27 avril 2022, checkpoint de Qalandia en Cisjordanie occupée. Des Palestiniens veulent se rendre à la mosquée Al-Aqsa pour y célébrer la Nuit du destin (Laylat al-Qadr) à la fin du ramadan
Abbas Momani
Auteur d’un projet de résolution cosigné cet été par 33 député·es de gauche sur « l’institutionnalisation par Israël d’un régime d’apartheid à l’encontre du peuple palestinien », le député communiste Jean-Paul Lecoq a subi un tombereau de critiques et d’injures. Il persiste et signe et répond ici, pour la première fois, à ses détracteurs.
Ce fut le mauvais buzz politique de l’été 2022 en France, à la mi-juillet. Le projet de résolution soumis au Parlement sur « l’institutionnalisation par Israël d’un régime d’apartheid à l’encontre du peuple palestinien » a été décrié, rejeté. Son auteur, Jean-Paul Lecoq, ancien maire de Gonfreville dans l’agglomération du Havre, député de Seine-Maritime, vice-président de la commission des affaires étrangères, et ses 33 député·es cosignataires ont été accusé·es du pire. Pour le gouvernement, pour les pro-israéliens, pour la droite, mais aussi pour une partie de la gauche, parler d’apartheid à propos d’Israël serait abusif, voire antisémite. Pourtant cosigné par des élus communistes, la France Insoumise (FI), des Verts, socialistes et indépendants, bref issus de toutes les nuances de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes), ce texte a en outre été jugé par certains à gauche malencontreux et inapproprié dans le contexte de l’été, après une longue séquence électorale. Y a-t-il un bon ou un mauvais moment pour évoquer une situation qui perdure depuis des décennies ? Abasourdi par la violence des attaques subies, Jean-Paul Lecoq a décidé de répondre pour la première fois, pour Orient XXI. Pour le député, sur l’apartheid israélien, « il est temps de dire les choses ».
Jean Stern. — Pourquoi avoir choisi de présenter votre projet de résolution sur l’apartheid israélien cet été ?
Jean-Paul Lecoq. — Il y a une quinzaine d’années, j’ai vécu une expérience à l’Assemblée parlementaire de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) où j’étais l’un des députés représentant la France. Un député allemand avait alors présenté une résolution assimilant toute critique de la politique d’Israël à de l’antisémitisme. J’avais voté contre, comme l’ensemble des représentants français, de gauche, de droite et du centre. Je refuse de me résoudre à l’interdiction de parler.
J. S. — Vous n’avez donc pas été surpris de la violence des réactions à propos de cette résolution ?
J.-P. L. — Au moment de l’opération Plomb durci contre Gaza fin 2008-début 2009, j’ai fait partie d’une délégation parlementaire de haut niveau à se rendre sur place. Il y avait Bernard Accoyer, alors le président de l’Assemblée, Axel Poniatowski, Renaud Muselier, François Sauvadet, Jean-Marc Ayrault et moi-même. Je ne voulais pas participer à la rencontre avec Ehud Olmert, qui était le premier ministre israélien à l’époque. Et puis je me suis dit si tu as été élu, c’est aussi pour dire ce que tu penses à ces gens-là. Notre échange a été très vif, je lui ai parlé de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, je lui ai aussi parlé de l’Afrique du Sud. Je ne fuis pas mes responsabilités, je pense qu’il faut dire les choses. De retour à l’hôtel, Accoyer m’a reproché ma prise de parole, mais Ayrault m’avait alors défendu en disant que ce que dit Lecoq, c’est ce que pensent 80 % des Français. Il faut continuer à dire que la situation en Israël et en Palestine n’est plus acceptable.
J. S. — D’où ce texte ?
J.-P. L. — Oui. En fait, il remonte à la mi-mai. Vous savez, je n’étais alors pas sûr d’être réélu, et je voulais laisser quelque chose. Sur la Palestine et Israël, après les Nations unies, après B’Tselem, après Amnesty International, il y avait de quoi s’appuyer pour dire que les choses étaient inacceptables. La résolution est sortie finalement en juillet, mais personne ne m’a entendu. Tous ceux qui m’agressaient ont fait campagne sur le vocable, sans parler du fond. Pourtant, ce n’était pas un mauvais moment, à une période où tout le monde en Europe évoquait des sanctions contre la Russie à propos de l’Ukraine.
J. S. — Vous vous attendiez à cette violence dans les réactions ?
J.-P. L. — De la part de Meyer Habib, cela ne m’a pas surpris. Mais je ne m’y attendais pas de la part d’un collègue socialiste comme Jérôme Guedj. Surtout qu’il ne m’en a pas parlé au préalable. Même chose de la part de Mathilde Panot et de Adrien Quatennens de la FI. Ils ont retiré leur signature sans même m’en parler, il y a eu zéro échange, rien. Pourtant on se voit souvent, je partage des actions militantes avec eux.
J. S. — Compte tenu des positions habituelles du parti socialiste, vous n’auriez pas dû être tellement surpris.
J.-P. L. — Une autre majorité, socialiste, avait voté pour la reconnaissance de l’État de Palestine…
J. S. — Qu’un gouvernement socialiste lui aussi n’avait pas avalisée…
J.-P. L. — Certes, et toutes ces contradictions méritent débat, mais rien ne justifie le niveau de violence que j’ai subi. Pourquoi en France je peux critiquer la Turquie, le Maroc, l’Iran et pourquoi je ne pourrais pas critiquer la politique d’Israël ? Au nom de quoi ? Sur l’apartheid, la définition des Nations unies s’applique par exemple à la Birmanie à propos des Rohingyas, sans que cela mette tout le monde en colère. Je veux débattre sur le fond.
J. S.— Vous avez été accusé d’antisémitisme.
J.-P. L. — Je n’ai pas envie de répondre, mais je ne me laisserai plus insulter. Mes multiples engagements comme élu local à Gonfreville, ceux de mon parti, se suffisent à eux-mêmes.
J. S.— La charge à l’Assemblée du ministre de la justice Éric Dupont-Moretti a été particulièrement violente contre votre résolution.
J.-P. L. — Il n’avait rien lu du tout, il n’était au courant de rien. Il fait son intervention à la tribune de l’Assemblée et nous décidons alors, mon groupe et moi, de quitter l’hémicycle. Je suis en bas et Dupont-Moretti vient me voir et me dit : « Ce n’est pas contre toi ». Je lui réponds : « Tu es en train de m’insulter, là ! » Mais comme la première ministre Élisabeth Borne ensuite, il était obsédé par les « islamo-gauchistes » de la FI. Ils ne savaient même pas que c’était une résolution d’origine communiste. Il y a quelque chose qui les aveugle. Ils condamnent avant même de lire. C’était pourtant l’occasion de mettre les bons mots sur des actes, de qualifier les choses convenablement.
J. S. — Comment comptez-vous donner suite à ce projet de résolution ?
J.-P. L. — Cette résolution, nous allons la faire vivre. Nous la présenterons bientôt dans une niche parlementaire. Et puis nous allons la transmettre à des groupes parlementaires proches de nous dans d’autres pays européens. J’ai l’intention de continuer à dire les choses, à ne pas lâcher la solidarité, à affirmer que le boycott est un acte pacifique. Je n’ai pas l’intention de lâcher.
La ville aux yeux d'or. Roman de Keltoum Staali. Casbah Editions, Alger 2022, 175 pages, 700 dinars
Elle (Meryem) revient -après de longues années d'éloignement- à Alger, une ville où elle y a vécu si peu mais une ville qui la possède. Une ville «bavarde mais secrète». Une ville magique pleine d'envoûtements. Une ville embouteillée, envahie par la poussière chaude et les klaxons assourdissants et furieux. Alger, ville blanche? Plutôt ville grise.
«Quand je suis à Alger», dit-elle, «je m'amuse à évoquer la France, en cherchant bien au fond de mon cœur, un petit filet de nostalgie. En France, je fais l'inverse. J'aime être ici et là-bas, là-bas et ici. Je voudrais être un bateau pour aller sans cesse d'une rive à l'autre». Partagée ? Déchirée ?
Elle est certes née en France, mais Alger est la ville de sa «renaissance».
Cela va lui permettre de renouer avec le passé, allant même jusquà (se) fabriquer de toutes pièces des personnages. Ceci dit avec un style qui, lui-même, déroute, en raison du mélange -maîtrisé sans être recherché- littérature classique (n'est-elle pas prof'de Lettres ?) -écriture journalistique
L'Auteure : Née et grandie en France dans les années 60. Etudes de Lettres modernes. Journaliste en Algérie à la fin des années 80 (Révolution africaine, Alger Réublicain). Retour en France au début des années 90. Plusieurs ouvrages : poésie, autobiographie, roman... Actuellement professeure de Lettres (en France)
Extraits : «Ville bavarde et pourtant secrète, où chaque rue est un hommage discret à un sacrifié au nom vaguement familier.Dans chaque maison, une blessure qui ne se ferme pas» (p13), «Le silence est notre maître souverain. Il nous enferme , nous emprisonne, nous donne l'illusion de commander nos vies, mais il nous met à genoux et martyrise nos cœurs» (p 65)
Avis : Un roman ? Peut-être. Car, aucune histoire particulière, mais plutôt une réflexion sur la vie, sur la mort, sur le pays, sur Alger, sur l'exil, sur la guerre, sur le terrorisme, sur l'amour , sur la vie, sur la mort du petit frère, sur Darwich, sur le mimosa, sur Mazouna, sur Nabile Farès (le seul personnage clairement identifié), sur les langues... Un peu de tout, de tout un peu. Un chassé-croisé de personnages et d'événements, réels ou inventés. Une lecture un peu déprimante. Heureusement, de la belle écriture en prose, presque poétique, chargée de nostalgie et souvent de tristesse.
L'avis de Nadjib Stambouli (in Le Jour d'Algérie, avril 2021): «L'auteur construit (et souvent déconstruit en livrant les ficelles de la construction) son œuvre sur un chassé-croisé entre fiction et réalité, entre inventions et vécu où le mot et le verbe font office non pas de décor, mais de personnages principaux. Keltoum Staali trace le chemin, étale des panneaux indicateurs, indique le trajet mais bifurque aussitôt, laissant le lecteur non pas égaré, encore moins désemparé, mais curieux de ce qui l'attend au prochain tournant, c'est-à-dire au prochain paragraphe...»
Citations : «Chez nous, les Arabes, il paraît que l'âge est un privilège, une chance pour les femmes. Délivrées de leurs attraits diaboliques, elles peuvent partager l'espace de la rue en toute quiétude avec les hommes» (p27), «J'ai quitté Alger parce que je n'en pouvais plus d'être une femme» (p72), «Mon premier contact avec la langue française, à trois ans, se résume à une gifle coloniale qui ne me fait pas pleurer (...). La gifle ne détruit pas ma curiosité pour cette langue nouvelle et prometteuse. Au contraire, je me saisis de cette langue qui remettra mon cœur à l'endroit» (p 85), «Il y a un dedans et un dehors de la langue qui sont accessibles quand on est bilingue, même imparfaitement» (p95), «Parler en arabe me renvoie à la fois à ma condition de fille de mon père et en même temps, de manière paradoxale, me met à égalité avec lui, car notre langue est aussi une langue d'adulte pour parler de choses sérieuses et graves» (p101), «Le thé à la menthe se boit toujours brûlant. Il réveille la fête, appelle la convivialité et pique l'esprit par sa petite pointe d'exotisme» (p128)
Et si tu écoutais mon cœur ! Roman de Ahcène Beggache. Editions El Qobia, Alger2022, 252 pages
Qu'elle est belle l'histoire d'amour que celle de Lydia (la dentiste) et de Yacine (lenseignant). Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes... Mais, il était dit (et écrit) que cela n'allait pas se passer facilement.
Lydia (au bel avenir) est... promise (sans qu'elle ne le sache, la «chose» ayant été arrangée entre son frère et son oncle, tous deux en relations d'«affaires» avec un mafieux) au fils d'un apparatchik, très haut fonctionnaire dans un ministère de souveraineté, roi de la corruption administrative. Une bande et une famille de pourris-ripoux, avec un père maître-chanteur et une mère encore plus affreuse croyant pouvoir tout «acheter»... dont une belle-fille pour son unique fils chéri, un fils à papa, fainéant comme pas un, que même l'armée (la belle «couverture») n'a pas réussi à «re-dresser» L'histoire ? Un vieil enseignant retraité est menacé d'expulsion de son logement de fonction s'il persistait à autoriser son fils, Yacine (un enseignant lui aussi) à vouloir épouser son aimée, Lydia
Par peur ? Par lâcheté ? Par fatalisme devant le pouvoir discrétionnaire du «système» ? Il ordonne sans explications à son fils de rompre. Respectueux de la décision, Yacine s'exile... sans explications. Le poids d'un système autoritariste et archaïque ! Le silence et la fuite en avant... laissant la jeune fille, brutalement abandonnée, seule et choquée ! Une histoire douce-amère où l'on retrouve bien des maux du pays comme la corruption, le népotisme, mais aussi -heureusement- le Hirak... un mouvement aux effets -indirects- sur la gestion politique du pays, ce qui a permis à l'histoire d'amour de bien se terminer, après trois années de parenthèse douloureuse: les méchants seront punis, les marionnettes complices se repentiront, le «fuyard» sera pardonné et les amoureux se réconcilieront...en se mariant. N'est-elle pas belle cette histoire d'amour ? On en redemande et je suis absolument certain que le genre fera beaucoup de bien à la littérature populaire algérienne.
