Un vieillard est mort. Son nom était Yves Guillou. Il avait 95 ans et souffrait de la maladie d’Alzheimer. Le décès remonte au 9 mars, au Revest-les-Eaux, paisible commune varoise, où le personnel de son Ehpad garde de lui l’image d’un « monsieur doux, gentil et cultivé qui, de temps à autre, parlait soudainement en espagnol ou en portugais ». Sur une photo, on le voit sourire, pressant une peluche dans ses bras. La directrice de l’établissement, Sybille Dollé, se souvient de ses nombreux visiteurs. « J’ai pensé que ce monsieur était un homme extraordinaire tant il était l’objet d’attentions de la part de son groupe d’amis, confie-t-elle. Durant les cinq années passées ici, il n’a pratiquement jamais été seul. »
« Extraordinaire », ce vieillard l’était, mais pour des raisons que Mme Dollé n’imagine sans doute pas. Dans une autre vie, avant l’Ehpad, ce pensionnaire-là fut, en effet, une figure de l’activisme d’extrême droite en Europe de l’Ouest. Un terroriste, même, selon plusieurs sources. Son parcours a fait de lui un saute-frontières doué pour jongler avec les identités : Yves Guillou, donc, mais aussi Yves Guérin-Sérac, alias « L’homme au cigare », « Ralf », ou encore « Stan »… Des décennies durant, des magistrats, des journalistes, des universitaires ont cherché sa trace. Beaucoup le croyaient mort, ou à l’abri d’un couvent espagnol. Aucun ne pouvait l’imaginer dans un Ehpad des environs de Toulon…
Yves Guillou voit le jour, le 2 décembre 1926, à Ploubezre, petite ville bretonne, dans une famille modeste ancrée dans le catholicisme traditionnel. En 1947, alors qu’il brûle de combattre, il rejoint l’armée de terre. Quatre ans plus tard, on le retrouve au sein du bataillon français de l’Organisation des Nations unies engagé en Corée. Dans son livret militaire, ses supérieurs soulignent « son audace, son courage et son aptitude de meneur d’hommes ».
Il gravit les échelons. Entre 1956 et 1961, il s’illustre notamment en Algérie, dans les commandos parachutistes du « 11e choc », orchestrant parfois des opérations délicates. Au contact de la doctrine contre-insurrectionnelle mise au point par les officiers français, il devient un soldat politique aguerri, doublé d’un catholique intégriste, convaincu d’être en croisade, au service du pays et de Dieu.
Assassinats de leaders politiques
Arrive 1962, année charnière. A l’heure où la France lâche l’Algérie, Yves Guillou veut poursuivre le combat au sein de l’Organisation armée secrète (OAS) et bascule dans la clandestinité. Les tribunaux français ont beau le condamner par contumace à trois ans de prison pour désertion, il rejoint ses camarades de l’OAS en Espagne, puis au Portugal. Dorénavant, il évoluera dans l’ombre.
Qui sont les soldats perdus d’Yves Guillou, devenu Yves Guérin-Sérac ? Beaucoup se revendiquent de l’OAS. D’autres proviennent de la Waffen-SS ou sont des activistes néonazis et néofascistes.
En 1963, le voici installé à Lisbonne, sous une identité d’emprunt : Yves Guérin-Sérac. Ce sera son nom de guerre, celui d’un maître manipulateur obsédé par la lutte contre le communisme et la sauvegarde de l’Occident chrétien.
Pour parvenir à ses fins, il crée une société baptisée Aginter Press. Officiellement, une agence de communication lisboète. En réalité, l’instrument de ses combats, une officine de déstabilisation au service du dictateur portugais Antonio Salazar et de tous ceux qui, en Europe et au-delà, ont besoin de soutien. Son champ d’action : le renseignement, l’infiltration des formations de gauche, la « provoc » dans les manifestations ou les meetings, la désinformation, l’instruction militaire, mais aussi la mise à disposition de mercenaires, voire l’assassinat de leaders politiques, ou le terrorisme.
