Trois jours après le massacre du 17 octobre 196
vénement dans l’événement, le 20 octobre 1961, date de mobilisation des Algériennes de la région parisienne contre la répression et en faveur de l’indépendance, reste peu connu. Subordonné sur le plan historique et mémoriel au massacre du 17 octobre 1961, il est pourtant marqué par le nombre record d’arrestations de femmes manifestantes en une seule journée en France métropolitaine au XXe siècle. Cette journée rappelle ainsi que l’histoire des femmes algériennes en France est aussi une histoire politique.
Les mobilisations du 20 octobre 1960 appartiennent à une séquence historique qui débute avec les manifestations urbaines pro-indépendantistes de décembre 1960 en Algérie. De nombreuses femmes ont participé aux manifestations du 17 octobre, parfois en tête de cortège. Certaines se sont trouvées dans des endroits ciblés par la répression meurtrière de la police. Le lendemain, journée de grèves des commerçants algériens, ces violences se reproduisent à plus petite échelle. Les 17 et 18 octobre, certaines femmes sont blessées ou arrêtées.
Le 20 octobre, des milliers d’Algériens sont toujours retenus dans différents lieux de détention à Paris. Inquiètes pour leur sort, les femmes se mobilisent dans ces rassemblements interdits et inédits. Elles protestent contre le couvre-feu et la répression des 17 et 18 octobre, et soutiennent à leur tour les négociations du FLN visant à obtenir l’indépendance. Cette manifestation constitue la dernière phase des mobilisations nationalistes dans Paris ville-vitrine, telles que voulues par la Fédération de France du Front de libération nationale (FF-FLN). Des mobilisations devaient ensuite se tenir dans d’autres villes de France. Enfin, la grève de la faim des prisonniers FLN, prévue pour novembre 1961, devait constituer la troisième étape des mobilisations nationalistes en métropole.
« DES VAUTOURS CHERCHANT LEURS PROIES »
Comme lors du 17 octobre, la police réussit à empêcher de nombreuses manifestantes de rejoindre Paris intra muros. Cette surveillance extrêmement stricte explique le nombre élevé d’arrestations - 984 adultes accompagnées de 595 enfants à Paris. Une grande rafle est en effet organisée par la police, et aucun rassemblement de taille - c’est-à-dire au-delà de deux cents femmes environ - ne peut se former dans les endroits stratégiques de la capitale qu’essayent d’investir des manifestantes, comme la place de la République, la place d’Italie, la place du Châtelet, la préfecture de police ou le parvis de l’Hôtel de ville. Djidjéga, une des manifestantes, n’hésite pas à décrire le regard des forces de l’ordre comme celui de « votours [sic] cherchant leur proie ».1 Toutefois, certaines femmes réussissent à déployer des banderoles en scandant « Indépendance totale de l’Algérie ! », « Libérez nos maris ! » et « À bas le couvre-feu ! ». Souvent détenues dans des commissariats avant d’être transférées dans des cars de police et des bus de la société de transports à Paris et en Île-de-France (RATP) vers des centres médicaux-sociaux, voire des hospices ou des hôpitaux psychiatriques, les fauteuses de trouble regagnent enfin leur domicile dans la nuit.
Ces manifestations publiques ne représentent toutefois que la partie émergée de l’iceberg quant à la participation des Algériennes en France métropolitaine aux luttes pour l’indépendance. Les fonctions essentielles – et clandestines - des Algériennes, celles de la collecte des cotisations, de l’hébergement de militants, du transport d’argent, de messages et d’armes, de soutien aux détenus et de secrétariat méritent d’être approfondies. Si les mobilisations de la semaine du 17 octobre appartiennent aux répertoires genrés bien établis par le FLN en Algérie – soutien des femmes aux hommes assassinés, blessés, disparus et détenus -, où chacun a sa place, ces rassemblements de rue assurent « l’auto-visibilisation » des Algériennes dans ce combat.