L'Auteur : Né le 2 avril 1972 à Imaandène (M'kira/Tizi Ouzou). Chimiste de formation. Longtemps enseignant de langue française puis Inspecteur de l'Enseignement primaire
Extrait : «Hier fait déjà partie du passé ; le passé est ce qu'il est, tu ne peux rien changer à cela ; nous ne pouvons que le regarder, l'analyser, l'exploiter pour vivre le présent mieux que le passé. L'avenir nest pas encore là, même demain est loin de nous, tu le vivras seulement demain, mais avant tu dois vivre ton jour, sinon tu en feras la prison de tes remords, une source intarissable de regrets» (p73)
Avis : Une belle histoire d'amour. Mais pas que ! Une véritable (bonne) salade algérienne où problèmes de relations sociales et humaines se mêlent (parfois s'affrontent) aux problèmes sociétaux (dont la grande corruption) et politiques... comme le Hirak. Se lit d'un seul trait d'autant qu'il est écrit en très bon français
Citations : «Se taire quand tout son être parle, rire quand son cœur est en colère, dire exactement le contraire de ce que l'on veut dire relève non seulement de la maîtrise de soi, mais aussi du sacrifice de soi, de sa dignité, de ses principes, de sa fierté» (p23), «Parfois, il fait sortir du cadre pour trouver la solution. Nous avons tous besoin de celui qui regarde notre situation sous un autre angle, sous son propre angle» (p 41), «Un cœur qui n'écoute pas la raison est un cœur aveugle ; quand il ouvrira les yeux, ils sera trop tard pour changer sa destinée (p 87), «Quand la pauvreté entre par la fenêtre, l'amour sort par la porte» (p 222).
René Reynaud nous a ouvert ses livres de photos souvenirs et ses archives. Photo Progrès /Françoise PAWLIKOWSKI1 /2
René Reynaud est né au Monastier-sur-Gazeille en 1930. À l’âge de 21 ans, il fait son service militaire en Allemagne. À son retour, il est persuadé de devenir menuisier, comme son père. Une évidence pour lui : « Je suis né dans les copeaux et la sciure ! » Mais son père l’en dissuade : « Menuisier, c’est un métier difficile ! » René Reynaud se tourne alors vers la gendarmerie, carrière qu’il a terminée à la brigade de Bas-en-Basset. À la retraite, il est revenu à sa passion du bois et en a fait profiter toute sa famille en réalisant des meubles pour son épouse et ses enfants.
« J’étais tellement stressé que je ne trouvais plus les clefs des menottes ! »
Pendant ses années dans la gendarmerie, René Reynaud a été envoyé en Algérie pendant cinq ans. Il y a participé à un moment historique : il a procédé à l’arrestation du président Ben Bella à la suite du détournement de son avion. « C’était incroyable », s’étonne encore le retraité. « Nous n’étions que deux gendarmes. Nous avons été appelés à Alger et nous avons procédé à l’arrestation. Nous étions jeunes… J’étais tellement stressé que je ne trouvais plus les clefs des menottes ! » René Reynaud garde précieusement l’exemplaire de Paris-Match de 1957 qui retrace ce moment historique qui est aussi un moment marquant de son histoire personnelle.
« Quand j’ai vu Antoinette, je l’ai aimée au premier regard ! »
Les années passées en Algérie ont été jalonnées « d’événements difficiles » mais elles représentent aussi une époque inoubliable pour l’ancien gendarme car c’est là qu’il fait la connaissance de son épouse. Le jeune homme est dans la même brigade qu’une femme gendarme et son mari. Un jour, cette collègue reçoit la visite de sa sœur qui allait devenir… Madame Reynaud. « Quand j’ai vu Antoinette, je l’ai aimée au premier regard ! », affirme René Reynaud avec une tendresse qui ne laisse personne insensible.
De retour en France, René et Antoinette Reynaud fondent leur famille avec la naissance de trois enfants. Les deux amoureux ne se sont plus jamais quittés. « Mon épouse, c’était la femme idéale. Elle n’est plus là aujourd’hui mais je ne passe pas un jour sans penser à elle. »
Lors de l’arrestation du président algérien, le 22 octobre 1957. Roger est à droite de la photo originale. Photo DR2 /2
Quand j'ai découvert L’Étranger , l'émerveillement. Pour la première fois, j'ai senti à quel point l’écriture était en accord avec le récit pour exprimer, avec la même force, l'extranéité, « l'étrangeté » au monde du héros. Impression retrouvée à chaque nouvelle lecture. A propos de La Chute, Albert Camus a dit « J'ai adapté la forme au sujet ». Cela paraît encore plus vrai pour L’Étranger. Nombreux sont ceux qui ne peuvent en oublier les premières phrases.
Certains ont voulu faire de La mort heureuse, le brouillon de L’Étranger. Mais La mort heureuse est seulement un premier essai de roman, abandonné par Camus et non publié de
son vivant. A la lecture de ces deux livres, on ne peut qu'être frappé par la différence des styles. Prose poétique, lyrique, de La mort heureuse, sécheresse de L’Étranger, dés les premières lignes. Mais l'écriture de L’Étranger ne se limite pas à cette sécheresse.
Il suffit pour le vérifier de comparer les premières : «Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J'ai reçu un télégramme de l'asile: «Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués.» Cela ne veut rien dire. C'était peut-être hier. L'asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d'Alger. Je prendrai l'autobus à deux heures et j'arriverai dans l'après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. J'ai demandé deux jours de congé à mon patron
et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille.
Mais il n'avait pas l'air content. »
Et les dernières lignes du livre : « Et moi aussi, je me suis senti prêt à tout revivre. Comme si cette grande colère m'avait purgé du mal, vidé d'espoir, devant cette nuit chargée de signes et d'étoiles, je m'ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde. De l'éprouver si pareil à moi, si fraternel enfin, j'ai senti que j'avais été heureux, et que je l'étais encore. Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu'il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu'ils m'accueillent avec des cris de haine. »
Camus ne se contente pas seulement de la relation factuelle, aux phrases courtes, sèches. Il entretient le sentiment d'étrangeté, il maintient le lecteur à distance en utilisant aussi le style indirect.
« Il [le juge d'instruction] a voulu savoir si j'avais choisi un avocat. J'ai reconnu que non et je l'ai questionné pour savoir s'il était absolument nécessaire d'en avoir un. « Pourquoi ? » a-t-il dit. J'ai répondu que je trouvais mon affaire très simple. Il a souri en disant « C'est un avis. Pourtant, la loi est là.Si vous ne choisissez pas d'avocat, nous en désignerons un d'office. » J'ai trouvé qu'il était très commode que la justice se chargeât de ces détails. Je le lui ai dit. Il m'a approuvé et a conclu que la loi était bien faite. »...
« Les gendarmes m'ont dit qu'il fallait attendre la cour et l'un d'eux m'a offert une cigarette que j'ai refusée. Il m'a demandé peu après « si j'avais le trac ». J'ai répondu que non. Et même, dans un sens, cela m'intéressait de voir un procès. Je n'en avais jamais eu l'occasion dans ma vie ».
Les paroles sont rapportées et en plus, Meursault commente « objectivement » , par petites phrases, la situation ou les échanges avec des réflexions logiques, de « bons sens ». Il s’efforce, à chaque fois, y compris dans des situations de tension, de rester au plus près de la vérité, sans ajouter de considérations sentimentales. Comme s'il n'était pas question de lui-même. Ici de son procès. On peut retrouver une forme proche de celle de L’Étranger dans la façon dont le « narrateur », derrière lequel se cache le Docteur Rieux, écrit la chronique de La Peste.
A cause du style et du personnage de Meursault dans L’Étranger, on a voulu faire de Camus, le précurseur du nouveau roman. Mais pour Alain Robbe-Grillet, « Seuls les objets déjà chargés d'un contenu humain flagrant sont neutralisés avec soin... » mais, « la campagne est 'gorgée' de soleil, le soir est 'comme une trêve mélancolique', la route défoncée laisse voir la 'chair brillante' du goudron, la terre est 'couleur de sang', le soleil est une 'pluie aveuglante'... « le principal rôle est occupé par la Nature »... et« Le monde est accusé de complicité d'assassinat. » Les petites choses sont neutralisées, la nature éclate, surhumaine.
Comprendre, le mot revient plus de 60 fois. Comprendre les choses, les faits de la vie quotidienne, mais que peut la faible raison humaine face à la toute puissance du monde, de la nature, le soleil pousse-au-crime : le soleil cité plus de 40 fois, surtout dans la première partie du livre.
Pour Camus, le sentiment d'étrangeté, l'absurde naît d'une « confrontation de l'homme et du monde,entre l'appel humain et le silence déraisonnable du monde », du « divorce entre l'homme et sa vie, l'acteur et son décor », du «désir éperdu de clarté » devant un monde incompréhensible. L'homme muni de sa seule raison, « Cette raison si dérisoire, c'est elle qui m'oppose à toute la création. »
Dans sa cellule de condamné à mort, Meursault décrit les affres de tous les condamnés à mort. Il sent, à la fois, l'intensité de la vie, par bouffées, dans tout son corps et la force implacable de la ridicule justice des hommes qui l'a condamné à mort. Ridicule car tous les hommes sont condamnés à mort. L'échafaud n’est qu'un des instruments pour accomplir l'inévitable destin de l'homme.
Meursault, après avoir rejeté avec colère l’aumônier qui voulait le ramener à Dieu, vidé de toutes les illusions humaines, passé de l'autre coté, peut s'ouvrir « pour la première fois à la tendre indifférence du monde ». Pour que sa mort soit réussie, il faut que la machine des hommes continue à jouer son rôle de rejet, d'exclusion, « avec des cris de haine ».
Au delà de raisons philosophiques, peut-on trouver dans la vie de Camus des événements, des circonstances qui pourraient expliquer la force de ce sentiment d'étrangeté ?
Une première source, dés son tout jeune âge, dans sa vie familiale. Né en novembre 1913, dans une famille très pauvre, Camus n'a pas connu son père, mort en octobre 1914 des suites d'une blessure de guerre. Il sera élevé.par une mère à moitié sourde, analphabète, femme de ménage et surtout par une grand-mère autoritaire autant avec lui qu'avec sa mère. De multiples citations peuvent étayer cette première proposition. Dans un brouillon de L'Envers et l'endroit, Camus écrit : « Il y avait une fois une femme que la mort de son mari avait rendue pauvre avec deux enfants. Elle avait vécu chez sa mère, également pauvre, avec un frère infirme qui était ouvrier. Elle avait travaillé pour vivre, fait des ménages, et avait remis l'éducation de ses enfants dans les mains de sa mère. Rude, orgueilleuse, dominatrice, celle-ci les éleva à la dure. » (Album Camus, Roger Grenier, cité par Wikipedia). Et aussi :« Il commence à sentir beaucoup de choses. À peine s’est-il aperçu de sa propre existence. Mais il a mal à pleurer devant ce silence animal. Il a pitié de sa mère, est-ce l’aimer ? Elle ne l’a jamais caressé puisqu’elle ne saurait pas. Il reste alors de longues minutes à la regarder. À se sentirétranger, il prend conscience de sa peine. Elle ne l’entend pas, car elle est sourde. Tout à l’heure, la vieille rentrera, la vie renaîtra... Mais maintenant, ce silence marque un temps d’arrêt, un instant démesuré. Pour sentir cela confusément, l’enfant croit sentir dans l’élan qui l’habite, de l’amour pour sa mère. Et il le faut bien parce qu’après tout c’est sa mère. » (L'envers et l'endroit, 1937).
Dés son enfance, dans son milieu familial, il se sent « étranger » et la dernière phrase ci-dessus annonce déjà le style de « L’Étranger » : il « croit sentir de l'amour pour sa mère. Et il le faut bien parce qu'après tout c'est sa mère. »
Distingué et poussé par son instituteur, auquel il rendra hommage, quand il recevra le Prix Nobel de Littérature en 1957, il sera reçu au concours des bourses ce qui lui permettra de continuer les études malgré l'opposition de sa grand-mère. Au lycée Bugeaudd'Alger, Albert Camus, demi-pensionnaire, échappe à son milieu « naturel », se retrouve avec des enfants plus favorisés : « J'avais honte de ma pauvreté et de ma famille… Auparavant, tout le monde était comme moi et la pauvreté me paraissait l'air même de ce monde. Au lycée, je connus la comparaison », (Notes pour un roman, citées par Roger Grenier, 1982,: cité par Olivier Todd, 1996, Wikipedia).
Étranger dans le milieu familial, honteux dans le milieu lycéen, la nature, la maladie, va contribuer encore à son isolement. En 1930, à l'âge de 17 ans, à l'adolescence, au moment où tout est indécis, la tuberculose le sépare, une nouvelle fois, des siens, de ses copains, de l'équipe de football où il avait trouvé sa place. Elle l'empêche de vivre et de suivre ses études comme les autres. Encore « isolé », au propre comme au figuré, il est confronté à la mort, la sienne et celle des autres malades - la tuberculose, maladie surtout des pauvres, pouvait être mortelle à l'époque. Plus tard, une rechute l'empêchera aussi de présenter l'agrégation et, nouvelle exclusion, il sera rejeté par l'armée qui refuse son engagement en 1939.
