Algérie et à ceux de la métropole, [Salan] précisait :
« Il faut s’efforcer de paralyser le pouvoir et le mettre dans l’impossibilité d’exercer son autorité. Les actions brutales seront généralisées sur l’ensemble du territoire. Elles viseront les personnalités influentes du parti communiste et du gaullisme, les ouvrages d’art et tout ce qui représente l’exercice de l’autorité, de manière à tendre au maximum vers l’insécurité générale et la paralysie totale du pays. La provocation à la grève générale sera aussi une excellente arme.
« Le choix de la date en métropole est fonction de l’évolution de la situation en Algérie. Mais, en tout état de cause, la métropole doit agir et coordonner ses actions avec lacampagne ouverte en Algérie. »
Yves Courrière
[1] Jean Lacouture, L’Algérie algérienne, Gallimard, avril 2008.
[2] Yves Courrière, La guerre d’Algérie, Fayard, première édition 1971, tome 4, « Les feux du désespoir », pages 562 et suivantes, réédition en un volume, pages 1063 et suivantes.
[3] Tome 4, « Les feux du désespoir », éd. SGED, novembre 2000, pages 1950 - 1951
publié le 7 juin 2008 (modifié le 20 février 2019)
https://histoirecoloniale.net/Algerie-1962-de-quoi-les-Pieds.html#gonon
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