DES MANIFESTATIONS MULTIGÉNÉRATIONNELLES
L’histoire de la journée du 20 octobre peut s’écrire grâce aux nombreux rapports rédigés dans les semaines suivantes par des militant·e·s de la FF- FLN à destination des cadres. Certains de ces rapports sont saisis par la police parisienne en novembre 1961, d’autres circulent depuis les années 1970 dans des milieux anticolonialistes. Ces documents constituent autant de comptes-rendus individuels d’une prise de parole collective. En les croisant avec les rapports de police, les articles de presse et les travaux d’historiens, il est possible de dégager le rôle des Algériennes et de dessiner les contours de leur imaginaire politique.
Ces rapports, souvent écrit dans un français approximatif, sont rédigés par des femmes dont le capital culturel est plus important que la moyenne. Leur profil est révélateur de la sociologie complexe de l’émigration féminine en 1961. De nombreux enfants algériens sont arrivés en France juste avant ou durant la guerre d’indépendance (1954 – 1962). Cette génération connaît relativement bien la société française et a bénéficié d’une certaine scolarisation. Ces textes attestent du renversement générationnel partiel produit par le fait migratoire et le contexte de la guerre, qui fait une place plus importante à la jeunesse. D’autres rapports sont visiblement rédigés par des femmes plus âgées, ce qui montre l’aspect multigénérationnel des manifestations. Par ailleurs, certaines auteures de rapports sont des Métropolitaines mariées à des Algériens qui ont, elles aussi, reçu l’ordre de manifester.
En effet, comme pour le 17 octobre, participer à la manifestation du 20 est une obligation. Certaines femmes veulent toutefois s’y soustraire, notamment par crainte des violences policières, mais également à cause de la difficulté d’assurer la garde des enfants en très bas âge. Mais la répression du 17 pouvait aussi nourrir un désir de riposte. Certaines manifestantes ont pu crier tout le ressentiment qu’elles ont accumulé depuis des années, et plus particulièrement depuis le début de la répression accrue à la fin de l’été 1961. La mobilisation en revêt presque une dimension cathartique, comme le souligne Fatima, une manifestante du 20 octobre : « Nous étions heureuses de pouvoir dire ce qu’on pensait. Comment sans cela aurions-nous eu cette occasion ? ». Ceci explique en partie la satisfaction, mais aussi la fierté qu’elles tirent de leur participation. Des sentiments qui tiennent aussi au fait d’avoir bravé les interdits symboliques, qui excluent souvent les Algériens – et surtout les Algériennes – des espaces les plus visibles de la capitale. Car pour se rassembler le 20 octobre, elles doivent souvent se déplacer depuis la banlieue pauvre, avec ses logements vétustes, ses taudis, ses bidonvilles ; « l’antichambre de la France », comme le formula une habitante algérienne.
DES GRAFFITIS FAITS AU ROUGE À LÈVRES
Le 20 octobre, les Algériennes n’occupent pas seulement la rue. Détenues, les femmes réussissent à politiser des lieux a priori apolitiques comme les hôpitaux, les hospices et les centres médicaux-sociaux – autant d’espaces « semi-publics » dans lesquels la police les emmène. Celle-ci a reçu la consigne d’éviter l’emploi du terme « arrestation » pour ces femmes représentées dans le discours officiel français et la presse de droite comme des victimes (du FLN), et dépourvues de toute capacité d’agir. Pourtant, si les rapports des militantes illustrent parfois une rhétorique nationaliste exagérée, ils révèlent surtout tout autre chose que de la passivité. Au fil des arrivées d’autres détenues, les sentiments initiaux de vulnérabilité cèdent à la solidarité, qui s’exprime par les chants, les slogans, les youyous, les drapeaux, les écharpes... Les femmes utilisent également ces méthodes lors de déplacements forcés en bus ou en cars de police, vécus comme autant de moments de protestation. Des militantes relatent les réactions des Parisiens – hostiles, indifférentes, ou enthousiastes - qui regardent quelque peu stupéfaits ces femmes crier leurs slogans à travers Paris. Les lieux de détention sont ensuite l’occasion de faire preuve d’actes de désobéissance obstinée, comme le refus de manger, la destruction de verres et d’assiettes, ou les graffitis faits au rouge à lèvres. Les femmes refusent surtout le silence et veulent défier les policiers. Celles détenues à la Maison départementale de Nanterre, menacées d’expulsion vers l’Algérie, n’ont pas peur de répondre : « C’est tout ce qu’on demande, c’est intenable ici, ça nous éviterait de payer le voyage ».