Fidèle à son origine sociale et à ses convictions, Albert Camus militera pendant deux ans au Parti communiste, bref passage, et il s'en écarte ou en est exclu. Une fois de plus, la greffe n'a pas pris.
Comment ne pas éprouver un sentiment de forte solitude après ces ruptures répétées, cette proximité avec la misère et la mort, pendant toute sa formation, en contradiction avec la belle indifférence de la terre algérienne, gorgée de soleil, de couleurs et d'odeurs ?
Certains ont voulu trouver une origine politique à ce sentiment d'étrangeté. Par sa situation d'étranger dans son propre pays, l'Algérie, étranger à la majorité de la population colonisée, en « porte-à faux », mal à l'aise, par son origine sociale, dans le milieu européen. Finalement, doublement minoritaire.
Partant de l'absence ou de la rareté de personnages algériens, arabes, musulmans, dans son œuvre littéraire, le sentiment d'étrangeté de Camus a été mis en relation avec sa situation de pied-noir, d'étranger en Algérie. Ainsi Ahmed Taleb Ibrahimi :« Je n’irai pas jusqu’à dire, avec certains, qu’en tuant l’Arabe, Meursault, et partant Camus, se défoule d’un complexe de petit blanc contracté depuis que sa mère fut brutalisée par un Algérien dans leur maison de Belcourt. Mais je pense qu’en tuant l’Arabe, Camus réalise de manière subconsciente le rêve du pied-noir qui aime l’Algérie mais ne peut concevoir cette Algérie que débarrassée des Algériens ».(http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=33)
Dans l’œuvre littéraire de Camus, si l'Algérie est omniprésente par ses villes, Alger, Oran, ses sites, particulièrement Tipaza, sa nature, le soleil, la mer, et décrite de façon lyrique, le peuple algérien en est presque absent. Et quand des Algériens apparaissent, c'est de façon impersonnelle, anonyme, sans nom patronymique et même sans prénom : « l'arabe » ou la « mauresque ». De façon paradoxale, Camus qui se proclame algérien, ne parle des Algériens que sous le terme d'arabe alors qu'il connaît la diversité ethnique de l'Algérie.
Dans La Peste,son roman le plus célèbre, avec L’Étranger, Camus décrit une épidémie à Oran. Contacté par un journaliste « envoyé d'un grand journal de Paris », Raymond Rambert, qui veut faire un reportage sur l'état sanitaire du peuple algérien, le Docteur Rieux, narrateur et principal personnage du roman, refuse de témoigner. Parce que le journaliste ne veut pas s’engager à dire toute la vérité sur la désastreuse situation sanitaire de cette population. Parce qu'il refuse de porter une « condamnation totale » dont il pense qu'elle serait sans doute « sans fondement ». Ensuite, tout le roman tournera autour de la population européenne, aux noms français ou espagnols. Certes, La Peste est une allégorie mais située à Oran et dont le peuple algérien est absent. Qui meurt pendant La Peste ? Peut-être des « Arabes » mais ce n'est dit nulle part !
Dans L’Étranger, apparaissent des images bien différentes des Algériens, plus positives dans la seconde partie que dans la première.
A la maison de retraite de la mère de Meursault, apparaît « une infirmière arabe ».« A la hauteur du nez, le bandeau était plat. On ne voyait que la blancheur du bandeau dans son visage. »... «A ce moment, le concierge m'a dit : 'C'est un chancre qu'elle a'.»
Après l'enterrement de la mère de Meursault, l'auteur décrit son milieu, ses relations de travail, son quartier, ses fréquentations, sa rencontre avec Marie... Dans son petit monde, toutes ses relations sont européennes, avec des noms, ici aussi, d'origine française ou espagnole. Parmi elles, Raymond Sintès, nom d'un « ami », aux fréquentations douteuses, habitant le même immeuble que Meursault, qui va le conduire au meurtre. (Sintès est aussi le nom de jeune fille de la mère de Camus). Unmeurtre commis, presque par hasard, sans haine, sans motif réel, pour un coin d'ombre sur la plage - une portion du territoire algérien ? .
Raymond Sintès, le voisin, a une maîtresse : « Quand il m'a dit le nom [que le lecteur ne connaîtra pas]de la femme, j'ai vu que c'était une Mauresque. ». C'est à cause des relations avec cette Mauresque qu'il frappe, que son « ami » a des problèmes avec les Arabes. Qui le suivent. Qui les regardent « en silence, mais à leur manière, ni plus ni moins que si nous étions des pierres ou des arbres morts ». Qui se retrouveront à la plage où aura lieu le drame lors d'une altercation qui aurait dû rester banale, sans la pression du soleil.
Dans la seconde partie, Meursault retrouve des Arabes lors de son emprisonnement : « Le jour de mon arrestation, on m'a d'abord enfermé dans une chambre où il y avait déjà plusieurs détenus, la plupart des Arabes. Ils ont ri en me voyant. Puis ils m'ont demandé ce que j'avais fait. J'ai dit que j'avais tué un Arabe et ils sont restés silencieux. Mais un moment après, le soir est tombé. Ils m'ont expliqué comment il fallait arranger la natte où je devais coucher. En roulant une des extrémités, on pouvait en faire un traversin. » Isolé ensuite, il ne reverra des Arabes qu'au parloir où des « Mauresques » viennent les voir. Il observe les comportements. Dans le brouhaha du parloir, certains parlent fort, les Européens, « à cause de la distance entre les grilles » qui les séparent. Tandis que « la plupart des prisonniers arabes ainsi que leurs familles s'étaient accroupis en vis-à-vis. Ceux-là ne criaient pas. Malgré le tumulte, ilsparvenaient à s'entendre en parlant très bas. Leur murmure sourd, parti de plus bas, formait comme une basse continue aux conversations qui s'entrecroisaient au-dessus de leurs têtes ».
Meursault ne parlera plus des Arabes. Et lors du procès, si tous ses amis apparaissent à la barre en témoins, aucun témoignage des amis de l'Arabe assassiné n'est rapporté.
Comment expliquer cette quasi absence des Algériens, Arabes ou juifs d'ailleurs, ou cette séparation des populations ? Simple constat de la situation réelle en Algérie ? De Camus en Algérie? Pourquoi aucune œuvre de Camus ne se déroule jamais en milieu algérien ? Avec des personnages algériens ? Ce n'est pas que Camus ignore le peuple algérien et sa pauvreté. Son engagement au Parti communiste témoigne de son intérêt pour lui, de même que les onze articles « Misère en Kabylie » que, journaliste à Alger républicain, « le journal des travailleurs », il a écrits en1939.
Comment expliquer une telle séparation de Camus, le militant, et de Camus, l'homme de lettres. La lettre qu'il a envoyé à son instituteur lors de l'attribution du prix Nobel en témoigne. Il est le fruit, social et politique, de l'école publique dans un département français d'Algérie. Cette école de la liberté, de l'égalité, de la fraternité, de l'universalisme... français. Dans ses Carnets , il note à l’automne de 1950 : « Oui, j’ai une patrie : la langue française.» Pas seulement. Et cettelangue française est minoritaire, peu partagée, à l'époque, par les Algériens. Camus n'apprend pas l'arabe. Cette école de la méritocratie républicaine ne l'empêchera pas, bien au contraire, de prendre conscience de la misère des Algériens qui ne pourra être combattue, efficacement selon lui, que par l'intégration dans la République. Elle lui permettra de prendre conscience de l'injustice faite à la population algérienne mais lui rendra très difficile la prise en considération du peuple algérien, de la nécessaire séparation, la solution ne pouvant être que dans la justice français : « Mon préjugé est que la France ne saurait être mieuxreprésentée et défendue que par des actes de justice » (Préface d'Actuelles III). Par son engagement, il peut aller au peuple « arabe » mais par son origine, il appartient à la partie européenne, française du peuple algérien.
Ce n'est pas du nationalisme, du moins du nationalisme étroit. Plutôt de l'universalisme abstrait, françaisde 1789 enseigné par l'école et qui a quelques difficultés à s'appliquer à l'Algérie. D'où sa grande difficulté à reconnaître l’existence d'un peuple algérien : « Il n’y a jamais eu encore de nation algérienne. Les Juifs, les Turcs, les Grecs, les Italiens, les Berbères, auraient autant de droit à réclamer la direction de cette nation virtuelle » Comme Ferhat Abbas, une autre réussite de l'école du mérite, qui a pu dire « J’ai beau scruter, interroger les cimetières algériens, nulle part je ne trouve trace de la nation algérienne ». Découverte tardive du fait de leur éducation, pour l'un et pour l'autre. Par leur situation, ils n'auront pas la même trajectoire.
Quand Camus se rapproche des nationalistes, c'est, normalement, comme la majorité de la gauche française à une certaine époque, de Messali Hadj, le père du nationalisme algérien et des messalistes avec lesquels il aura des relations suivies. S'il a bien compris depuis longtemps, que le danger de l'immobilisme de la politique française pouvait mener à la violence en Algérie, il ne reconnaîtra l'existence d'un peuple algérien, paradoxalement et, comme beaucoup, qu'à la suite des actions du FLN dont il ne pourra accepter la radicalité ni de la position, ni des méthodes même.
Lors d’une rencontre avec des étudiants suédois, un jeune algérien lui reproche son silence sur ce qui se passe en Algérien. En réalité, de ne pas prendre position en faveur de la lutte du peuple algérien pour son indépendance au nom de la justice. Sa réponse a été diversement rapportée et commentée. «En ce moment, on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère.»Dans le compte rendu du Monde,cette phrase devient : «Je crois à la Justice, mais je défendrai ma mère avant la Justice.»Et habituellement, encore plus simplifié : «Entre la justice et ma mère, je choisis ma mère.» Au delà du glissement des mots, il y a un important changement de sens.
Du fait de sa formation, de ses origines, de son attachement à une solution française, il ne pourra jamais faire le saut et condamner la France coloniale. Il ne pourra envisager pour l'Algérie qu'un avenir dans un cadre français amélioré. Ce qui permettra à tous ceux qui ont empêché toute amélioration de ce cadre, qui se réclament encore aujourd'hui de l'Algérie française, y compris de l'OAS, de vouloir l'annexer cinquante ans après l'indépendance.
Le livre est paru en 1942. Il fait partie selon Camus de sa tétralogie de l'absurde* avec l'essai Le Mythe de Sisypheet les pièces de théâtre Caligula et Le Malentendu. Luchino Visconti a fait une adaptation cinématographique de L’Étranger en 1957, Jacques Ferrandez une bande dessinée (Gallimard) en 2013 et une adaptation théâtrale, mise scène de Sissia Buggy, est actuellement à l'affiche à Paris. En 1978, L’Étranger a inspiré au groupe The Cure une chanson dont le titre, malheureux, Killing an Arab, a fait problème (Ce titre a été plusieurs fois modifié par la suite en Kissing an Arabou Killing anotherou Killing an Englishman). Voici le texte de la chanson.
Standing on the beach With a gun in my hand Staring at the sea Staring at the sand Staring down the barrel At the arab on the ground I can see his open mouth But I hear no sound
[Chorus] I'm alive I'm dead I'm the stranger Killing an arab
I can turn And walk away Or I can fire the gun Staring at the sky Staring at the sun Whichever I chose It amounts to the same Absolutely nothing
[Chorus]
I feel the steel butt jump Smooth in my hand Staring at the sea Staring at the sand Staring at myself Reflected in the eyes Of the dead man on the beach The dead man on the beach
[Chorus]
Debout sur la plage Un pistolet à la main Je fixe la mer Je fixe le sable Je fixe le canon Sur l'arabe à terre Je vois sa bouche ouverte Mais je n'entends aucun son
[ Refrain] Je suis en vie Je suis mort Je suis l'étranger Qui tue un arabe
Je peux me retourner Et m'en aller Ou je peux tirer avec le pistolet Je fixe le ciel Je fixe le soleil Quoi que je choisisse Cela revient au même Absolument rien
[Refrain]
Je sens le sursaut de la crosse d'acier Lisse dans ma main Je fixe la mer Je fixe le sable Je me regarde fixement Dans le reflet des yeux De l'homme mort sur la plage L'homme mort sur la plage
[Refrain]
Cette chanson n'est en aucun cas raciste.Paroles et traduction de «Killing An Arab» (Wikipedia)
« Le premier homme » est une autobiographie romancée écrite par Albert Camus. Le lecteur peut apprécier les qualités d'écriture de ce roman, ébauche probable d'une grande fresque sur l'Algérie depuis 1830. Dernier texte de Camus, il n'a été publié qu'en 1994 bien après sa mort en 1960. Comme « La mort heureuse », son premier roman, commencé en 1936 et publié en 1971. « La mort heureuse » peut être considéré comme un livre pratiquement terminé même si l'auteur ne l'a pas estimé satisfaisant pour publication. « Le premier homme » est une œuvre en cours d'écriture. Il est impossible de savoir quelle aurait été la place de ce qui a été publié dans l’œuvre telle que l'auteur l'imaginait ou l'aurait réalisée.
