Israël perdrait-il son monopole sur la bombe ?
Malgré leur reprise après l’élection de M. Joseph Biden aux États-Unis, les négociations entre les pays occidentaux et Téhéran au sujet du nucléaire iranien n’ont guère progressé. Persuadés que la République islamique cherche à se doter de la bombe, les pays de la région, Arabie saoudite en tête, développent eux aussi des programmes, dont rien ne dit qu’ils ne s’étendront pas au domaine militaire.
L’Arabie saoudite ne veut pas acquérir une bombe nucléaire. Mais, si l’Iran en développait une, nous lui emboîterions le pas dès que possible, sans aucun doute. » Ainsi s’exprimait en mars 2018 le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salman (« MBS ») dans une mise en garde claire au voisin et rival du royaume wahhabite (1). Quelques semaines plus tard, le président américain Donald Trump annonçait le retrait des États-Unis de l’accord de 2015 sur le programme nucléaire iranien, rétablissant les sanctions de son pays à l’encontre de la République islamique. En retour, cette dernière relançait son programme d’enrichissement de l’uranium. L’Arabie saoudite et l’Iran, tous deux en quête d’une hégémonie régionale, s’opposaient alors sur des théâtres variés, dont le Yémen. Aujourd’hui, ce contexte tendu n’a guère évolué. En matière de technologie nucléaire, Téhéran reste largement en tête, mais Riyad entend rivaliser avec lui.
Pourtant, les deux pays ont ratifié le traité de non-prolifération nucléaire (TNP), qui les engage à renoncer à l’atome militaire. La majorité des membres des Nations unies y ont d’ailleurs souscrit — y compris les États-Unis, la Chine, la Russie, la France et le Royaume-Uni, qui disposent de la bombe. Tous s’engagent même à promouvoir à terme un désarmement nucléaire généralisé. Seuls manquants au concert des nations : l’Inde, le Pakistan et Israël (la Corée du Nord ayant annoncé son retrait en 2003 et le Soudan du Sud n’ayant pas non plus signé ce traité depuis son indépendance en 2011). C’est à la fin des années 1960 qu’Israël devint le premier pays du Proche-Orient, et le seul à ce jour, à se doter, en toute illégalité, de la bombe — et ce avec l’aide de Paris (2). Depuis, Tel-Aviv ne confirme ni ne dément cette possession. « Laisser planer le doute lui permet de ne pas donner prise à d’éventuels appels à négocier [un désarmement] », remarque M. Mycle Schneider, membre du Groupe international sur les matières fissiles (IPFM), qui réunit des experts indépendants agissant pour plus de sécurité dans le domaine du nucléaire (3). Ainsi les grandes puissances n’ont-elles jamais tenté de confronter Israël avec la réalité. « Aucune ne voit d’intérêt géopolitique à le faire », commente M. Schneider.
Cette politique d’opacité, et son acceptation par la « communauté internationale », constitue néanmoins un précédent dommageable au Proche-Orient. Même si la normalisation entre Israël et une partie du monde arabe a fait des progrès depuis septembre 2020 — date à laquelle Tel-Aviv a signé les accords Abraham avec les Émirats arabes unis et Bahreïn, bientôt suivis de ceux avec le Maroc —, cela encourage ses voisins à développer eux aussi leur capacité nucléaire. Et pousse en retour les autorités israéliennes à maintenir coûte que coûte la suprématie de leur pays dans ce domaine. C’est ainsi que la menace régulièrement brandie d’une attaque aérienne contre les installations iraniennes — avec ou sans l’aval et le soutien américains — affecte la stabilité régionale. Pour mémoire, Tel-Aviv avait déjà bombardé en 1981 le générateur en construction d’Osirak, en Irak. Dix ans plus tard, la découverte du programme clandestin irakien conduira à augmenter les moyens de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), l’organisme vérifiant la mise en application du TNP. Un protocole additionnel au traité fut adopté en 1997, étendant le champ des activités soumises à déclaration et permettant aux inspecteurs de l’agence d’effectuer des contrôles après de courts préavis.
Projets turc et égyptien
De nombreux pays ne l’ont toutefois pas encore signé. L’Iran l’a fait en 2003, mais ne l’a appliqué qu’à titre provisoire. « À l’origine, l’Iran avait souhaité acquérir une capacité nucléaire pour faire face à Israël, rappelle Mohammed Alzghoul, chercheur à l’Emirates Policy Center, une boîte à idées établie à Abou Dhabi. Aujourd’hui, il s’agit également de démontrer sa puissance sur la scène internationale. » Téhéran assure pourtant se conformer au TNP. « Ce traité recèle des faiblesses : il n’interdit ni d’enrichir de l’uranium ni d’en séparer le plutonium », pense Sharon Squassoni, chercheuse à l’université George-Washington et ancienne haute fonctionnaire au département d’État américain. L’Iran est ainsi régulièrement accusé de transformer de l’uranium au-delà des besoins de son programme nucléaire civil.