Toutefois, des policiers ont également infligé des violences physiques aux Algériennes le 20 octobre 1961 – coups de matraques, coup de pieds, gifles -, notamment lors des transferts en bus ou en cars de police. Selon Nadira, « On ouvrait les vitres pour pouvoir crier mais les agents nous arrachaient des vitres et nous bousculaient. Ils m’ont donné un coup de poing et une gifle à une de mes sœurs. Nous avons mis un foulard à la vitre. Ils l’ont arraché en nous bousculant ». Certaines Algériennes n’hésitent pas à en venir aux mains avec la police. La violence policière n’épargne pas non plus les Métropolitaines qui ont participé à ces rassemblements, souvent des femmes en couple avec des Algériens.
PARIS, ALGER ET AILLEURS
Il y a une « double présence » chez les Algériennes de Métropole, dont la lutte politique tout comme la vie sociale se situe à Paris, mais qui s’inspirent des mobilisations politiques en Algérie, notamment des manifestations de décembre 1960. Celles-ci permettent une comparaison intéressante à plus d’un titre avec les journées des 17 et 20 octobre à Paris, du fait de la présence importante et remarquée d’adolescentes et de femmes adultes, des formes de mobilités intra-urbaines qu’elles ont pratiquées et de la répression rencontrée, de même qu’en Algérie, de nombreuses femmes sont tuées par balles. Or, si le FLN encadre très fortement les manifestations parisiennes du 17 octobre, les arrestations massives (plus de 10 000) conduisent à l’absence des « petits » ou « moyens » cadres – tous des hommes - durant les manifestations du 20 octobre. L’année précédente, du côté d’Alger, le FLN ne commence à « reprendre en main » les manifestations qu’à partir du 11 ou 12 décembre. Jusque-là (les 10 et 11 décembre), l’organisation est débordée par sa base. Ainsi, à Paris comme à Alger, ces absences d’encadrement nationaliste créent des possibilités inédites de négociation des formes et des niveaux de participation de la base militante2.
Pour les Algériens des autres grandes villes de France, ce regard porté sur l’Algérie se double d’une sensibilité particulière aux événements parisiens. Comment expliquer sinon les nombreuses manifestations de femmes – surtout - et d’hommes dès le 18 octobre, mais aussi le 20 octobre, pour exprimer leur solidarité avec ce qui se passe dans la capitale ? Ces mobilisations de soutien qui sont le résultat d’initiatives locales se tiennent dans au moins 18 villes le 20 octobre. Les plus importantes se déroulent à Forbach (jusqu’à 400 femmes), Lille, Rouen et Thionville, devant des préfectures, des sous-préfectures et des prisons, avec un nombre élevé de refoulements et d’arrestations, comme à Paris.
Le 9 novembre, les femmes se rassemblent devant des prisons de la région parisienne, afin d’attirer l’attention médiatique sur les grèves de la faim dont le but est d’obtenir le statut de prisonnier politique. Le scénario du 20 octobre se répète avec leur dispersion ou leur interpellation, le transport mouvementé de 367 détenues adultes dans des centres sociaux, et, de nouveau, des cas de violences policières. Ailleurs, des rassemblements analogues se déroulent dans au moins dix villes, souvent les mêmes que le 20 octobre. À Lyon, des centaines de manifestantes algériennes sont arrêtées.
Bien qu’obéissant à l’appareil masculin du FLN, les manifestantes du 20 octobre 1961 ont souvent pu décider pour elles-mêmes des formes précises de leur participation, en l’absence fréquente de militants hommes. Cette capacité d’agir se voit en particulier dans les lieux de détention et dans les « manifestations » qui ont lieu dans les bus et les cars de police. « Toutes heureuses d’avoir manifesté comme des hommes », comme l’écrit une manifestante, et d’avoir rempli un devoir nationaliste, les femmes l’ont surtout fait à leur manière : elles se sont approprié ces occasions pour gagner une visibilité inédite en France métropolitaine, bien loin de l’image des Algériennes dont la présence serait garante de la paix sociale des travailleurs algériens.
JIM HOUSE
https://orientxxi.info/magazine/20-octobre-1961-les-algeriennes-battent-le-pave-de-paris-pour-l-independance,5943
.
Les commentaires récents