Qui sont les soldats perdus d’Yves Guillou, devenu Yves Guérin-Sérac ? Beaucoup se revendiquent de l’OAS. D’autres proviennent de la Waffen-SS ou sont des activistes néonazis et néofascistes habitués à grenouiller dans divers groupuscules à travers l’Europe. Journalistes, étudiants, syndicalistes… Ils sont recrutés selon leurs compétences et en fonction des besoins. Au cœur de la toile qu’il a lui-même tissée, Guillou choisit des compagnons à son image : entraînés, prêts à l’action, notamment en Afrique et en Amérique du Sud, où les blocs Est-Ouest s’affrontent.
Réseaux néofascistes
Un magistrat milanais, le juge Guido Salvini, a recherché le Français pendant dix ans. Pour lui, il ne fait aucun doute qu’il a participé à des attentats en Italie, dans le cadre de la « stratégie de la tension », cette ultraviolence d’extrême droite destinée à terroriser la population et à favoriser l’avènement d’un pouvoir « fort ». Interrogé par la RAI en 1997, le juge définissait Aginter Press comme une « structure détachable », utilisée par les services de renseignement européens et américains pour mener des opérations clandestines.
D’après lui, ces services déléguaient les « sales besognes » à l’agence et évitaient de se compromettre. Les transcriptions des enquêtes du magistrat révèlent également ses soupçons sur le rôle d’Aginter Press dans un attentat commis en 1973 contre le consulat d’Algérie à Marseille (quatre morts, 83 blessés). M. Salvini évoquait même son implication dans certaines phases de l’opération « Condor », le plan d’élimination des opposants aux dictatures d’Amérique du Sud dans les années 1970-1980.
Guillou n’est plus là, ses nervis non plus. Seul reste un comptable qui ignore où il a mis les pieds en acceptant ce job…
En 1978, deux journalistes de Libération, Frédéric Laurent et Fabrizio Calvi, auteurs du livre L’Orchestre noir (première édition chez Stock), révèlent que l’activiste français est depuis des années dans les radars des services italiens. En enquêtant sur les réseaux néofascistes, ils exhument une note du renseignement militaire transalpin datée du 12 décembre 1969, jour de l’attentat à la bombe de la Piazza Fontana, à Milan (seize morts, 88 blessés), un événement souvent considéré comme le point de départ de la « stratégie de la tension ». Cette note comporte trois noms, présentés comme ceux des organisateurs de l’attentat : Robert Leroy, Stefano Delle Chiaie et Yves Guérin-Sérac, autrement dit Guillou.
Leroy, mort dans les années 1980, était l’un de ses affidés. Quant à Stefano Delle Chiaie, décédé en 2019, c’était une figure majeure de l’extrême droite italienne, fondateur du groupuscule Avanguardia Nazionale.
En ce mois de décembre 1969, un autre document, émanant du même service de renseignement, mentionne pour la première fois le nom de la structure ayant servi à « couvrir » les activités de Guillou : Aginter Press. Entre 1969 et 1974, cette précision restera confidentielle.
« Allez donc au 13, rua das Praças »
L’agence cesse de fonctionner à la chute de la dictature portugaise, en avril 1974. Le 22 mai suivant, les militaires du Movimento das Forças Armadas (MFA), qui ont renversé Salazar lors de la « révolution des œillets », perquisitionnent un appartement de la rua das Praças, au cœur de Lisbonne : le siège d’Aginter Press. Guillou n’est plus là, ses nervis non plus. Seul reste un comptable qui ignore où il a mis les pieds en acceptant ce job…
En ce même printemps 1974, un journaliste du magazine italien L’Europeo, Corrado Incerti, est présent dans la capitale. Alors qu’il n’a pas encore entendu parler d’Aginter Press, il fait la connaissance d’un dirigeant du Parti socialiste portugais tout juste libéré de prison. Se sentant en confiance, ce dernier lui glisse : « Allez donc au 13, rua das Praças, les militaires ont saisi une avalanche de documents provenant d’une agence terroriste appelée Aginter Press. Je suis convaincu que cette information intéressera beaucoup l’Italie. »
Le reporter arrive un peu tard et ne trouve rien sur place. Mais il lance les démarches pour accéder aux documents transférés au fort de Caixas, célèbre lieu de détention du temps de la dictature. Au mois d’août, un hebdomadaire portugais dévoile la découverte de l’officine. Le temps presse et Corrado Incerti, rentré en Italie, insiste auprès de ses sources pour être le premier à consulter les dossiers saisis. Le 28 septembre 1974, il reçoit le feu vert des autorités et fonce au Portugal avec deux collègues.