Pour Camus, « Le livre doit être inachevé », par une phrase en suspens, comme : « Et sur le bateau qui le ramenait en France...». Par évidence, toute autobiographie est inachevée. Mais du fait de la mort accidentelle de l'auteur, celle-ci l'est, malheureusement, plus qu'il n'était prévu. Elle n'a été que partiellement rédigée et porte essentiellement sur l'histoire familiale et l'enfance d'Albert Camus. Elle n'a pas été relue, ponctuée par l'auteur. Dans la dernière partie du livre, des notes sont publiées qui devaient servir à l'auteur dans son travail et qui peuvent éclairer le lecteur.
Toute autobiographie pose les mêmes questions : quelle est la part réalité ? quelle est la part reconstruction, volontaire ou non, de la réalité ? Accentuées, ici, par le caractère romancé.La réponse peut paraître évidente pour les événements auxquels Camus n'a pu assister, beaucoup moins dans la présentation de souvenirs de son enfance ou de faits anciens ou récents comme son séjour à Alger dans le cadre de la préparation du livre.
Avec « Le premier homme », Camus livre au lecteur le terreau reconstitué, au moins partiellement, d'où il a tiré ses œuvres. Ce livre peut être lu pour ses qualités intrinsèques littéraires, historiques, personnelles... Mais pas seulement. Bien qu'il n'ait pas été écrit pour cela, il donne aussi à voir les alluvions d'où l'orpailleur a su tirer les pépites, la gangue dont le mineur a extrait le diamant... La vie d'où est né «L’Étranger».
Dans le « Premier homme », le lecteur retrouve des situations, des faits, des anecdotes, des détails, des scènes déjà présents dans des œuvres antérieures, notamment dans « L'envers et l'endroit ». Dans la préface à la réédition de ce dernier, en 1958, Camus écrit : «Pour moi, je sais que ma source est dans ''L’Envers et l’Endroit'', dans ce monde de pauvreté et de lumière où j’ai longtemps vécu ». Au point qu'il est permis de penser que « Le premier homme », en cours de rédaction lorsqu'il publie cette préface, est la réécriture annoncée : « Si, malgré tant d’efforts pour édifier un langage et faire vivre des mythes, je ne parviens pas un jour à récrire ''L’Envers et l’Endroit'', je ne serai jamais parvenu à rien, voilà ma conviction obscure. » C'est dire l'importance aux yeux de Camus de l’œuvre à laquelle il travaillait alors.
Pourquoi l'auteur, encore jeune – quarante-six ans au moment de son accident mortel - a-t-il éprouvé le besoin d'écrire ce livre – de récrire « L'envers et l'endroit » - dans lequel il va retracer l'histoire d'une famille dont il a dit, à plusieurs reprises, qu’elle n'a pas d'histoire, par comparaison aux familles de certains de ses condisciples. Et qui fait de lui le premier homme et non le fils de...
Auteur d'une œuvre universellement connue et reconnue, il a reçu le prix Nobel de littérature en 1957, qu'est-ce qui peut pousser Camus à entreprendre cet important travail ?
Considérait-t-il son œuvre de fiction comme terminée ? Après avoir arraché à sa jeunesse et craché à la face du monde sa soif « avide de vivre, révolté contre l'ordre mortel du monde ». Après « tant d’efforts pour édifier un langage et faire vivre des mythes ». Après les combats politiques et éthiques de l'homme mûr qui devait « essayer d'être juste » au moment de la guerre et de l'immédiate après-guerre.
Camus, devenu silencieux en pleine guerre d'Algérie, a-t-il pensé le moment venu de faire le point sur le sens de sa vie, de revenir aux sources quand son rêve pour l'Algérie semble définitivement hors champ politique, inaudible par tous ? Après s'être « jusque là senti solidaire de toutes les victimes », il admet être devenu « aussi solidaire des bourreaux ». Il doit abandonner le personnage qu'il est, aux yeux de beaucoup, pour aller chercher sa profonde vérité, quoi qu'il en coûte. C'est ce qu'il semble dire quand il écrit : « On vit. Et les autres rêvent votre vie » ou « J'en ai assez de vivre, d'agir, de sentir pour donner tort à celui-ci et raison à celui-là. J'en ai assez de vivre selon l'image que d'autres me donnent de moi. Je décide l'autonomie, je réclame l'indépendance dans l'interdépendance. » Clin d’œil à la formule employée par Edgar Faure, en 1955, à propos de l'indépendance du Maroc... Mais surtout volonté de dire sa vérité.
Le jeune qui se croyait sans passé, serait-il devenu, tout à coup et paradoxalement, sans avenir ? Il découvre qu'il avait été heureux sur la terre algérienne dans la misère et le soleil dont il ne partagerait pas le destin, comment pourrait-il l'être loin d'elle, dans la richesse et les villes sales et tristes. Dans sa soif de tout vivre pleinement, il avait tout quitté, sa mère, sa terre, avec le sentiment d'avoir tout abandonné - « un bon fils est celui qui reste. Moi, j’ai couru le monde, je l’ai trompée avec les vanités, la gloire, cent femmes » - mais rien oublié. D'où cette volonté de revenir vers la mère et le père, vers son peuple, vers sa terre...
Là où la jeunesse lui avait permis de se créer un présent exaltant, exalté, face au soleil, à la mer, face au monde, se sentait-il obligé de se rattacher à une histoire dont il pressentait la fin ? Après « l'amour de vivre...le désespoir de vivre »...
L'identité est un projet politique. A défaut de pouvoir se projeter dans un avenir, de plus en plus improbable, une Algérie française ou, au moins, liée étroitement à la France, Camus va rechercher cette identité dans le passé. Dans ses souvenirs, dans le passé qu'il a vécu, d'où les pages sur son enfance, sa jeunesse, sa famille, son quartier, ses années lycéennes. Pages admirables qui montrent la précarité matérielle dans laquelle il a vécu et ses attaches familiales non seulement à sa mère, souvent rappelée, mais aussi à son oncle et à travers lui au milieu ouvrier. Dans un quartier populaire où une certaine mixité ne voulait pas dire mélange. Et finalement, dans une communauté, celle des Français d'Algérie :« il n'était pas sûr que ces souvenirs si riches, si jaillissants en lui, fussent vraiment fidèles à l'enfant qu'il avait été. Bien plus sûr au contraire qu'il devait en rester à deux ou trois images privilégiées qui le réunissaient à eux,qui le fondaient à eux, quisupprimaient ce qu'il avait essayé d'être pendant tant d'annéeset le réduisaient enfin à l'être anonyme et aveugle qui s'était survécu pendant tant d'années à travers sa famille et qui faisaient sa vraie noblesse. » Révision déchirante, pour laquelle, il ne pouvait se contenter de ses seuls souvenirs. Mais devait aller vers un passé plus ancien.
« Le premier homme » est une essai romanesque pour clarifier l'algérianité de Camus. Dans son œuvre littéraire, les Arabes, comme il les appelle, sont absents comme dans « La Peste », ou appartiennent au paysage dans « La mort heureuse » ou «L’Étranger». Mais, dans « La mort heureuse », Mersault tue un Français pour accomplir son projet, dans « L’Étranger », Meursault tue un Arabe pour un coin de plage à l'ombre (a). Cette vie, en terre algérienne et à coté des Arabes-Algériens, est confirmée par « Le premier homme ».
Dans « Le premier homme »,l'Algérien, c'est Camus : « Ce qu’ils n’aimaient pas en lui, c’était l’Algérien ». Les Algériens, ce sont essentiellement les Européens d'Algérie, les Français d'Algérie. Et c'est des Français d'Algérie, de sa famille bien sûr, mais aussi de tous les autres qu'il parle : « En somme je vais parler de ceux que j’aimais. Et de cela seulement. Joie profonde ». « Tous tonneliers ou ouvriers du port ou des chemins de fer... entre hommes... »
Même s'il est possible de trouver « des vagues d'Algériens arabes et français ». Des « Arabes », il ne parle guère. Ils ne sont pas, en tout cas, l'objet du livre. Comme dans cette dernière phrase, ce qui ne fait aucun doute, c'est que les Arabes ne sont pas français ! Non dans la bouche d'un Français d'Algérie, anonyme, dans le cadre d'une histoire rapportée, mais dans les mots de Jacques Cormery (alias Albert Camus) : « des centaines d'orphelins naissaient dans tous les coins d’Algérie, arabes et français », « les spectateurs arabes et français », « chargement d'ouvriers arabes et français », « équipes de gosses arabes et français », « une bagarre éclatait entre un Français et un Arabe,de la même manière qu'elle aurait écarté entre deux Français et deux Arabes ».
Si Camus décrit longuement la pauvreté de sa famille, il n'oublie pas la pauvreté – séparée – des Arabes : « l’immense troupe des misérables, la plupart arabes, et quelques uns français ». Rares à l'école communale, quasi absents au lycée : « Du reste, alors qu'ils avaient des camarades arabes à l'école communale, les lycéens arabes étaient l'exception et ils étaient toujours des fils de notables fortunés. »
Mais l'égale ou l'inégale pauvreté ne suffit pas à créer des liens de solidarité : « dans ce pays d'immigration... les frontières entre les classes étaient moins marquées qu'entre les races » d'où le fait que « ces ouvriers... qui toujours dans la vie quotidienne étaient les plus tolérants des hommes, fussent toujours xénophobes dans les questions de travail, accusant successivement les Italiens, les Espagnols, les Juifs et les Arabes et finalement la terre entière de leur voler leur travail... attitude déconcertante certainement pour les intellectuels qui font la théorie du prolétariat, et pourtant fort humaine et bien excusable » et qui conduit « ces nationalistes inattendus » à disputer « aux autres nationalités » (sic) « le privilège de la servitude ».
Les Arabes, présents dans la vie quotidienne, vivent dans un monde séparé : « se retiraient pourtant dans leurs maisons inconnues, où l'on ne pénétrait jamais, barricadés aussi avec leurs femmes qu'on ne voyait jamais ou, si.on les voyait dans la rue, on ne savait pas qui elles étaient, avec leur voile à mi-visage et leurs beaux yeux sensuels et doux au dessus du linge blanc, et ils étaient si nombreux dans les quartiers où ils étaient concentrés, que par leur seul nombre, bien que résignés et fatigués, ils faisaient planer une menace invisible qu'on reniflait dans l'air des rues certains soirs... »
La vision n'est pas loin de l'orientalisme, la beauté sensuelle, mystérieuse de la femme et la menace invisible, diffuse. Deux communautés se côtoient sans se mêler vraiment et, lors d'un des rares dialogues avec un Arabe, c'est le repli identitaire qui est mis en relief. Saddok se marie suivant la tradition : « Parce que mon peuple est identifié à cette tradition, qu’il n’a rien d’autre, qu’il s’y est figé, et que se séparer de cette tradition c’est se séparer de lui. C’est pourquoi j‘entrerai demain dans cette chambre et je dénuderai une inconnue, et je la violerai au milieu du fracas des fusils… ». Comme Camus choisit de revenir à la communauté des Français d'Algérie en entreprenant de raconter, avec tout son talent, l'arrivée des colons parisiens et alsaciens, exilés et révolutionnaires, dans un pays qui n'a ni les senteurs, ni les miroitements de Tipaza. Mais « la pluie algérienne », la chaleur, le paludisme, le choléra et l'hostilité silencieuse, pas toujours résignée, d'un peuple à qui on n'a rien demandé.
Car Camus affirme : « J'ai besoin que quelqu'un me montre la voie et me donne blâme et louange... J'ai besoin d'un père ». Ce besoin d'un père qui lui a manqué, qui montre le chemin, Camus va le rechercher dans la mémoire défaillante des siens et encore plus défaillante de sa mère. En vain. La visite, rendue à la tombe de son père, à la demande de sa mère, à Saint-Brieuc, ville sans attrait, aux « rues étroites et tristes » ne saurait répondre à ce besoin. Là, il prend, subitement, conscience que « l'homme enterré sous cette dalle, et qui avait été son père, était plus jeune que lui ». Devant cette tombe sans voix, au milieu de toutes les autres, celles d’hommes qui n'avaient pas eu le temps de vivre, « révolté contre l'ordre mortel du monde » comme dans sa jeunesse, il comprend que pour connaître son père, pour comprendre les siens, il lui faut aller ailleurs, plus loin. Et d'abord, dans ce coin d'Algérie où son père a vécu et où lui-même est né.
Parti à la recherche des traces éventuelles laissées par son père, dans une saga décomplexée, Camus remonte très loin pour faire le récit du long voyage depuis Paris, de l'arrivée à Bône, de l'installation difficile en Algérie, de ces colons qui, poussés par des promesses gouvernementales, débarquent dans un pays inconnu : « à chacun, on promettait une habitation et 2 à 10 hectares... Ils sont partis en 49 et la première maison, construite en 54 ».
