Très tôt le savoir et le pouvoir ont cheminé de concert. Le scribe est l'interface reconnue comme indispensable à l'ordre politique pour faire le lien nécessaire entre l'immanent et le transcendant, le prince et son peuple, le passé, le présent et le virtuel, la théorie et le pragmatique...
Que l'université actuelle et ses laboratoires d'excellence dérivent de vieilles pratiques religieuses, il y a là un constat observé depuis longtemps. La dette de la science d'aujourd'hui à l'« irrationnel » dans lequel elle plonge ses racines (et dans une certaine mesure ses intuitions créatives) mérite humilité et curiosité rétrospective.1
Entre l'Egypte pharaonique et le monde actuel, l'institutionnalisation du savoir a pris diverses formes. Dar El Hikma sous le règne d'Al-Mamun à Bagdad (en 832), qui a ouvert des succursales à Grenade, Cordoue, Le Caire, Fez, Tunis.... ont été des espaces où se croisaient et se fécondaient des connaissances traversant l'espace-temps, traduites dans diverses langues. La Schola médiévale liant Aristote à la foi chrétienne laissa au clergé séculier les tâches d'intendance, avant de passer du sacré au profane et enfanta les institutions actuelles. Même le Vatican n'y a pas échappé, créant en 1936 l'Académie Pontificale des sciences (sur la base de celle des Lyncéens fondée en 1603). Le savant a pris et assumé de nombreux titres, scribe, prêtre, conseiller, clerc... la sécularisation des titres a estompé leur origine religieuse : ministre, secrétaire... « Le lexique est profane, mais la syntaxe [est] religieuse. » (...) « Ce que nous appelons « politique » est l'administration du sacré dans le profane » écrit R. Debray.2
Il y a quelques jours, un ami physicien m'a transmis un document (joint plus bas), très intéressant, datant de juin 1907.
Il s'agit de la réponse du doyen de la faculté des sciences de Berne, Pr Wilhem Heinrich, adressée à Albert Einstein (employé à l'Office fédéral des Brevets) qui sollicitait alors le poste de « professeur agrégé ».
Sa demande a été rejetée sur la base d'un article qu'Einstein avait publié dans les Annales de physique à propos de la nature de la lumière et des relations entre l'espace et le temps, hypothèse que le doyen tenait pour « farfelue ».
Quelle surprise à voir un des plus grands physiciens de l'histoire, ainsi dédaigné par les cercles académiques de son temps, précisément en raison de ses recherches et de ses découvertes novatrices, récompensé en 1921 par un prix Nobel3.
« Complètement farfelus », c'est en des termes identiques que Richard Feynman qualifiait les choix de recherche de John Clauser ajoutant qu'il « gâchait le temps et l'argent de tout le monde », à prendre le parti d'Einstein et l'existence de « variables cachées », contre Niels Bohr et la mécanique quantique, à propos de l'« enchevêtrement des photons ».4
Dans les années 1960, R. Feynman dominait la physique de son temps. 60 ans plus tard, le lundi 04 octobre 2022, J. Clauser reçoit le prix Nobel de physique, avec deux autres physiciens, précisément pour avoir continué ses travaux « farfelus », même s'ils ont abouti à démontrer l'inverse de ce qu'il cherchait à prouver : N. Bohr avait eu raison contre Einstein.5
Tiré d'un conte oriental, Les Trois Princes de Serendip (1754), le vocable sérendipité désigne une qualité informelle conférant une disponibilité intellectuelle à tirer parti d'une trouvaille inopinée ou d'une erreur.
Il est heureux, sous cet angle, que le point de vue de Feynman n'ait pas détourné J. Clauser de ses recherches qui ont ouvert la voie à l'informatique quantique. « Nous n'avons pas prouvé ce qu'est la mécanique quantique - nous avons prouvé ce qu'elle n'est pas », souligne John Clauser. « Et savoir ce qu'elle n'est pas permet des applications pratiques. » (AFP)
Question : sur quel élément au juste le Comité Nobel a-t-il fondé sa décision ? Le sort de la controverse Einstein-Bohr ou les retombées industrielles fructueuses des travaux de ces physiciens ?
Ces exemples ne devraient pas nous étonner. Il n'y a là rien de surprenant dans l'histoire et pas seulement dans l'histoire des sciences.
Il n'est pas rare de déplorer que de grands « génies », dans divers domaines des arts ou des sciences, n'aient été reconnus comme tels bien que après leur mort.
Cet exemple devrait au contraire nous instruire d'un ordre « normal » des choses, d'un processus ordinaire et parfaitement logique dont on devrait se défier.
De quoi peut-il bien s'agir ?
Il s'agit de l'institutionnalisation de l'activité scientifique et de l'incarnation des sciences en tant que processus dynamique, par certains côtés imprévisible, dans un cadre institutionnel voué à sa protection, à son soutien, à son financement... mais aussi à sa garantie d'indépendance à l'égard de toutes sortes de pressions pouvant, sciemment ou non, le détourner de sa vocation, le pervertir ou l'instrumentaliser.
L'institutionnalisation des sciences est à la fois un bouclier offrant aux chercheurs les meilleures conditions pour mener leurs activités et une machine redoutablement efficace à paralyser quelques fois cette même activité.
Le plus grave et le plus triste en cette affaire est que ce sont les scientifiques eux-mêmes qui deviennent, en certaines circonstances, les instruments de cette dérive.