Gardiens soudoyés
Sitôt au fort, les journalistes se plongent dans les archives, prennent des notes et des photos. C’est alors qu’un certain « Garibaldi », se présentant comme un confrère français, se joint à eux. Il est affable, sympathique, la discussion s’engage. Tous sont excités par la profusion d’informations inédites et planifient déjà le travail des jours suivants.
Sauf que, le lendemain, les Italiens se voient interdire, sans explication, l’accès aux archives. Ils apprendront plus tard que ce refus est l’œuvre du dénommé Garibaldi : il a soudoyé les gardiens et emporté une partie du « trésor », en France a priori. A ce jour, impossible d’identifier ce Garibaldi. Un agent chargé de faire le « ménage » pour l’un des Etats ayant eu recours à Guillou, alias Guérin-Sérac ? Un ancien d’Aginter Press ?
Le maître des coups tordus n’a pas de visage. Nul ne sait trop où il se trouve. En Amérique du Sud ? En Espagne, le pays de Franco ?
L’article de L’Europeo aide à mieux connaître cette agence structurée en deux entités. La première était l’Organisation armée contre le communisme international (OACI), une branche paramilitaire dont il est difficile d’identifier les membres car les noms ont été chiffrés. L’autre entité, baptisée Ordre et tradition, présente des contours plus nébuleux, à mi-chemin entre une association et un manifeste politico-religieux.
Un document intitulé « Notre action politique » figure aussi parmi les documents saisis. Des années plus tard, le juge Guido Salvini y verra un « manuel opérationnel de la guerre psychologique, inspiré de la contre-insurrection française et des opuscules de sabotage de l’armée des Etats-Unis », en d’autres termes « le mode d’emploi de l’instauration du chaos dans les régimes considérés comme trop libéraux ».
En cette année 1974 marquée par la chute de la dictature au Portugal, un nouveau chapitre s’ouvre dans la vie d’Yves Guillou, contraint de redoubler de discrétion. Une seule photo de lui circule, prise par la PIDE – la police politique portugaise –, mais elle est de qualité trop médiocre pour l’identifier avec certitude.
Dans les années suivantes, seuls deux autres clichés feront surface. Le maître des coups tordus n’a pas de visage. Nul ne sait trop où il se trouve. En Amérique du Sud ? En Espagne, le pays de Franco ? La deuxième option paraît plus probable. On apprendra bien plus tard que son épouse, Jacqueline Gaudin, est morte à Madrid, en 1987.
« Tous les soirs, il faisait la prière du para »
Au fil du temps, des bribes d’informations affleurent malgré tout grâce à la ténacité des magistrats italiens chargés de pister les néofascistes. Parmi ces activistes, un certain Vincenzo Vinciguerra, un ex-membre d’Ordine Nuovo et d’Avanguardia Nazionale. A son actif, citons l’organisation d’un attentat commis dans le nord-est du pays, en 1972 (trois carabiniers tués). Fuyant la justice, Vinciguerra s’est caché en Espagne, au Chili, en Argentine. C’est au cours de cette cavale qu’il a côtoyé Guillou, alias Guérin-Sérac, à Madrid, en 1974.
Les Italiens louent ses postures de moine soldat ; en France, les nostalgiques de l’OAS l’admirent ; en Amérique du Sud, son anticommunisme est salué.