C'est dans la migration anonyme de ces pauvres envoyés par le gouvernement de Paris où le lecteur peut retrouver les dures conditions de vie de tous ceux qui ont émigré ou émigrent vers un monde inconnu, tout simplement pour vivre. C'est dans ces colons pauvres, engagés dans une aventure involontaire qui les dépasse, qu'il trouvera les siens, ceux de sa classe et de sa race. Parmi tous ces Parisiens, ces quarante-huitards, embarqués en fanfare sur « six péniches traînées par des chevaux de halage avec Marseillaise et Chant du départ... bénédictions du clergé sur les rives de la Seine...pendant un mois sur les rivières et le fleuves couverts des dernières feuilles mortes … les conquérants au fond de ses cales, malades à crever, vomissant les uns sur les autres et désirant mourir jusqu'à l'entrée du port de Bône, avec toute la population sur les quais pour accueillir en musique les aventuriers verdâtres, venus de si loin... les hommes à pied, coupant à vue de nez à travers la plaine marécageuse ou le maquis épineux, sous le regard hostile des Arabes groupés de loin en loin et se tenant à distance... pendant qu'aux quatre coins du campement, la garde veillait pour défendre les assiégés contre les lions à crinière noire, les voleurs de bétail, les bandes arabes et parfois aussi les razzias d'autres colonies françaises qui avaient besoin de distractions ou de provisions... Les deux tiers des émigrants étaient morts, là comme dans toute l'Algérie, sans avoir touché la pioche et la charrue...Oui, comme ils étaient morts ! Comme ils mourraient encore ! Silencieux et détournés de tout, comme était mort son père dans une incompréhensible tragédie loin de sa patrie de chair, après une vie tout entière involontaire, depuis l'orphelinat jusqu'à hôpital en passant par le mariage inévitable ».
Colonisation organisée par le gouvernement français, à l'abri des militaires français, c'est de ces hommes et ces femmes « réfractaires prenant la place chaude des rebelles... persécutés-persécuteurs d'où était né son père... Et ainsi de leurs fils. Et les fils et les petits fils de ceux-ci... sans passé, sans morale, sans leçon, sans religion mais heureux de l'être et de l'être dans la lumière... d'une vie commencée sans racine... qui bâtissaient de fugitives cités pour mourir ensuite à jamais en eux mêmes et dans les autres... la vie en laissant si peu de traces ». « Sur 600 colonnes envoyées en 1831, 150 meurent sous les tentes ».
En toile de fond de cette vie, « il avait senti la pesée avec l'immense mer devant lui, et derrière lui cet espace interminable de montagnes, de plateaux et de déserts qu'on appelait l'intérieur, et entre les deux le danger permanent dont personne ne parlait parce qu'il paraissait naturel », ce danger avait accompagné l'installation des colons et persistait depuis des dizaines d'années, qui naissait de la simple présence d'une population qui était exclue, qui se sentait exclue, tantôt passive, tantôt rebelle « ce peuple attirant et inquiétant, proche et séparé », toujours autre. Mais qui ne saurait rester éternellement l'autre, l'Arabe.
Par ce récit, loin des discours hagiographiques ou anticolonialistes, Camus semble vouloir réhabiliter la colonisation par les pauvres et affirmer sa solidarité avec un monde qu'il sait désormais condamné, désespérément, à ces yeux. Mais ce n'est là qu'une toute petite partie de son désespoir. Dans ses notes, il prévoyait, rêve ou plutôt cauchemar lors d'une sieste de son héros : « Demain, six cent millions de Jaunes, des milliards de Jaunes, de Noirs, de basanés, déferleraient sur le cap de l’Europe… et au mieux la convertiraient. Alors tout ce qu’on avait appris, à lui et à ceux qui lui ressemblaient, tout ce qu’il avait appris aussi, de ce jour les hommes de sa race, toutes les valeurs pour quoi il avait vécu, mourraient d’inutilité. »
La fin deson Algérie n'est, pour Camus, que le commencement d'un bouleversement beaucoup plus important. On n'est pas loin duchoc des civilisationset même de la mort de la civilisation occidentale telle que Camus l'a vécue.
(a) : Dans La Mort heureuse, le Français est tué pour sa richesses, son argent, dans L’Étranger, l'arabe, l'Algérien est tué pour un espace, un territoire.
« Le premier homme » Albert Camus, Gallimard, 1994, 336 pages
Les citations sont extraites du « Premier homme ».
Un ami me signale un lien intéressant, sur L'Afrique du nord illustrée 1907-1937 Si ce lien ne fonctionne pas tapez sur votre fureteur : "L'Afrique du nord Illustrée" Gallica.
Il s'agit d'une revue de l'Afrique du nord pendant la période "Camus".
Albert Camus écrit son premier roman, La mort heureuse, entre 1936 et 1938 mais ne le termine pas. Le livre en l'état n'était donc pas destiné à être publié car Camus n'en était pas satisfait. A la lecture, on comprend pourquoi : le lecteur pourra trouver ce livre non abouti avec des maladresses, des répétitions et même des incorrections qui auraient pu être corrigées à la relecture avant publication. Cependant, nombreux seront ceux qui seront enchantés de voir un auteur qui se cherche et qui cherche son langage poétique - une poésie «fauve ? ».
Camus a abandonné ce livre pour se mettre au travail sur L’Étranger. Ceux qui lisent La mort heureuse après L’Étranger, retrouvent le nom de quelques personnages (Meursault, dans L’Étranger, s'appelle ici Mersault, Céleste le restaurateur) ou la description de certaines situations : l'observation de la rue depuis le balcon, la course pour monter sur un camion qui passe...
Des passages rappellent la vie de l'auteur : la pauvreté, la tuberculose, la cigarette, le voyage en Europe centrale, la place de la mère... Le lecteur ne s'étonnera pas de l'absence, comme dans d'autres livres de Camus, des Algériens qui n'apparaissent que dans le décor sous forme « d'acrobates arabes », « d'arabes montés sur des ânes » ou de « Mina la Mauresque (qui) n'est pas venue ce matin ayant perdu son père pour la troisième fois dans l'année ». Le petit peuple des livres « littéraires » de Camus est d'origine européenne, française ou espagnole.
Le roman commence par le meurtre de Zagreus. On peut penser à un crime crapuleux puisque Mersault y gagne une forte somme d'argent qui lui assure un avenir sans problèmes financiers. Mais il s'agit surtout d'une mort « consentie » par Zagreus - deux fois né - symbole de la mort de la végétation en hiver et de sa renaissance au printemps – qui met à la disposition de Mersault le revolver, l'argent, l'alibi et même, à travers des confidences sur son passé, quelques bonnes raisons et incitations.
« À vingt-cinq ans, j'ai commencé ma fortune. Je n'ai pas reculé devant l'escroquerie. Je n'aurais reculé devant rien.En quelques années, j'avais réalisé toute ma fortune liquide...Le monde s'ouvrait à moi... La vie que je rêvais dans la solitude et l'ardeur... La vie que j'aurais eue, Mersault, sans l'accident. » Car un accident a privé Zagreus de ses deux jambes et lui a enlevé tout espoir de réaliser ses rêves.
« Les jours où il sentait trop la tragédie qui l'avait privé de sa vie, il posait devant lui cette lettre, qu'il n'avait pas datée, et qui faisait part de son désir de mourir. Puis il posait l'arme sur la table... Il léchait le canon de l'arme, y introduisait sa langue et râlait enfin d'un bonheur impossible. » « Bien sûr, j'ai raté ma vie. Mais j'avais raison alors :tout pour le bonheur, contre le monde qui nous entoure de sa bêtise et de sa violence...Avoir de l'argent, c'est se libérer de l'argent ».
« Ne prenez au tragique que le bonheur. Pensez-y bien, Mersault, vous avez un cœur pur. Pensez-y... Et vous avez aussi deux jambes, ce qui ne gâte rien. »
Mort consentie que Zagreus reçoit les yeux ouverts avec seulement une larme, sur l'échec de sa vie. Passage de relais ? Marthe avait eu Zagreus comme premier amant, avant Mersault... et tous deux l'appelaient «apparence».
Ce meurtre maquillé en suicide donne à Mersault l'argent nécessaire, donc le temps pour avancer vers le bonheur, sérénité suprême à laquelle il parviendra dans sa maison au pied du Chenoua, face à la mer, proche de Tipaza, en harmonie totale avec la nature, les yeux ouverts.
Auparavant, Mersault part pour un long voyage, à la recherche d'une difficile solitude. Ce voyage, dans la grisaille de la froide Europe centrale, est aussi un voyage utile pour «blanchir» cette fortune soudaine et ainsi vivre à son retour, sans travailler dans un bureau huit heures par jour. Cette fortune va lui permettre d'acheter du temps - « tout s'achète » – pour arriver au bonheur qui n'était pas permis au petit employé.
Mersault a désormais le temps, la liberté, la possibilité de se départir de ce qu'il est ou a été, de « ces lèvres que j'ai baisées, (de) l'enfant pauvre que j'ai été, (de) la folie de vie et d'ambition qui m'emporte à certains moments ». Il peut creuser sa solitude vers le bonheur dans l'Algérie ensoleillée pleine de senteurs et de couleurs, devant le ciel et la mer. S'arracher à ce qui a été sa vie jusque là. Aux amis du petit employé d'Alger, aux femmes qu'il a « aimées », peut-être encore plus aux femmes qui pourraient l'aimer et l'empêcher d'aller vers le bonheur qu'il a choisi. Lui qui aimait les femmes, les belles femmes, a pris conscience que le vrai bonheur ne pouvait naître que « du patient abandon de lui-même qu'il avait poursuivi et atteint avec l'aide de ce monde chaleureux qui le niait sans colère. »
Il doit même fuir « La maison devant le monde », « tout entière ouverte sur le paysage, elle était comme une nacelle suspendue dans le ciel éclatant au-dessus de la danse colorée du monde ». Mais où ce monde merveilleux n'est qu'un spectacle partagé avec ses amies, potentiellement dangereuses pour le but qu'il s'est fixé. Il doit aller plus loin, plus seul, pour être non pas devant la beauté de la nature mais pour plonger en elle comme dans la mer. Être absorbé par elle.
« Changer la vie, oui, mais non le monde dont je faisais ma divinité. » dit Camus dans la préface de l'Envers et l'endroit. Car, fondamentalement, l'homme, Mersault est libre. Ce que Camus montre par la construction du roman, comme Sartre dans son théâtre où le fait initial trouve son sens dans le dénouement. La Mort heureuse commence par un meurtre dont le sens n’apparaît que secondairement.
L'homme est libre quelle que soit sa situation. Et peut accéder au bonheur. Si les riches ont peu à faire pour le trouver : « Il suffit de reprendre le destin de tous... avec la volonté du bonheur ». Les pauvres doivent se libérer de la pauvreté : « Cette malédiction sordide et révoltante selon laquelle les pauvres finissent dans la misère la vie qu'ils ont commencée dans la misère ». Sauf à se révolter.
C'est cette liberté, cette possibilité de révolte que nient, inconsciemment, ses amis : « On le jugeait selon ce qu'il avait été. Comme un chien ne change pas de caractère, les hommes sont des chiens pour l'homme.» Et le regard, la contrainte des amantes qu'il refuse : « L'amour qu'on me porte ne m'oblige à rien. »
Et l’aventure de Mersault commence quand il décide de sortir de sa condition, employé à l'avenir tout tracé, de se libérer de la pauvreté. C'est possible pour tous car chacun est responsable de ses choix : « On ne naît pas fort, faible ou volontaire. On devient fort, on devient lucide». Formule qui vient de l'antiquité par Érasme mais qui connaîtra une certaine notoriété avec Simone de Beauvoir.
Mersault a-t-il été heureux dans sa vie ? Peut-être un bonheur dans la pauvreté partagée avec sa mère : «La pauvreté près de sa mère avait une douceur. Lorsqu'ils se retrouvaient le soir et mangeaient en silence autour de la lampe à pétrole, il y avait un bonheur secret dans cette simplicité et ce retranchement.» Mais « la pauvreté dans la solitude était une affreuse misère.» Jusque là, « il avait joué à vouloir être heureux. Jamais il ne l'avait voulu d'une volonté consciente et délibérée. Jamais jusqu'au jour... Et à partir de ce moment, à cause d'un seul geste calculé en toute lucidité, sa vie avait changé, et le bonheur lui semblait possible. Sans doute, il avait enfanté dans les douleurs cet être neuf ».
«Vous serez seul un jour» avait dit Zagreus. Seul, même avec celle qu'il a épousée, qu'il n'aime pas et pour laquelle il a de l'amitié comme il a de « l'amitié pour la nuit ». Qu'il regarde « du même regard et avec le même désir » que pour la terre. Tendu vers un bonheur dont il n'est pas certain : « Il faut que je le (heureux) sois.Avec cette nuit, cette mer et cette nuque sous mes doigts. »
Dans le roman, il y a deux morts, celle de Zagreus, celle de Mersault, laquelle est heureuse ?
Tous deux étaient pauvres. Tous deux, au même âge, prêts à tout pour échapper à cette pauvreté. Sans problème moral. Sans scrupule. L'un a été escroc. L'autre tue. Sans remord. Ce qui en fait des hommes libres de toute préoccupation matérielle. Disponibles pour la seule chose qui compte à leurs yeux, la recherche du bonheur. Zagreus reconnaît que sa vie a été un échec. Par ses jambes perdues, malgré l'argent accumulé. Il lui reste un fort attachement à une vie désormais sans espoir de bonheur. En brisant ce lien à la vie, en consentant à mourir, il donne à Mersault la possibilité de réussir là où lui a échoué. Il a raté sa vie mais d'une certaine façon, par son « sacrifice », il lui redonne un sens et réussit sa mort. Zagreus – deux fois né - renaît dans son frère, son semblable, dans le désir de solitude et de bonheur. Mais pour autant, sa mort est-elle heureuse ?