Placer des scientifiques au carrefour afin de faire le tri et pour valider la recherche, relève de la logique élémentaire. Une autre option consisterait d'administrer les laboratoires et les facultés par des bureaucrates, des comptables ou des managers qui prennent leurs ordres, selon l'époque, auprès des prêtres, des politiques ou des marchés à terme.
Le problème vient de ce que des scientifiques ayant fait la démonstration magistrale de leurs capacités, sont souvent propulsés, à la fin d'une longue et respectable carrière, à la tête des machines destinées à faire le tri entre le bon grain et l'ivraie. Mission confiée et assumée souvent pour une durée indéterminée...
Or, c'est précisément là que se situe le nœud gordien de l'affaire. Comment combiner la « longue vue » des savants expérimentés et la créativité de jeunes chercheurs dépourvus d'un palmarès prestigieux ?
Si personne ne peut contester la qualité de ce qu'ils furent, il est discutable que leur production scientifique -aussi prestigieuse a-t-elle été- leur confère un pouvoir redoutable, dans le choix des axes de recherche et des chercheurs.
Naturellement, il est difficile, même pour des scientifiques, de détecter et d'anticiper les termes ultimes d'une intuition. C'est d'autant plus ardu que les moyens de la recherche coûtent, de plus en plus et ce, particulièrement dans les disciplines scientifiques. Les protocoles imaginés aujourd'hui tentent de réduire ces contraintes : expertises (y compris internationales) par les pairs sans liens hiérarchiques, commissions mixtes, renouvellement régulier des membres, transparence des critères et des décisions...
Non sans en ajouter d'autres : bureaucratie kafkaïenne, coûts administratifs excessifs, multiplication des contrôles (internes et externes, a posteriori ou non), contrats de recherche courts qui fragilisent économiquement et socialement les chercheurs et les écartent de leurs vocations...
Et même muni de ces précautions il est difficile d'échapper totalement aux consanguinités à l'échelle internationale confortées par une rapide normalisation linguistique et protocolaire fondée sur le pragmatisme instrumental de la conjugaison des moyens, célébrant la symétrie entre l'universalisme des lois de la nature et celui de la société des savants.
Le pouvoir se concentre de plus en plus, du financement de la recherche à ses publications, réduite à une poignée de revues internationales, pour l'essentiel anglo-saxonnes.
Un retour au « cas » Einstein permet de noter que, déjà en 1907, ce monde était annoncé. Si l'article du physicien était paru en allemand, la lettre du professeur bernois était rédigée en anglais, marquant ainsi dès le début du XXème siècle une évolution intéressante.
Galilée - à qui les jésuites reprochèrent d'avoir publié en italien contournant leur imprimatur - a consacré les mathématiques comme langue exclusive de la physique6. La puissance britannique et, à sa suite, américaine, à l'issue de la seconde guerre mondiale, ont élevé l'anglais à la hauteur de langue officielle de la discipline et peu à peu de toutes les autres.
C'est exclusivement désormais par ces voies que sont validés et reconnus les recherches et leurs résultats.
Généralisons le « cas » Einstein.
Lorsque la « science » exige des moyens de plus en plus considérables (songeons aux coûts de ITER ou du Grand collisionneur de hadrons du CERN) et engendre des dispositifs technologiques impressionnants dans de multiples domaines, générant des profits et des pouvoirs illimités (songeons aux GAMAM et aux complexes militaro-industriels qui décident de la paix et de la guerre dans le monde), convenons qu'il est illusoire d'ouvrir la porte, toutes bourses déliées et sans strictes conditions, aux poètes et aux « artistes » comme le justifie la lettre du doyen de la faculté des sciences de Berne en 1907.
Lexicologie : L'activité scientifique est diverse. Les objets, les démarches, les contraintes de toutes natures (méthodologiques, éthiques, juridiques, économiques...) sont dissemblables selon les disciplines. En sorte que parler sans distinction ni nuance, de « la science » au singulier est réducteur et inadéquat. Le postulat d'un principe rationnel que partagent tous les domaines du savoir, leur institutionnalisation dans un moule académique commun les agrègent sans restituer dans leur singularité une multitude de pratiques universitaires différenciées et concrètes. Il est trivial de constater l'absence d'isomorphisme entre l'ordre de la nature (et de notre nature) et le découpage, dynamique par essence, en espaces plus ou moins disjoints, du savoir destiné à le restituer.
Notes
1- Cf. Pierre Thuillier (1997) : La revanche des sorcière. L'irrationnel et la pensée scientifique. Belin, 159 p.
2- Régis Debray (1980) : Le scribe. Genèse du politique. Grasset et Fasquelle, p.78.
3- Le comité Noble n'avait pas retenu dans ses attendus la théorie de la Relativité restreinte (1905) ou générale (1915) mais ses travaux sur l'effet photoélectrique (Annalen der Physik, vol. XVII, 1905 pp. 132-148). Il sera professeur associé en 1909 à l'université de Zurich et professeur à l'université allemande de Prague en 1911.
4- AFP, mardi 05/10/2022.
5- Lire sur cette question un livre qui a une valeur rétrospective, à l'époque où le milieu des physiciens était agité par cette question, de Bernard d'Espagnat (1979) : A la recherche du réel. Le regard d'un physicien. Gauthiers-Villars, 175 p.
6- Galilée écrivait en substance : « Le monde est un livre écrit dans la langue des mathématiques, celui qui ne comprend cette langue ne peut comprendre le monde ». Le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde - 1632.
Abdelhak Benelhadj
Jeudi 6 octobre 202
http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5315801
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