Dans une lettre envoyée en 2012 à un chercheur de l’université Paris-X, Vincenzo Vinciguerra confirme l’implication du Français dans des attentats en Italie : « L’Aginter Press y a participé, et notamment à celui de la Piazza Fontana, en 1969. »
Cet homme, qui est toujours incarcéré dans son pays en 2022, gardait un souvenir précis de ce compagnon qu’il appelait volontiers « Ralf » : « La chose qui m’a frappé, c’est sa religiosité. Ralf était un homme très catholique. Catholique intégriste ! Tous les soirs, il faisait la prière du para. La civilisation chrétienne s’est bâtie sur des millions de morts et il n’avait aucun scrupule s’il fallait en faire autant pour la préserver ! »
Si l’ex-chef d’Aginter Press fait parfois parler de lui dans les années 1990, il demeure insaisissable. En 1994, un mercenaire français affirme au journaliste Frédéric Laurent qu’il fut un temps le conseiller de paramilitaires colombiens. Deux ans plus tard, un autre journaliste, espagnol cette fois, retrouve sa trace à Séville, où il a ouvert une école de langues, Interschool. Mais le reporter est repéré et l’établissement cesse ses activités en quarante-huit heures. Le jeu de piste reprend…
Des traces déroutantes
Au tournant du siècle, Guillou réside ailleurs en Espagne (Tenerife, Madrid), puis en France, du côté de Villefranche-sur-Mer (Alpes-Maritimes). Dans le même temps, ses décorations et son dossier militaire circulent chez les collectionneurs, au point d’apparaître sur le site d’un négociant londonien. A-t-il voulu s’en débarrasser ? Liquide-t-il son passé ou bien est-ce un proche qui s’en charge, à la suite de son décès ?
A l’extrême droite, la seule évocation de son « nom de guerre », Yves Guérin-Sérac, alimente le mythe et les fantasmes : les Italiens louent ses postures de moine soldat ; en France, les nostalgiques de l’OAS l’admirent ; en Amérique du Sud, son anticommunisme est salué. Pour beaucoup, Guillou incarne l’époque héroïque, mais révolue, de la guerre froide et de la violence politique.
Convaincu de son implication dans des attentats des années de plomb, un journaliste italien, Andrea Sceresini, l’a cherché ces dix dernières années, retrouvant notamment d’anciens membres d’Aginter Press. Dans le lot, son propre frère cadet, Jean-Joseph Marie Guillou, ou encore Jean-Marie Laurent (aucun lien de parenté avec Frédéric Laurent).
Celui-ci, connu sous le pseudonyme de « Laffite », a croisé Yves Guillou en Algérie. Leurs liens ont perduré par les réseaux de l’OAS dans le sud de la France. Interrogé par Andrea Sceresini, Laffite a livré des précisions, à ce jour invérifiables, sur Aginter Press, en particulier des « services rendus » au SDECE (service de renseignement français, ancêtre de la DGSE) à la fin des années 1960 ou encore des opérations menées en Afrique (Congo, Tanzanie, Zambie). Malgré tout, les vides restent nombreux dans la biographie d’Yves Guillou.
Il faut rendre hommage à « Yves », « un homme lumineux », voire « un exemple ».
En août 2022, quand Andrea Sceresini révèle son décès dans le journal communiste italien Il Manifesto, la nouvelle met en ébullition le microcosme des reporters, magistrats, historiens et militants des deux bords qui n’ont eu de cesse de le pister. Ainsi le mythique « soldat politique » s’est éteint en paix, le 9 mars, dans le Var. « Tout près de nous », se disent les vétérans français de l’antifascisme. En effectuant des recherches, ils vont alors relever deux traces numériques pour le moins déroutantes, susceptibles d’éclairer d’autres facettes du personnage.
Un « chercheur en religion »
La première date de 2002. Elle concerne un colloque organisé, cette année-là, à Madrid par une émanation de la secte coréenne Moon, l’Association des femmes pour la paix mondiale. Guillou y participe sous son nom pour prôner le « rapprochement des femmes d’Occident et d’Orient ». La deuxième trace numérique date de 2006, toujours en Espagne. Cette fois, il est question d’une rencontre spirituelle œcuménique, le Foro Espiritual. Yves Guillou, qualifié de « chercheur en religion », doit intervenir comme conférencier. Comment en est-il venu à se découvrir ainsi ? Pourquoi prendre part, lui le catho intégriste au passé d’ultraviolence, à de telles assemblées ? Pour expliquer ce virage, peut-être faut-il se tourner vers ses derniers visiteurs, à l’Ehpad Les Jardins du Revest…
Situé sur les collines de l’arrière-pays toulonnais, l’endroit est paisible et bien tenu. Les pensionnaires sont choyés, appelés par leur prénom. Le personnel se souvient des discussions, parfois sans queue ni tête, entre « Monsieur Yves » et Marie-Antoinette, une vieille dame souffrant, comme lui, de la maladie d’Alzheimer. Mais tous admettent avoir peu échangé avec ce pensionnaire, tant il était occupé par ses amis, présents pour ainsi dire chaque jour, séparément, un peu comme s’ils se relayaient. En août 2017, ils avaient même organisé à son intention un voyage en Espagne. « Ils y sont allés tous ensemble, c’était touchant », résume une aide-soignante.