Mersault va cultiver la solitude. Il n'est pas fait pour l'amour. Il refuse l'amour. Les liens qui nuisent à la solitude. Il va les rompre, tour à tour. Tous. Avec Marthe, avec Catherine qu'il pourrait aimer, et les filles de « la maison du bonheur ». Avec ses anciens amis qui l'enferment dans le rôle immuable du petit employé. Il a des liens amicaux avec Bernard, le médecin, mais il le maintient à distance, ne le met pas dans la confidence... Il renonce même « aux belles femmes » qu'il n'estime guère mais auxquelles il est lié par la sensualité. Il se coupe de toute relation humaine. Pour entrer en communion avec la nature, les odeurs, les couleurs, la mer, le soleil.
Par les choix qu'il a faits, a-t-il trouvé le bonheur plus que Zagreus ? Quand il fait le bilan, Mersault pense sa vie, et sa mort, réussies. Parce que de tous les hommes qu'il aurait pu être, il a maintenu jusqu'au bout celui qu'il avait choisi d'être et c'est le visage de Zagreux qui apparaît, « dans sa fraternité sanglante. Celui qui avait donné la mort allait mourir. Et comme alors pour Zagreus, le regard lucide qu'il tenait sur sa vie était celui d'un homme. Jusqu'ici il avait vécu. Maintenant on pourrait parler de sa vie. De tous les hommes qu'il avait portés en lui comme chacun au commencement de cette vie, de ces êtres divers qui mêlaient leurs racines sans se confondre, il savait maintenant lequel il avait été : et ce choix que dans l'homme crée le destin il l'avait fait dans la conscience et le courage. Là était tout son bonheur de vivre et de mourir».« Et dans l'immobilité même de Zagreus en face de la mort, il retrouvait l'image secrète et dure de sa propre vie... avec elle cette certitude exaltante qu'il avait de maintenir sa conscience jusqu'au bout et de mourir les yeux ouverts ».
L’ancien patron de la DST, actuelle DGSI, invite la France à «cesser de se mêler de ce qui ne nous regarde pas» et à «se faire plus respectueuse des autres pays souverains». Dans cette interview exclusive qu’il a accordée à Algeriepatriotique, Yves Bonnet estime qu’en dehors d’une amélioration de la relation personnelle entre les deux présidents Macron et Tebboune, le bilan de la visite que le pensionnaire de l’Elysée a effectuée en Algérie «reste médiocre».
Algeriepatriotique : La visite de Macron en Algérie a fait couler beaucoup d’encre, les uns considérant qu’elle a été couronnée de succès, quand d’autres estiment que c’est au mieux un «non-événement» au pire un «fiasco». Quelle est votre analyse sur ce déplacement ?
Yves Bonnet : Le déplacement de M. Macron en Algérie est probablement motivé par deux ordres de considérations : l’attente permanente d’une clarification des relations attendues entre deux Etats dont les intérêts s’entrecroisent sur les plans humain, économique et politique, qui doit être précédée d’un travail diplomatique et politique bilatéral plus ou moins intense, selon le niveau des demandes réciproques et l’opportunité d’obtenir des livraisons de gaz plus importantes. Je suis enclin à considérer que cette dernière considération prime sur la première, compte tenu de l’annonce tardive, voire inopinée du déplacement. Si tel est le cas, en dehors d’une amélioration de la relation personnelle entre les deux présidents, le bilan reste médiocre.
Les relations entre l’Algérie et la France «sont tout sauf banales», a affirmé le président de la Fondation de l’islam de France à notre site. Comment jugez-vous ces relations ?
Je suis d’accord sur le fait que les relations entre nos deux pays sont tout sauf banales. Je plaide depuis toujours pour un concordat qui poserait des règles exceptionnelles de relations comme la suppression de l’obligation du visa pour des professions entières : hommes de loi, médecins et personnels de santé, fonctionnaires de niveau A, entrepreneurs inscrits dans une chambre franco-algérienne, professions artistiques, ONG agréées dans les deux pays. Par ailleurs, un office de la jeunesse franco-algérien serait le bienvenu. Le tout enserré dans un cadre permanent.
Le président Macron alterne entre déclarations lénifiantes et propos suscitant la colère d’Alger. Agit-il ainsi par maladresse et excès de volubilité sans préparation préalable de ses discours ou par calcul politicien, selon vous ?
Je ne peux évidemment pas me prononcer sur les raisons qui poussent le président [Macron] à souffler alternativement le chaud et le froid sur les relations franco-algériennes. En revanche, je peux attester de ce qu’il est coutumier d’«allers et retours» de sa pensée sur nombre de sujets. Par exemple, en fermant une centrale nucléaire et en décidant de la réduction de la fourniture d’électricité nucléaire puis en revenant précipitamment sur ses décisions, en demandant la réouverture des centrales mises hors circuit. Manifestement, sa pensée n’est pas fixée et il oscille sur de nombreux sujets entre propos et prises de position contradictoire. C’est même une marque de son process intellectuel.
Comment voyez-vous les relations entre nos deux pays à l’avenir ? Chemine-t-on vers le règlement du contentieux historique ou celui-ci risque de durer encore longtemps ?
Personnellement, non.
L’Algérie réclame l’extradition d’un certain nombre d’activistes dont elle juge qu’ils portent atteinte à la sécurité et à la stabilité de l’Algérie à partir du territoire français. Macron pourrait-il répondre positivement à cette demande contre de la sauvegarde des intérêts français bousculés en Algérie ou se servira-t-il de ces éléments comme moyen de pression, d’après vous ?
L’approche mémorielle de la relation franco-algérienne n’est qu’une manière d’éluder les vrais problèmes, comme la coopération militaire, les échanges au niveau de la recherche médicale, agronomique, scientifique et technique, la gestion des ressources en eau, la concertation diplomatique et tous les sujets que nous impose l’existence d’une communauté algérienne forte de plusieurs millions de personnes. Je regrette de n’avoir jamais senti le grand vent d’une coopération concrète entre nous.
La décision de réduire le nombre de visas accordés aux Algériens comme mesure de rétorsion pour forcer le gouvernement algérien à établir les laissez-passer consulaires aux sans-papiers vous semble-t-elle judicieuse ? Qu’a-t-elle apporté à la France dans ce dossier ?
Nous sommes confrontés aux mêmes menaces et nous devons leur répondre en totale concertation, allant jusqu’à la remise à l’Algérie des indésirables qui abusent de nos lois. J’ai dit plus haut ce que je pense de la politique des visas. Ces propositions ne sont pas nouvelles, je les ai soumises en leur temps à Gaston Defferre [ministre de l’Intérieur sous Mitterrand, entre 1981 et 1984, ndlr]. J’ai seulement oublié les journalistes qui doivent évidemment pouvoir se déplacer sans restrictions.
Un imam marocain est en fuite après un imbroglio politico-judiciaire qui s’est soldé par une décision autorisant son expulsion. Entretemps, le Maroc s’est ravisé et a annulé le laissez-passer consulaire. Comment expliquez-vous la volte-face marocaine ?
Je ne l’explique pas.
Cette affaire a sérieusement éclaboussé le gouvernement Borne et le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin dont l’autorité est remise en cause. Quelle sont les suites possibles à ce feuilleton de l’été ?
Je n’accablerai pas le gouvernement car au sujet de la triche, c’est souvent le tricheur qui gagne et l’imam en question joue avec nous depuis toujours. Il aurait fallu l’expulser quand il a refusé la nationalité française, mais M. Darmanin n’était pas né à la vie politique.
Quelles sont les suites possibles à ce feuilleton ? Que peut la France face à ce dilemme, ni ne pouvant emprisonner le prédicateur marocain fugitif, car n’ayant commis aucun acte criminel, ni le laisser en liberté car véhiculant un discours jugé antirépublicain et complotiste ?
Il est difficile de répondre à cette question, par ailleurs pertinente, car c’est une partie à trois, au moins, entre l’intéressé, la France et le Maroc.
La France traverse une période à tout le moins difficile depuis la survenance de la pandémie du Covid-19 jusqu’au déclenchement de la guerre en Ukraine. Comment jugez-vous les décisions du gouvernement français par rapport à ces deux crises, pensez-vous qu’il porte une responsabilité dans l’état actuel de la France en proie à une grande précarité énergétique et à l’érosion du pouvoir d’achat ?
J’appartiens à l’opposition au président et à son gouvernement. En conséquence, je m’inscris en faux contre leur politique mondialiste destructrice de nos services publics, de notre système éducatif, de notre politique énergétique et alignée sur Bruxelles. Leur responsabilité dans l’état actuel de la France, qui est – soyons gentils – préoccupant, est évidemment écrasante. D’une manière générale, la France devrait se faire plus respectueuse des autres pays souverains et cesser de se mêler de ce qui ne nous
Il y'a quelque chose de plus fort que la mort : c'est la présence des absents dans la mémoire des vivants et la transmission, à ceux qui ne sont pas encore, du nom, de la gloire, de la puissance et de l'allégresse de ceux qui ne sont plus, mais qui vivent à jamais dans l'esprit et dans le cœur de ceux qui se souviennent». Jean d'Ormesson (1925-2017), académicien, journaliste et philosophe français
Il y'a du tragique quand un supposé maitre des horloges perd la notion de temps en prétendant vouloir regarder un passé lointain en face. Il est vrai, il est loin de ses terres ; il est sur une terre de braves qui mettrait les plus téméraires mal à l'aise. Il y a, ensuite, de l'ubuesque lorsque l'agresseur, fut-il au passé, donne des leçons de bon voisinage, de coopération et de respect mutuel à l'agressé. Il y a, enfin, du peu honnête, lorsqu'on esquive la seule et unique question qui attend réponse depuis déjà très longtemps et qu'on parle, invariablement, de tout autre sujet avec aisance et abondance.
Le Président Français, Emmanuel Macron, a effectué, la semaine passée, une visite au pays des martyrs, que l'Elysée, pour des raisons inavouables, s'empressait à qualifier de visite officielle et non d'Etat. Je n'attendais personnellement pas beaucoup de cette visite, les experts de tous bords savent pertinemment qu'Emmanuel Macron, Jupitérien qu'il est, n'est pas genre à descendre de son nuage, et de traiter avec autrui d'égal à égal, il ne le fait pas avec ses compatriotes, il n'y a aucune raison qu'il le fasse avec nous autres Algériens.
La visite de Macron, même si elle reste décriée par une partie de l'opinion française, est mue, principalement mais pas uniquement, par deux dossiers que sont l'énergie et le rapatriement des Algériens.
Pour l'énergie et même s'il s'attarde, maladroitement, pour faire croire que la France n'a pas besoin de gaz Algérien, puisque la part du gaz dans son mix énergétique est à peine de 10% et que la part du gaz Algérien ne dépasse pas le 8%. Ce qu'il n'avoue pas, par contre, c'est que pour son mix énergétique, compte tenu de l'état des centrales nucléaires françaises, dont 31 sur 56 en arrêt, il a besoin d'électricité qu'il compte puiser de l'Allemagne qui, à son tour, a besoin de gaz. Il veut du gaz pour le troquer contre de l'électricité Allemande.
Concernant le rapatriement au pays des Algériens de France et en prévision de Paris 2024, surtout mais pas seulement, Monsieur Macron voudrait avoir l'appui de l'Algérie pour accepter le rapatriement des Algériens coupables de crimes et délits en France, qui, plus est, consacre le retour triomphal de la double peine.
En retour, il a peut-être quelque chose à proposer : ceux à qui la France offre une tribune pour dénigrer le pays ou mieux encore, ceux qui sont dans tout l'espace Européen. Il est connu pour être très persuasif Monsieur Macron.
Je retiens, comme certains de mes compatriotes, peut-être ai-je tort, quelques passages, lourds de sens, soigneusement préparés par Monsieur Macron et savamment scénarisés devant les caméras.
Il y'a d'abord, la fameuse formule tendant à flatter l'égo des Algériens et titiller leur fibre révolutionnaire pour la liberté des peuples à disposer d'eux même et la sacralité du principe de non-agression, en affirmant que le peuple Algérien n'accepterait pas une guerre, injuste selon lui, comme celle de la Russie contre l'Ukraine. Les Algériens n'ont pas besoin d'être aiguillés pour décider de la lecture des évènements de ce monde ; ils sont connus pour être constants et cohérents et pratiquent peu ou pas du tout le jeu de bascule auquel s'adonnent à souhait d'autres.
Il y'a ensuite, ses propos sur la question mémorielle « Nous sommes sommés en permanence de choisir entre fierté et repentance. Je veux la vérité et la reconnaissance ».
Monsieur Macron oppose fierté et repentance, comme pour dire, fière qu'il est, qu'il n'est pas question, ou qu'il n'est plus question, de repentance. Quand il dit vouloir la vérité je ne pense pas qu'il veuille opposer la vérité au mensonge de la France, il est le Président Français en exercice. Quand il évoque la reconnaissance je ne pense également pas qu'il veuille dire la reconnaissance de la France envers l'Algérie pour ses richesses spoliées pendant plus d'un siècle, ou dans un autre sens, la reconnaissance de la France des crimes atroces commis, pendant des décennies, contre le peuple Algérien, contre son identité, ses croyances et sa culture.
