La rue des Forgerons, à Constantine. Carte postale, vers 1910.
Voici un livre d’histoire qui procure une sensation inhabituelle : celle d’avoir beaucoup appris, sans rien cerner de solide. D’avoir compris tout un pan du passé colonial franco-algérien et même de l’histoire des médias ou de la célébrité à la fin du XIXe siècle, sans cesser d’être dérouté ou incertain, comme sur des sables mouvants. Cela tient à l’objet de l’enquête, Messaoud Djebari, le « désinformateur » qui donne son titre au livre, et à ses désinformations. Mais également au mode d’écriture profondément original choisi par l’historien de Cambridge Arthur Asseraf pour l’approcher.
Les métamorphoses déroutantes d’un personnage
Il n’écrit pas, en effet, une biographie linéaire de Djebari. La tâche serait d’ailleurs ingrate sinon impossible, faute de dates et de lieux bien établis pour les différents moments de sa vie. Ce qu’il saisit, en revanche, ce sont les métamorphoses déroutantes d’un personnage produit de façon banale par la société coloniale, mais dont la trajectoire sort entièrement de l’ordinaire. Tour à tour chef de gare et conspirateur, interprète et soldat, explorateur et auteur à succès, il figure au cœur de plusieurs dossiers étonnants. En 1881, on le croise une première fois dans les archives, lorsqu’il se prétend émissaire d’une « société secrète islamique qui a pour but la tranquillité générale dans le pays d’Algérie ». Véritable conspiration ou invention d’un fabulateur talentueux ? Pour le préfet de Constantine, comme pour l’historien cent quarante ans plus tard, la question reste sans réponse.
Sans réponse, mais pas sans écho. Une douzaine d’années après, voici Djebari chargé de se rendre au Soudan par la Société de géographie de Paris, une mission de pénétration politico-militaire déguisée en exploration, comme c’est souvent le cas à l’époque. Mais, là encore, Djebari déroute. Il ne suit pas le trajet attendu, et rapporte des informations plus troublantes que prévu : il aurait rencontré des survivants d’une précédente mission, que tout le monde pensait massacrés par des Touaregs. L’armée refuse de le croire ? Qu’importe, il raconte son histoire à des journalistes, en tire un livre (Les Survivants de la mission Flatters, 1895), des conférences, et connaît une étonnante notoriété au parfum de scandale, faisant salle comble à Paris ou à Toulouse pour raconter ses périples – les romancer peut-être. Informer, désinformer, jouer avec les mots en tout cas. Ce qui permet à Messaoud Djebari de tenir autant de rôles sociaux, sur autant de scènes, au Maghreb comme en métropole, c’est bien sa capacité à manipuler les informations, et à saisir leur valeur dans le contexte impérial.
Figures de « l’entre-deux »
Car, et c’est au fond le véritable sujet du livre, la situation coloniale repose sur de profondes incertitudes. Les colonisateurs connaissent mal les sociétés qu’ils dominent. Tous leurs efforts pour ordonner, réglementer, cartographier ou ethnographier leurs territoires ne parviennent pas, ou si peu, à percer l’opacité du monde des indigènes, dont aucun administrateur ou presque ne connaît la langue. Dès lors, des personnages éduqués et bilingues comme Djebari sont indispensables. Interprètes, traducteurs, petits fonctionnaires du maintien de l’ordre ou de la bureaucratie, au contact avec des sphères sociales opposées, ces figures de « l’entre-deux », depuis longtemps identifiées dans l’historiographie de la colonisation, en assurent le bon fonctionnement, à Constantine comme à Delhi ou Djakarta. Du moins s’ils n’exploitent pas leurs talents narratifs ou la crédulité de leur auditoire à la manière de Djebari.
L’historien ne prétend pas dévoiler ses mobiles ni démontrer pourquoi il ne se contenta pas de rester un rouage intermédiaire. Mais il approche, à travers lui, « ce que la colonisation fait à la vérité ». Surtout, il effectue ce travail sans adopter la posture du savant omniscient, capable de combler les vides et de démêler le vrai du faux. Il dévoile plutôt un travail hésitant, freiné et facilité à la fois par la pandémie due au coronavirus, lorsque des recherches sur le Web, au petit bonheur la chance, se substituent à la consultation d’archives, devenue difficile. N’éludant rien de ce que l’enquête fait à l’enquêteur, de sa maîtrise imparfaite des sources en langue arabe, des parallèles et des différences entre Djebari et sa propre famille issue, à sa façon, de l’Algérie coloniale, Arthur Asseraf réussit un tour de force historien : parvenir
Par André Loez
2022 10 27
https://www.lemonde.fr/livres/article/2022/10/27/le-desinformateur-d-arthur-asseraf-verites-d-algerien-colonise_6147568_3260.html
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