Bernard, Sylviane, Thomas, Pierre, Danièle et les autres, une dizaine de personnes, au total… Difficile, à première vue, de deviner les liens entre ces visiteurs aux profils variés. Un point commun, tout de même : la discrétion. Ceux qui acceptent de s’exprimer le font de façon anonyme, et parce qu’il faut rendre hommage à « Yves », « un homme lumineux », voire « un exemple ».
Deux ordres templiers
Le plus assidu à son chevet fut Bernard, un sexagénaire courtois mais avare de mots et d’explications. Il affirme avoir connu Yves Guillou du temps où celui-ci vivait à La Farlède (Var), à quelques kilomètres de chez lui. A la mort de sa dernière compagne, prénommée Edith, Yves Guillou s’était retrouvé seul. Bernard dit avoir été ému par sa détresse et lui être venu en aide à l’apparition des premiers signes d’Alzheimer. En mars 2017, c’est lui qui a géré son installation à l’Ehpad. Avec son épouse, il allait le voir au moins une fois par semaine. Bernard est le dernier à l’avoir vu vivant, le premier à l’avoir vu mort. Les autres visiteurs ? « Peut-être nous sommes-nous croisés, mais je n’ai jamais échangé avec eux », glisse-t-il d’une voix douce.
Pour identifier ce groupe informel, mieux vaut chercher du côté de la Mercia Academy, un collectif basé en Suisse dont le site Internet propose des cours liés au « développement personnel ». Au programme : « sciences énergétiques », « danses vibratoires », « tellurologie »… Une membre de cette académie – Danièle, l’une des visiteuses de l’Ehpad – semble avoir connu l’ex-para. Son adresse de Villefranche-sur-Mer était la même que celle mentionnée sur la carte d’identité de Guillou. Etrangement, cette adresse apparaît aussi dans une enquête parlementaire menée en 1999 sur « Les sectes et l’argent » : il s’agissait alors du siège d’une association chapeautant deux ordres templiers, l’Ordre nouveau des templiers opératifs, et l’Ordre du temple de la Jérusalem céleste.
Là réside sûrement l’élément déclencheur qui a conduit Yves Guérin-Sérac, le champion des identités multiples, à redevenir Yves Guillou : les ordres templiers des années 1970 et 1980. Ces organisations, qui alliaient une spiritualité inspirée de la mystique chrétienne à une structuration quasi militaire, accueillirent des anciens de l’OAS. « Je suis à peu près sûr que Guillou fréquentait ce milieu, dit Andrea Sceresini. D’ailleurs, la structure Ordre et tradition incorporée à son agence avait été conçue comme un ordre templier. Et je présume aussi qu’Yves Guillou et Luc Jouret se sont fréquentés. » Luc Jouret, numéro deux de l’Ordre du Temple solaire (OTS), a péri en 1994, en Suisse, avec vingt-trois autres personnes, dans le suicide collectif de la secte qu’il avait contribué à créer.
Un mysticisme new age
La mystérieuse « Danièle », désormais établie en Suisse, n’a pas souhaité répondre au Monde. Selon son époux actuel, elle n’aurait pas côtoyé Yves Guillou de façon assidue : « Je pense que c’est surtout son ex-mari qui était en contact avec Yves à Monaco à la fin des années 1980. » De fait, une source différente situe la rencontre entre Yves Guillou, Danièle et l’ex-mari de celle-ci dans le cadre d’une autre organisation, l’Ordre souverain du Temple solaire (OSTS) de Monaco. Créé en 1967 et dissous en 1994, l’OSTS rassemblait des templiers de la Côte d’Azur et d’ailleurs.