Quand Monsieur Macron évoque « Une histoire d'amour qui a sa part de tragique ». Il s'adonne avec une légèreté impardonnable à une sorte de parallèle qu'il est le seul à voir, il n'y a ni du tragique dans l'amour, ni de l'amour dans le tragique. Il nous présente, en fait, une sorte de mélange entre les syndromes de Stockholm et celui de lima où, globalement, l'agresseur et l'agressé se prennent en sympathie. Les français ont peut-être aimé le pays, ils ont surement aimé l'Algérie, mais en cela point de blâme, point de remontrances, qui n'aimerait pas le pays du miel et du lait, qui n'aimerait pas l'Algérie ! mais, ils n'ont jamais aimé ses enfants, ils n'ont jamais accepté ses maitres. Les algériens, eux, ont aimé des français. Ils ont bien aimé Maurice Audin, Henri maillot, Fernand Iveton ou encore Pierre Vidal Naquet (historien de métier et de vocation). Ils ont beaucoup aimé Claudine Chaulet, Raymonde Peschard dite Taous ainsi que d'autres, moins connues, en les personnes de Reine Raffini ou Jocelyne chatain. Mais les algériens, contrairement à ce que voudraient faire croire beaucoup, n'ont jamais aimé la France au point de vouloir se l'approprier.
Quand il parle du dossier de l'immigration, au lieu de rassurer les Algériens, qu'il prétend considérer comme des amis, sur la mise en place de procédures transparentes et équitables dans ce sens, qui tiennent compte de l'histoire des deux pays, des accords actés toujours en cours, des liens tissés à travers le temps et des intérêts partagés entre les deux communautés, Monsieur Macron parle d'immigration choisie et cite les artistes, les sportifs, les chercheurs et autres. Il veut troquer les meilleurs grâce à leur pays contre les médiocres à cause de la France.
Lorsqu'il annonce, enfin, la création d'une commission mixte d'historiens pour, entend-on, aplanir les dissensions et affronter avec courage le passé, il oublie, sciemment, que la censure, ne peut rien contre l'histoire, les historiens ne travaillent pas à la carte, n'historient pas à la demande. Et ce n'est pas des historiens, même brillants, installés comme des fonctionnaires, qui viendraient à bout d'un phénomène sociologique nourri par une histoire douloureuse qui revient sans cesse à l'imaginaire collectif même chez ceux qui ne l'ont jamais connu. Il est ici question de transmission transgénérationnelle, où une génération devient dépositaire, consciemment, d'une souffrance qui ne lui est pas infligée directement mais dont elle révèle l'existence, la persistance et des fois, compte tenu de circonstances présentes, même l'amplification. Là aussi il veut troquer la vérité du moment par une supposée vérité à venir.
Vous pouvez, Monsieur le Président, malgré vous peut-être, vous montrer orgueilleux, vous pouvez vous montrer condescendant, les français eux même vous dépeignent et trouvent ainsi, mais eux ils peuvent et doivent vous accepter, ils vous ont élu puis réélu, pas le peuple Algérien.
Alors que la logique des armes continue de l’emporter, la Russie cherche à ôter à l’Ukraine toute valeur stratégique. La perspective d’une annexion de nouveaux territoires par Moscou amenuise encore l’espoir d’une trêve négociée entre les belligérants. De leur côté, les alliés occidentaux de Kiev restent flous sur leurs objectifs et sans solution de sortie de la crise.
rès de six mois après le déclenchement par le Kremlin de l’invasion de l’Ukraine, son « opération spéciale » s’est enkystée le long d’une ligne de front qui s’étend des faubourgs de Kharkov, à l’est, aux steppes des rives ukrainiennes de la mer Noire avec le Donbass pour épicentre des combats. Alors que la logique des armes l’emporte, la perspective d’une fin des hostilités paraît lointaine. Car, depuis le sommet d’Istanbul du 29 mars qui a vu les négociateurs russes et ukrainiens se réunir autour d’un projet de traité de paix, le volet diplomatique de la crise est au point mort et les positions se sont durcies.
Lorsque les deux parties se retrouvent à Istanbul le 29 mars, Moscou aborde le sommet avec des attentes maximales qui ont été formulées lors d’une rencontre préparatoire le 10 mars, dans la station balnéaire turque d’Antalya. Afin de conclure un cessez-le-feu, le Kremlin attend de l’Ukraine qu’elle reconnaisse la souveraineté de la Russie sur la Crimée ainsi que l’indépendance des deux républiques populaires autoproclamées de Lougansk et de Donetsk, que M. Vladimir Poutine a formellement reconnues le 21 février au terme d’une longue allocution télévisée. En outre, Kiev doit abandonner toute ambition d’intégrer l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) et donc se conformer à un statut « hors bloc », ce qui nécessiterait une modification de la Constitution ukrainienne, où sont gravées les aspirations euro-atlantiques de Kiev. La Russie réclame également l’interdiction des partis, organisations, et sociétés ultra-nationalistes et « néo-nazis », ainsi que l’abrogation des lois qui glorifient des figures historiques considérées comme litigieuses par le Kremlin. Enfin, la langue russe doit être reconnue comme seconde langue d’État. En résumé : Moscou attend une capitulation de l’Ukraine. De son côté, Kiev exige l’arrêt immédiat des combats, et le retrait des forces russes de tout le territoire ukrainien, Crimée comprise.
À Istanbul, les pourparlers russo-ukrainiens durent trois heures. La délégation russe en sort optimiste. Et pour cause : la partie ukrainienne lui a remis un document de travail en dix points qui entérine une forme de neutralité armée. Le président Volodymyr Zelensky ayant constaté amèrement ne pouvoir compter sur l’implication militaire directe de l’OTAN, encore moins sur une adhésion à brève échéance à l’Alliance atlantique, Kiev se dit prêt à adopter un « statut hors bloc et non nucléaire ». L’Ukraine s’engage en outre à n’accueillir ni bases, ni troupes étrangères de manière permanente sur son sol. En contrepartie, elle exige cependant des « garanties de sécurité internationales ». Selon le point 1, celles-ci peuvent lui être apportées par les États membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies (y compris la Russie donc), auxquels pourraient s’ajouter la Turquie, l’Allemagne, le Canada, l’Italie, la Pologne et Israël. Ces garanties ne s’appliquent ni à la Crimée, ni au Donbass (point 2), afin que les potentiels pays garants ne soient pas dissuadés d’assumer ce rôle qui les placerait sur une trajectoire de confrontation avec la Russie.
Concessions insuffisantes
Un flou subsiste sur ce que recouvre la notion de garantie de sécurité. L’Ukraine ne chercherait-elle pas à forger une clause de responsabilité collective et, en somme, à obtenir l’engagement d’une riposte militaire automatique à toute hypothétique agression, comparable à l’article 5 de la Charte de l’Atlantique de l’OTAN ? Car ces garanties imaginées par Kiev doivent permettre, en cas d’« agression ou d’attaque armée contre l’Ukraine », la mise en œuvre d’une série de mesures individuelles ou communes décidées par les garants, y compris « la livraison d’armements et le recours à la force armée » (point 4). Le texte pose d’autres problèmes pour la partie russe. Le point 7 porte sur la tenue d’un référendum afin de faire approuver par les Ukrainiens les dispositions de l’accord. Mais qu’adviendrait-il en cas de rejet du texte ? Enfin, le point 8 prévoit de faire de la Crimée un objet de discussion entre les deux parties pendant une quinzaine d’années : pour Moscou, le sujet est clos depuis l’annexion de la péninsule au printemps 2014.
Vu du Kremlin, les concessions de Kiev sont insuffisantes. Or, la délégation ukrainienne est désavouée lorsque le massacre de Boutcha est découvert quelques jours plus tard. À Moscou comme à Kiev, le parti de la guerre l’emporte et, à compter du début du mois d’avril, la dynamique diplomatique s’enraye. Côté russe, on invoque l’influence des « curateurs britanniques et américains » qui auraient intimé à M. Zelensky de ne rien signer et de privilégier l’option militaire. Côté ukrainien, on dénonce le « langage de l’ultimatum » adopté par la partie russe. Au lendemain d’Istanbul, les négociateurs ne vont plus se rencontrer qu’en ligne, au niveau des sous-groupes, pour préparer les échanges sporadiques de prisonniers et de corps, et mettre en place des corridors humanitaires.
Sur les fronts
Cécile Marin
Depuis, la guerre est entrée dans une nouvelle phase. S’exprimant le 30 juin à Achkhabat, au Turkménistan, M. Poutine affirmait que « l’opération spéciale continuera jusqu’à la libération totale du Donbass et l’établissement de conditions sécuritaires idoines pour la Russie », sans limite de temps, afin de ne pas créer une attente au sein de l’opinion publique. La stratégie russe consiste à privilégier un axe de progression sur la ligne de front, et à y concentrer les efforts militaires. En parallèle, des bombardements sont menés dans la profondeur du territoire ukrainien, contre des objectifs militaires et des infrastructures en vue d’épuiser les ressources économiques et le moral du pays. La combinaison de ces actions doit permettre de rogner du territoire à l’Ukraine, avec pour but de créer les conditions qui in fine amèneront le pouvoir ukrainien à cesser le combat et à ouvrir des négociations selon les conditions fixées par la Russie. Si celles-ci ne s’engagent pas ou échouent à l’issue de la conquête du Donbass, Moscou pourrait s’engager dans une nouvelle phase militaire, dont l’objectif serait la prise de contrôle des côtes ukrainiennes de la mer Noire, à commencer par Mykolaïv, port fluvial situé à l’embouchure du Boug. Autre axe possible pour de nouvelles opérations militaires : compléter la conquête de la région de Zaporijia. Ce scénario a été évoqué le 22 avril par un responsable militaire russe qui rappelait l’objectif que constitue l’établissement d’un corridor terrestre entre la Russie et la Transnistrie (1). Bien qu’il paraisse difficile à mettre en œuvre en l’état actuel du rapport de forces, la réalisation de ce scénario ne laisserait subsister qu’un État ukrainien enclavé, qui ne serait plus maître du débouché du Dniepr sur la mer Noire.
Côté ukrainien, la stratégie consiste à épuiser les ressources militaires russes en opposant une résistance dans le Donbass et en évitant, dans la mesure du possible, que celui-ci ne tombe entièrement aux mains de la Russie. La chute de Lissitchansk début juillet a toutefois permis aux forces russes et prorusses de parachever la conquête de la région de Lougansk. Échappe à leur contrôle à ce jour un peu moins de la moitié de l’oblast de Donetsk, dont les villes de Bakhmout, Slaviansk et Kramatorsk. Parallèlement, l’afflux et l’accumulation de matériels militaires occidentaux — dont des canons Caesar livrés par la France, des lance-roquettes multiples américains Himars, et des obusiers allemands PzH 2000 — doivent permettre de préparer une contre-offensive attendue sur Kherson. Annoncée dès le printemps par M. Alexeï Arestovitch, principal communicant ukrainien, pour la fin de l’été, celle-ci semble cependant avoir été repoussée. Quel que soit son objectif, Kiev a politiquement besoin que cette contre-offensive soit victorieuse afin de montrer à son opinion publique et aux Occidentaux que la victoire est possible, et que les efforts financiers et militaires ne sont pas vains. Ce facteur est d’autant plus important à l’approche de l’hiver, alors que le coût des sanctions se fait de plus en plus sentir en Europe. Enfin, le but de toute négociation pour les Ukrainiens reste de forcer Moscou à retirer ses troupes jusqu’aux positions qu’elles occupaient le 24 février, avec des concessions minimales comme l’acceptation d’un statut de neutralité armée en échange de garanties de sécurité.
Édifier une « barrière orientale »
À ce jour, aucun des belligérants ne veut d’un cessez-le-feu. S’il paraissait encore possible fin mars à Istanbul d’obtenir un retrait des troupes russes des régions de Kherson et de Zaporijia en contrepartie de concessions ukrainiennes, il semble désormais illusoire que la Russie restitue ces territoires. L’option de la création de « républiques populaires » semble abandonnée dans la mesure où, pour le Kremlin, ce « modèle » s’est avéré être un échec, Kiev n’ayant jamais appliqué les accords de Minsk qui prévoyaient une réintégration dans un nouveau cadre fédéral. Le processus d’absorption a déjà débuté sous la houlette de M. Sergueï Kirienko, responsable de la politique intérieure au sein de l’administration présidentielle, qui s’est rendu à plusieurs reprises au cours du printemps et de l’été dans les territoires ukrainiens sous contrôle russe. Le rouble a cours dans ces régions depuis la fin du mois de mai, tandis que la procédure d’octroi de passeports russes à la population a été simplifiée par décret présidentiel. Au moment où ces lignes sont écrites, les préparatifs sont en cours en vue de la tenue dans ces deux régions d’un référendum, vraisemblablement à l’automne, possiblement dès le 11 septembre, date à laquelle doivent se tenir de nombreux scrutins en Russie.
Côté Donbass, une délégation russe a visité le 12 août la région de Lougansk afin de préparer le scrutin relatif au rattachement à la Russie. En revanche, dans les régions de Donetsk et de Kharkov, contrôlées de manière incomplète par les forces russes, l’organisation d’un référendum paraît, à ce stade, prématurée. Si ces régions sont absorbées par la Russie, qu’adviendra-t-il ensuite en cas de frappes ukrainiennes contre elles ? Moscou a déjà fait savoir que toute utilisation de l’artillerie occidentale contre des territoires russes ou considérés comme tels par le Kremlin entraînera des frappes contre des centres ukrainiens de décision (le Parlement ou le palais présidentiel par exemple), jusqu’à présent épargnés.