« Une fois qu’un pays dispose de la matière fissile suffisante, il lui faut environ six mois pour construire une bombe », indique Squassoni, pour qui la possession d’une certaine quantité d’uranium enrichi permettrait donc à l’Iran d’être « une puissance du seuil », autrement dit de devenir une puissance nucléaire latente. Pour l’éviter, les États-Unis, la Russie, la Chine, la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni ainsi que l’Union européenne ont signé avec l’Iran, en 2015, un accord qui suspendait les sanctions économiques contre Téhéran en échange de l’arrêt de son programme militaire et de la réduction de ses stocks d’uranium enrichi.
« Dans l’intervalle, l’Iran a créé un modèle auquel d’autres pays aspirent : utiliser le nucléaire civil pour devenir une puissance du seuil et basculer rapidement vers le militaire si besoin », analyse M. Marc Finaud, ancien diplomate français, aujourd’hui professeur associé au Centre de politique de sécurité de Genève (GCSP). Ce dernier rappelle ainsi que la maîtrise de la technologie nucléaire confère aux pays qui la possèdent un certain prestige. Et les candidats se multiplient. Au Proche-Orient, l’Égypte a annoncé un programme à El-Dabaa, tandis que la Turquie a lancé, en 2018, la construction d’une centrale à Akkuyu. Les deux puissances émergentes, qui font face à une hausse constante de leur consommation d’énergie mais dont les finances restent limitées, ont toutes les deux choisi le russe Rosatom pour développer leurs installations. « Soutenu directement par le gouvernement russe, Rosatom porte financièrement les projets et se rembourse ensuite sur la vente d’énergie », explique Ali Ahmad, chercheur à l’université Harvard. « Dans ce contexte, les principaux bénéficiaires sont toujours les pays exportateurs de technologie nucléaire, commente de son côté l’économiste spécialiste des questions énergétiques Carole Nakhle. Parce que les projets font généralement partie d’un ensemble plus large de coopérations, avec des liens économiques et politiques visant à s’étendre sur des décennies pour correspondre au long cycle de vie du projet », poursuit-elle.
N’ayant quant à eux aucun problème de financement, les pays du Golfe réfléchissent, depuis la fin des années 1990, à lancer des programmes nucléaires civils ; mais la catastrophe de Fukushima en 2011 a provisoirement gelé la plupart des projets. Seuls les Émirats arabes unis ont choisi de maintenir leur stratégie. Dotée d’une capacité totale de 5,6 gigawatts (GW), la centrale de Barakah, sur la côte du golfe Arabo-Persique, devra satisfaire 25 % de la demande en électricité des Émirats. Les travaux sont aujourd’hui bien avancés. Sur les quatre réacteurs prévus, deux ont déjà été mis en service. Le cas émirati illustre l’émergence de nouveaux acteurs dans le domaine de la construction nucléaire. À la fin des années 2000, et malgré l’implication du président Nicolas Sarkozy, qui défendait l’offre d’un consortium français, le projet est confié à la Société coréenne d’énergie électrique (Kepco) — sa proposition étant jugée plus compétitive et plus à même de garantir un achèvement rapide des travaux. « En Europe, on ne pourrait pas construire un réacteur coréen tel qu’il a été vendu [aux Émirats] », commente en 2010 devant l’Assemblée nationale Mme Anne Lauvergeon, alors présidente du directoire d’Areva. Auteur d’un rapport sur le sujet (4), le chercheur à l’université du Sussex Paul Dorfman critique les choix techniques faits pour Barakah, notamment l’absence d’un confinement supplémentaire des réacteurs — utile pour les protéger d’un crash d’avion ou d’une attaque aérienne. « En fait, un accident à Barakah serait désastreux parce que la centrale est située au bord du Golfe, dont les eaux sont peu profondes et se renouvellent très peu. De plus, une grande partie de l’eau potable consommée dans la région en est extraite via des centrales de désalinisation situées le long de la côte », souligne-t-il.
Signe que les dirigeants émiratis sont conscients de la fragilité de cette centrale, ils ont déboursé fin 2011 près de 2 milliards de dollars pour acquérir le système antimissiles Thaad de Lockheed Martin. Il faut dire que les réacteurs nucléaires proche-orientaux ont une longue histoire de bombardements derrière eux. Outre Osirak, Israël a aussi attaqué en 2007 l’installation presque terminée de Deir Ez-Zor en Syrie. Dans les années 1980, pendant la guerre Iran-Irak, la centrale encore inachevée de Bouchehr fut aussi visée par Bagdad. « Dans chaque cas, l’État attaquant craignait que du plutonium ou de l’uranium militaire puissent être produits », témoignait le chercheur Henry Sokolski lors d’une audience, le 21 mars 2018, à la Chambre des représentants sur les implications pour le Proche-Orient d’un accord de coopération nucléaire entre les États-Unis et l’Arabie saoudite. Selon lui, c’est cette crainte qui a poussé, en 2009, Washington à demander aux Émirats de signer un accord dans lequel ils s’engagent à renoncer à l’enrichissement d’uranium et au retraitement de plutonium. Abou Dhabi ratifie aussi cette année-là le protocole additionnel du TNP auprès de l’AIEA. En échange, les Américains déballent leurs marchandises. « Sur les 40 milliards de dollars de contrat (…), la part de [la société américaine] Westinghouse est estimée à 2 milliards », expose Squassoni. Certains restent toutefois sceptiques quant à la portée des accords. « Si l’enrichissement de l’uranium et les technologies de retraitement ne sont pas plus efficacement réglementés, les nouvelles centrales nucléaires pourraient servir de couverture pour développer des armes nucléaires », affirme Dorfman.