Quel fut le parcours de Guillou dans cet ordre ? Là aussi, les zones d’ombre sont légion. Mais l’année 1981 semble avoir été celle d’une cassure au sein de l’OSTS. Cette année-là, ses membres se déchirent sur la pratique des rites, le groupe se scinde en deux branches : l’une reste fidèle à la hiérarchie initiale, d’inspiration militaire ; la seconde, que vont suivre Danièle et les futurs visiteurs de l’Ehpad du Revest, s’oriente davantage vers un mysticisme new age. C’est ce dernier courant que suit Yves Guillou. Autrement dit, à en croire ses amis, il aurait continué à combattre mais « pour la paix », faisant progressivement son adieu aux armes, lui qui fut un temps capable, à l’entendre, de « monter au braquage » en Espagne, pour renflouer les organisations templières.
« En Amérique latine, dans notre communauté spirituelle, Yves, c’était le pape ! Il était bien plus écouté que d’autres frères et sœurs qui, dans notre hiérarchie, lui étaient pourtant supérieurs. » Henri
Au cours des années 1990 et 2000, l’un de ses « frères » templiers voyage souvent avec lui : un certain Henri. Nous l’avons retrouvé, dans le Var. C’est un homme d’une soixantaine d’années, traversé par des sentiments contradictoires. D’un côté, il veille à ne concéder aucune confidence sur ses amis templiers. De l’autre, il veut saluer la mémoire du défunt.
Ensemble, ils auraient étudié différentes formes de spiritualités. D’après lui, Guillou avait une connaissance pointue des écritures saintes, ainsi qu’une approche ouverte de l’islam soufi ou du bouddhisme. Lors d’un voyage à Beyrouth, il avait aussi rencontré des membres de la branche spirituelle du Hezbollah. « Nous allions avec Yves partout où il nous semblait que les hommes avaient besoin d’apaisement, assure Henri. Nous l’avons accompagné dans sa nouvelle mission, celle de la non-violence et de l’acceptation de l’autre, d’où qu’il vienne, chrétien, juif, musulman ou, plus simplement, tous ceux qui placent la lumière au-dessus de tout autre chose. »
Cette posture surprenante a semble-t-il donné à l’ex-para une place de choix dans le milieu des spiritualités alternatives. « Vous devriez voir une vidéo tournée au Costa Rica en 2013, suggère Henri. En Amérique latine, dans notre communauté spirituelle, Yves, c’était le pape ! Il était bien plus écouté que d’autres frères et sœurs qui, dans notre hiérarchie, lui étaient pourtant supérieurs. »
« Oui, j’ai tué ! J’ai tué ! »
Le Monde a exhumé ces images sur YouTube. Elles nous viennent d’une association basée au Costa Rica dont les membres pratiquent la méditation, le chamanisme, la transe, les « danses vibratoires »… En cette année 2013, tout cela semble convenir à Yves Guillou. Il a 87 ans, des muscles encore noueux d’ex-commando, il s’exprime face caméra durant quatre minutes, en espagnol, proclamant la nécessité d’accéder à la « lumière » par l’amour des autres et de la nature : « J’ai fait beaucoup de bêtises durant cette vie et toutes les expériences qu’il est possible de réaliser, dans les airs, la terre et la mer, j’ai voyagé à travers le monde. Dans la vie, il y a un choix à faire entre la lumière ou la matière. Je suis et reste un combattant, un combattant de la lumière. »
Un autre événement a marqué son ami Henri et pourrait confirmer ce changement de cap. Au cours d’une cérémonie d’initiation templière, Guillou entre en transe, puis explose. « Il tremble, il crie, il a du mal à se contenir, je vois bien qu’il est bouleversé, se souvient son ami. Jamais je ne l’avais vu perdre le contrôle. Ce jour-là, il finit par crier : “Oui, j’ai tué ! J’ai tué !” Mais ce n’est pas à nous qu’il s’adressait, c’était à Dieu, à la lumière qui guidait sa vie. » Henri affirme n’avoir jamais évoqué ce moment avec lui. « Je suis convaincu que personne ne connaissait vraiment ses activités antérieures. Il ne parlait jamais de politique ! »
Sur ses vieux jours, Yves Guillou avait encore des réflexes d’autrefois, comme sa tendance à se montrer directif ou à piquer de sombres colères. « Mais rarissimes et rapidement oubliées », relativise Henri. Surtout, il gardait tout ce qu’il possédait dans deux valises, comme s’il voulait être prêt à filer en urgence. Sur ses terres natales, en Bretagne, sa sépulture, simple et discrète, est à son image, noyée dans la masse, histoire de brouiller les pistes une dernière fois.
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