L’évolution du conflit dépend en large partie de l’arrière du front. Convaincus tous deux d’être du bon côté de l’histoire, les belligérants estiment aussi que le temps joue en leur faveur. Mais pour combien de temps ? Les Ukrainiens comptent tout autant sur la manifestation de l’effet des sanctions qui se sont empilées sur la Russie depuis le 24 février que sur de nouvelles livraisons d’armes. Moscou, de son côté, table sur un effondrement économique, voire une implosion politique de l’Ukraine, ainsi qu’une érosion du soutien financier occidental. Sur fond d’inflation galopante en Europe, conséquence des embargos occidentaux, Moscou n’hésite plus à aggraver la pénurie, en adoptant des mesures restrictives sur ses exportations de gaz en Europe, via notamment le gazoduc Nord Stream 1 en mer Baltique. De leur côté, les Ukrainiens ont vivement interpellé les Allemands sur la lenteur dans le déblocage des aides économique et militaire promises (2). Car, si M. Zelensky affirmait en avril que son pays avait besoin de 7 milliards de dollars (6,75 milliards d’euros) par mois pour fonctionner (3), son conseiller économique, M. Oleg Oustenko, indiquait en juillet que c’était désormais de 9 milliards dont il avait besoin (8,9 milliards d’euros) (4).
Histoire du territoire
C. M.
La Rous de Kiev est une confédération de principautés fondée au IXe siècle. Son centre de gravité se déplace vers les régions périphériques au XIIe siècle. En 1240, sa partie nord-est, dans l’actuelle Russie, passe sous la domination mongole, ce qui met fin à l’histoire commune des Slaves orientaux.
En 1654, les Cosaques forment un proto-État, l’Hetmanat zaporogue, qui s’allie avec la Russie pour lutter contre leur tutelle polonaise. La guerre s’achève en 1667 par le partage de cet embryon d’État ukrainien entre les deux puissances rivales. À la fin du XVIIIe siècle, Catherine II poursuit l’expansion russe vers l’ouest et le sud.
Durant la guerre civile, les bolcheviks combattent les indépendantistes ukrainiens, tout en cherchant à répondre aux revendications nationales de la population. L’Ukraine devient en 1922 une République socialiste soviétique, cofondatrice de l’URSS avec la Biélorussie. Le nouvel État encourage d’abord la langue ukrainienne et la promotion de cadres locaux, avant le virage répressif des années 1930.
Poursuivre sur la voie de l’affrontement armé constitue aujourd’hui le scénario de base pour la Russie, qui percevait ce conflit comme inéluctable. Frappé de sanctions et convaincu qu’elles resteront en vigueur quoi qu’il advienne selon une logique de guerre économique livrée par l’Occident à la Russie, le Kremlin estime certainement qu’il n’a rien à gagner à arrêter les opérations à ce stade du conflit. En Ukraine, le parti de la guerre pense probablement qu’il est possible de revenir à l’état de confrontation quasi ouverte qui a prévalu entre 2014 et 2022 avec le voisin russe, avec des garanties de sécurité en plus. À Kiev comme à Moscou, personne ne semble aujourd’hui accessible à l’idée d’une paix bâtie sur des concessions négociées. Les belligérants tablent davantage sur une paix imposée par les armes, malgré le risque d’instabilité et de revanche qu’elle comporte, afin de mettre un terme à ce conflit selon des modalités qu’ils estiment favorables à leurs intérêts : intégrité territoriale et sécurité pour Kiev, neutralisation de l’Ukraine et sécurité également pour Moscou.
Jusqu’où les objectifs de guerre de Kiev coïncident-ils avec ceux des pays de l’OTAN qui lui apportent une aide militaire, sans laquelle l’Ukraine n’aurait a priori pas pu résister jusqu’à présent ? L’aide financière et militaire apportée par les Occidentaux vise à éviter un effondrement de l’armée et du pouvoir ukrainiens. Mais quel est l’état final recherché ? Tandis que la Maison Blanche laissait entendre, avant d’être reprise par le département d’État, qu’il s’agissait de provoquer un changement de régime en Russie (5), le Pentagone explique qu’il souhaite voir la puissance russe consumée sur le champ de bataille ukrainien (6). Le Royaume-Uni cherche quant à lui à édifier une « barrière orientale », de la mer du Nord à la mer Noire, afin de contenir la Russie, renouant ainsi avec les canons du balance of power qui structure des siècles de diplomatie britannique à l’égard du Vieux Continent (7). Les Européens sont divisés entre les pays d’Europe orientale souhaitant une fermeté inébranlable à l’égard de Moscou, et des États de la « vieille Europe » — dont la France —, plus enclins à ne pas « acculer » la Russie. Une chose est certaine : le règlement du conflit ukrainien constituera une étape vers l’établissement d’un nouvel ordre sécuritaire en Europe, et cet ordre est déjà en gestation.
Igor Delanoë
Directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe, docteur en histoire. (1) Kommersant, Moscou, 22 avril 2022.
(2) « EU stalls on Ukraine aid as fears spike of gas crisis at home », Bloomberg, 14 juillet 2022.
(3) « Zelenskiy says Ukraine needs $7 billion per month to make up for economic losses caused by invasion », Reuters, 22 avril 2022.
(4) « Allies sound alarm over plight of Ukraine’s public finances », Financial Times, Londres, 13 juillet 2022.
(5) « Biden says he is not calling for regime change in Russia », Reuters, 28 mars 2022.
(6) « US wants Russian military “weakened” from Ukraine invasion, Austin says », The Washington Post, 25 avril 2022.
(7) « Boris Johnson is using Ukraine crisis to launch a British comeback in Europe », The Guardian, Londres, 15 mai 2022.
Il y a 30 ans, la Casbah d’Alger entrait au patrimoine mondial de l’UNESCO. Malgré les millions de dollars engloutis pour sa restauration, la vieille ville s’effrite chaque jour un peu plus, malgré des opérations de restauration ponctuelles décidées par les autorités.
Un immeuble, dont une des façades était recouverte de mosaïque, tombe en ruines, dans la Casbah d’Alger (AFP/Ryad Kramdi)
Classée au patrimoine mondial de l’humanité en 1992 par l’UNESCO, la Casbah d’Alger voit ses habitations, construites pour la majorité durant la présence ottomane, tomber en ruine l’une après l’autre malgré les tentatives déployées par les autorités pour restaurer quelques édifices.
Debout face à une porte fermée, Mohamed regarde le temps passer. Employé d’une entreprise publique qui ne le paie plus depuis neuf mois, cet homme de 56 ans garde le palais Hassan-Pacha, l’un des plus prestigieux édifices historiques que compte la Casbah.
Entouré de sacs de détritus, d’amas de gravier et de déchets de chantier, il tue le temps en discutant avec des voisins. Il veille sur un chantier fantôme, car depuis plus de neuf mois, les travaux de restauration de ce monument, classé monument national protégé, sont tout simplement à l’arrêt.
La Casbah d’Alger, une cité à l’agonie que plus rien ne peut réanimer
L’entreprise de réalisation des travaux n’est plus en mesure d’honorer ses engagements, notamment vis-à-vis de ses employés, qui ne sont plus rémunérés depuis quatorze mois.
Aujourd’hui, les ouvriers et autres ingénieurs « pointent ici chaque matin et repartent », rapporte-t-il calmement à Middle East Eye, devant la porte d’entrée en bois massif ramené d’Alep, impeccablement sculptée, aux ornements en fer forgé et en marbre.
Pourtant, la restauration de ce palais de deux étages avec patio intérieur construit au XVIIIe siècle par Hassan Pacha, le dernier dey d’Alger avant la colonisation française, est achevée à hauteur de 65 %, selon un employé trouvé sur place. La façade extérieure est désormais totalement refaite à la chaux.
Pour réhabiliter les murs, exposés à l’usure du temps et aux éléments, les responsables n’ont pas lésiné sur les moyens : de la chaux et du sable ont été acheminés du Sahara pour reproduire le ravalement d’origine. Mais aujourd’hui, le chantier est à l’abandon.
Éviter l’effondrement
À quelques pas de là, quelques édifices ont été restaurés : c’est le cas de la mosquée Ketchaoua, construite au XVIe siècle et mitoyenne du palais. Elle a été totalement réhabilitée grâce à des financements turcs. En face, le palais Dar Aziza a également retrouvé sa belle allure, tout comme un autre édifice situé à proximité, sur la rue Mohamed-Akli-Mellah.
Des bâtiments faisant partie de la citadelle d’Alger, située sur les hauteurs de la vieille ville, sont également en pleine restauration, tout comme la mosquée Ali-Bitchin, bâtie à la lisière de la ville coloniale.
Mais à quelques encâblures de là, le décor est tout autre.
À trois bâtisses de cette mosquée, éclatante de peinture blanche, un bâtiment ne tient que grâce aux étais et madriers posés depuis plus de vingt ans pour éviter son effondrement.
Sous ces appuis de fortune, un groupe d’hommes fait la queue pour acheter des gâteaux traditionnels.
À quelques mètres, au 10 impasse Askri-Ali, le bruit des casseroles et des discussions de femmes préparant le repas sortent d’une maisonnette soutenue par de grosses poutres en bois posées par les autorités pour éviter davantage de dégâts sur des maisons construites en briques rouges, cimentées par de l’argile et portées par des poutres en bois massif pourri.
Sur le toit de cette maison, flotte le drapeau algérien qui orne la terrasse du Musée des arts et traditions populaires, dont la bâtisse est partiellement restaurée.
Rénovation de la Casbah d'Alger : sous les pavés, la polémique
Quelques jours plus tôt, nous nous sommes rendus sur les hauteurs de la vieille ville. Rue Mokrane-Yacef, le musée Ali-la-Pointe, du nom d’un combattant tué en octobre 1957 dans ce même endroit, est désert. Debout face à une vieille maison bien entretenue, Abderrahmane, sexagénaire, fait partie d’une des familles les plus connues du quartier.
Il est le cousin de Yacef Saadi, le dirigeant du Front de libération nationale (FLN) dans la Casbah durant la « bataille d’Alger » en 1957.
La maison familiale a été restaurée par « nos moyens », affirme-t-il à MEE. Il en serait de même pour les quelques maisons encore habitables dans le quartier.
« Je ne vois pas de chantier dans les environs », répond-il spontanément lorsqu’on lui demande où se trouvent les maisonnettes typiques de la Casbah en reconstruction.
« Illusion »
En remontant les rues de la vieille ville, on croise de jeunes touristes en train de prendre des selfies dans la rue des Frères-Boudries.
Au-delà de ces ruelles qui ne captent les rayons du soleil que quelques heures par jour, c’est la désolation. La rue Mohamed-Amokrane est désormais fermée par l’amas de briques tombées après l’effondrement d’une maison.
C’est au n°10 qu’habite Amar. Ce sexagénaire, artiste décorateur avant de prendre sa retraite, se plaint de devoir monter de la basse ville jusqu’à ses hauteurs – ce qui représente beaucoup de marches – parce que contrairement à la majorité de ses anciens voisins, il n’a pu obtenir un nouveau logement.
« Il n’y a aucune restauration », affirme-t-il à MEE en esquissant un sourire moqueur.
En effet, la rue Saïd-Kadri, située à une dizaine de mètres de chez lui, offre un triste tableau de maisons en ruine. D’autres habitations sont réduites à de simples blocs en brique rouge, témoins d’une vie passée, tandis que les plus chanceuses sont soutenues par des madriers.
Mais contrairement à la Basse-Casbah, la majorité des habitants de ces maisons sont quasiment tous partis. Seules quelques familles et des squatteurs restent encore sous des toits souvent fragiles.
Face à cette situation, les militants et les scientifiques s’alarment. « La Casbah s’effrite sous nos yeux », se désole Nourreddine Louhal, journaliste spécialiste de la vieille ville. Pour lui, « il est impossible que la cité ottomane retrouve son lustre d’antan ».
« Restaurer la médina abîmée par les incivilités de l’homme et les affres du temps relève maintenant de l’illusion », dit-il, résigné, à MEE.
« Quand on déambule à l’intérieur du site de la Casbah, on est effarés par le nombre impressionnant de maisons dont les murs sont fissurés et qui menacent de tomber en ruine. On ne parle plus de travaux sur l’ensemble du site historique », se désole l’historien Abderrahmane Khelifa dans une récente interview au quotidien Liberté.
Pour lui, « le nombre de maisons diminue inexorablement » et « le site historique se dégrade à vue d’œil ».
Malgré ce constat, les officiels continuent d’affirmer que le projet de restauration de la Casbah se déroule normalement. Un responsable de la wilaya (préfecture) d’Alger, en charge de la restauration de la ville ottomane, s’est félicité d’avoir « atteint 65 % de taux de restauration » de ce secteur conservé qui s’étend sur 105 hectares.
Les responsables ont même énuméré les chantiers déjà achevés, le taux d’avancement d’autres travaux et des « études techniques » portant sur d’autres projets de restauration.
Le projet de restauration « permanente » de la Casbah a démarré initialement en 2008 avec un budget annuel de près de 40 millions de dinars (environs 300 000 dollars), entre études et travaux d’urgence. En 2012, un Plan permanent de sauvegarde et de valorisation (PPSMV) a été approuvé par le gouvernement, avec une enveloppe financière initiale de 26 milliards de dinars (environ 2 millions de dollars).
Depuis, des opérations ponctuelles sont ordonnées, notamment par la wilaya d’Alger.
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