Mais les projets de l’Arabie saoudite inquiètent davantage que ceux des Émirats. Après avoir annoncé, au début des années 2010, des plans faramineux, Riyad a recentré en 2017 ses objectifs civils autour d’un projet national pour l’énergie atomique porté par l’entité gouvernementale King Abdullah City pour l’énergie renouvelable et atomique (KA-Care). Il comprend la construction de petits réacteurs modulaires et d’une centrale à deux réacteurs d’une puissance de 2,8 GW pour laquelle KA-Care a d’ores et déjà mandaté le groupe d’ingénierie français Assystem afin de conduire les études d’impact et de finaliser le choix du site. En parallèle, le royaume a lancé, en 2018, la construction près de Riyad d’un réacteur de recherche de faible puissance avec les Argentins de l’entreprise spécialisée dans les technologies de pointe Invap, déjà présents en Algérie.
Pour concrétiser ce programme, les Saoudiens devront toutefois rassurer sur leurs intentions, car ils tardent à prendre les mêmes engagements que les Émirats alors que leur programme inclut aussi la gestion du cycle du combustible, enrichissement inclus. La fermeté de Riyad entrave ses projets civils : sans renoncement à l’enrichissement, le royaume ne peut aujourd’hui acheter aucune technologie américaine. Noura Mansouri, chercheuse au Centre d’études et de recherche sur le pétrole du roi Abdallah (Kapsarc), espère toutefois un traitement de faveur. « En 2005, les États-Unis ont fait une exception avec l’Inde, pour contrer la Chine. (…) Ils pourraient également faire une exception pour l’Arabie saoudite », écrit-elle dans une note (5). Reste à savoir si le timide réchauffement actuel des relations entre la Maison Blanche et le palais de Riyad va le permettre.
Le Pakistan comme fournisseur
Pour mener à bien ses projets atomiques, qu’ils soient civils ou militaires, le royaume a une autre carte : un potentiel accord avec Islamabad, dont Riyad a financé le programme nucléaire. « De nombreux observateurs pensent que le Pakistan est prêt à rendre la pareille en aidant les Saoudiens dans leur programme nucléaire, affirme la spécialiste en affaires étrangères Silvia Boltuc. Et, si aucun accord n’a été divulgué, les services de renseignement de plusieurs pays, dont Israël, estiment que les Pakistanais fournissent ou fourniraient des armements à Riyad en cas de besoin. »
Pour empêcher les tensions de croître et une course aveugle à l’atome, la réhabilitation de l’accord sur le nucléaire iranien est donc cruciale. « Ce texte est le plus complet de l’histoire de la non-prolifération. La généralisation de ses principes dans la région pourrait être la meilleure voie pour réaliser une zone exempte d’armes nucléaires », plaide M. Seyed Hossein Mousavian, ancien négociateur iranien, aujourd’hui chercheur à l’université Princeton. Quant à l’idée d’une conférence régionale sur la prohibition des armes de destruction massive au Proche-Orient, elle avait été lancée dès 1974 dans une résolution des Nations unies portée par l’Égypte et l’Iran. Mais sa première session n’a eu lieu qu’en 2019 et la seconde en 2021 en l’absence notable d’Israël et des États-Unis. « Pour le moment, cette conférence est totalement inefficace, regrette Finaud. Israël ne fera de concessions que lorsqu’il se sentira en sécurité. »
« Pourquoi ne pas commencer par des objectifs plus modestes, comme faciliter une coopération entre les pays du Golfe et l’Iran autour de la sécurité nucléaire civile ? », propose quant à lui M. Ahmad. Penser collectivement les effets d’une catastrophe nucléaire aux conséquences régionales pourrait peut-être conduire à apaiser les tensions dans le golfe Arabo-Persique.
Eva Thiébaud
(1) CBS News, 15 mars 2018.
(2) Jean Stern, « France-Israël. Lobby or not lobby ? La gloire secrète du lobby militaro-industriel dans les années 1950 », Orient XXI, 20 janvier 2021.
(3) Cf. https://fissilematerials.org
(4) Paul Dorfman, « Gulf nuclear ambition : New reactors in United Arab Emirates » (PDF), Nuclear Consulting Group, décembre 2019.
(5) Noura Mansouri, « The Saudi nuclear energy project », King Abdullah Petroleum Studies and Research Center, janvier 2020.
par Eva Thiébaud
Octobre 2022
https://www.monde-diplomatique.fr/2022/10/THIEBAUD/65191
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